L’idée de laïcité est récente et il peut sembler singulier, au premier abord, de s’y intéresser pour des périodes historiques en deçà de la fin du XIXe siècle. Mais, s’il est incontestable que le concept de laïcité est moderne et ne fait jour qu’à la période contemporaine, la question prégnante du « vivre ensemble » en revanche nous ramène davantage aux origines et à l’histoire car toutes les sociétés se trouvent confrontées à cette question dès lors qu’elles créent du lien social et qu’elles s’inscrivent dans des relations d’autorité et de sujétion. L’histoire de la recherche d’une solution laïque, en réponse aux problèmes inhérents à l’enchâssement du politique et du religieux, est à la fois complexe et tourmentée. Le raisonnement laïque n’a pas avancé au gré de l’histoire d’un pas toujours assuré pour déboucher, à l’issue d’un continuum aussi linéaire qu’inéluctable, sur la mise en œuvre de la laïcité. Pour qui veut y regarder de plus près, cette histoire révèle des flux et des reflux et une progression faite par « paliers de laïcisation », lesquels sont souvent contrariés par des remises en causes et de soudains retours en arrière (Miaille, 2016, 8).
À cet égard, la France jouit d’une histoire fort singulière, marquée au cours des siècles par des conflits religieux d’une grande férocité et par l’adoption dès 1598 – à la suite de l’Édit de Nantes – d’une série de mesures qui se présentaient, à chaque fois, comme des solutions achevées (Bouchard, 2007). Plus que d’autres, l’histoire de France s’est inscrite profondément tant dans ces phénomènes, que dans les expériences qui en ont résulté. Porter un regard sur cette histoire demeure nécessaire à la bonne compréhension de la maïeutique laïque, laquelle s’inscrit indubitablement dans le temps. De la sorte, les mutations constantes qui émaillent les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles peuvent se regarder comme autant de pas franchis sur le chemin escarpé de la liberté de penser et de pratiquer une religion librement choisie. C’est vraisemblablement ce riche héritage historique qui faisait dire, en 1883, au premier théoricien de la laïcité, le philosophe Ferdinand Buisson, que la France était le pays « le plus laïque d’Europe » (Baubérot, 2019, 4)1.
Au XVIIe siècle, même lorsque la tolérance prévaut, il ne s’agit pas d’organiser ni même de penser une société laïque, mais plutôt de permettre – dans des limites bien circonscrites – que des hommes puissent choisir d’exercer une préférence confessionnelle. L’idée qui préside alors est bien celle d’une tolérance, autrement dit accepter que certains individus suivent une autre voie spirituelle, quand bien même les autorités en place estiment qu’ils se fourvoient. Mais les temps historiques varient d’un territoire à l’autre ; ces derniers, inégalement concernés par ces politiques religieuses, sécrètent leur propre temporalité. Tel est le cas du Roussillon au XVIIe siècle.
En effet, alors que l’Édit de Nantes visait à établir une paix durable en France et que, d’un point de vue juridique au moins, les protestants allaient devenir des sujets du roi de France comme les autres, écartant pour un temps le principe cujus regio ejus religio (Bouchard, 2007, 8-9)2 ; l’Espagne et, en son sein le Roussillon, se dirigeait vers une politique d’éradication du protestantisme en devenant le fer de lance de la contre-réforme catholique. Le Roussillon allait rester, jusqu’en 1640, dans le giron de l’Espagne et participer pleinement à cette renaissance catholique. Ainsi, immergées dans un espace religieux désormais moniste, les mentalités roussillonnaises allaient se modeler fatalement dans le sens de l’intransigeance, alors que dans le même temps les tribunaux d’inquisition allaient châtier, sans retenue, ceux qui n’étaient plus perçus que comme de fanatiques hérétiques. Tant et si bien que la confession réformée n’eut guère de prégnance dans les Comtés Nord catalans. À l’inverse, en France le régime de l’Édit facilite, outre un enracinement, une pratique quotidienne de la religion protestante et son approfondissement spirituel.
Ainsi le Roussillon faisait partie intégrante du bloc exclusivement catholique et, en 1659, au moment de l’annexion officielle de cette province à la France, le Roussillon ne compte pas plus de synodes que de consistoires et pas davantage de réformés ; alors même que dans le royaume de France, encore en 1659, le cardinal Mazarin écrivait avec bienveillance aux protestants français en ces termes : « je vous prie de croire que j’ai une grande estime pour vous, étant de si bons et si fidèles serviteurs du roi » (Lavisse, 1907, 39). En France, après les désolations d’un XVIe siècle délétère pour l’autorité monarchique, l’Édit de Nantes était devenu le plus haut symbole d’une unité politique retrouvée. Néanmoins, dans le cadre des poussées annexionnistes du XVIIe siècle, cet édit allait poser – en termes religieux – le délicat problème de l’intégration au royaume des provinces nouvellement conquises. Ainsi, les Comtés catalans exclusivement tournés vers la religion catholique, enserrés entre les couronnes de France et d’Espagne, se retrouvaient dans une position singulière lors de leur annexion à la France où la tolérance religieuse prévalait.
Cette occurrence, aussi originale qu’ambigüe, allait déboucher sur un compromis plutôt que sur la mise en œuvre d’une politique de tolérance assumée, laquelle s’avérait, au lendemain de l’annexion, totalement chimérique dans cette province. La solution, propre au Roussillon, allait donc passer par la délicate recherche d’un ajustement juridique.
À bien y regarder, cette conjoncture historique singulière résulte de la conjugaison de plusieurs phénomènes et son étude appelle d’emblée un premier constat factuel, qui tient au fait que l’essentiel de la communauté protestante située en Roussillon est constitué de gens de guerre étrangers. Il s’agit donc d’une population à la fois allogène et spécifique avec laquelle, tant le pouvoir central que les pouvoirs locaux sont obligés de composer, ouvrant ainsi la voie au compromis. Si le compromis est de mise, l’idée même d’un véritable « vivre ensemble » ou d’une quelconque convivance n’affleure pas dans les esprits tant les populations roussillonnaises sont, en tous points, éloignées de la « diaspora » militari-protestante que l’on observe dans la nouvelle province française (I). Au reste, l’originalité et au-delà l’ambiguïté tient aussi à la situation juridique confuse dans laquelle se trouvent alors les membres de la religion prétendue réformée (R.P.R.) en Roussillon. En effet, l’Édit de Nantes n’étant pas appliqué l’absence de statut juridique précis, à l’adresse des réformés, laissait libre cours à une politique locale faite d’innovations, de pragmatisme et d’accommodements, plus ou moins, équivoques (II).
I. La « diaspora » militari-protestante en Roussillon ou les limites de la convivance
Au début de la Réforme, le roi espagnol Charles Quint fut pris de cours face à la question montante du protestantisme. À la tête d’un empire hétérogène et pluriconfessionnel, le souverain espagnol fut contraint de transiger et ne put jamais avoir de position véritablement tranchée (Palos, 1983, 15)3. La grande majorité des premiers protestants espagnols s’était sensibilisée aux thèses réformées à l’occasion de séjours effectués en dehors de la péninsule ibérique (ibid., 19)4. Mais, durant la seconde moitié du XVIe siècle, les choses évoluèrent sensiblement à travers toute l’Europe puisqu’en effet, les perspectives d’un retour à l’unité religieuse s’éloignèrent et l’on devinait alors la scission comme étant inéluctable. Il est vrai aussi que, depuis peu, la contre-réforme s’était organisée, appuyée en cela par le concile de Trente. Désormais, les autorités allaient faire preuve d’une vigilance accrue à l’égard de tous ceux qui paraissaient s’éloigner de la pureté du culte catholique.
Cette situation nouvelle allait avoir d’inexorables retombées en Roussillon. Cette province, pays frontière, jouxtait le royaume de France perçu, depuis longtemps, comme le vecteur principal, voire unique, de ce que l’on appelait alors en Espagne la « peste protestante » (Baisset, 2000, 331-355). Plus que tout on craignait, à ce moment-là, la diffusion des idées nouvelles issues de l’étranger5. Aussi, dès 1568, les autorités espagnoles interdirent aux sujets du roi d’Espagne d’aller étudier dans les universités étrangères. En Catalogne, Philippe II refusait également à « ningùn natural francès, de cualquier condiciòn que sea, pueda enseñar ni doctrinar muchachos de nonguna manera que sea »6. Les motivations purement apotropaïques se devinent aisément, l’urgence était à assurer la « conservacion de la fe catolica »7 (ibid.), laquelle était d’ailleurs perçue comme un ferment d’unité politique8. Au demeurant, cette méfiance n’était pas sans fondement, les calvinistes faisant preuve d’un prosélytisme incessant en Catalogne (Ventura, 1976, 143).
C’est avec le règne de Philippe II, aidé par l’Inquisition, que s’amorce une phase de répression implacable et il semble que nombre de protestants occitans eurent alors à connaître les foudres de l’Inquisition espagnole (ibid., 139-143). Avec le règne de Philippe IV, la situation tend à une certaine accalmie, en effet les campagnes militaires menées par l’Espagne nécessitaient un accroissement significatif des effectifs. Or, parmi les soldats, on trouve de nombreux mercenaires étrangers de confession protestante, lesquels furent – bien évidemment – soustraits à l’autorité juridique de l’Inquisition.
Dès lors qu’elle fut séparée de l’Espagne, la Catalogne révoltée tendit, dès l’année 1640, à se rapprocher de plus en plus de la monarchie française. À cette occasion, il parut préférable aux négociateurs de ne pas évoquer ouvertement le dissentiment religieux existant entre les Catalans – fervents catholiques – et les protestants et plus précisément les soldats protestants au service de la couronne de France en Catalogne. La situation était d’autant plus ambigüe que, depuis 1598, la France tolérait au grand jour la religion réformée. Mais l’heure était alors à la diplomatie et aux rapprochements politiques ; les divergences à propos de la religion ne devaient, en aucun cas, influer négativement sur les relations franco-catalanes.
Dès 1641, à la suite de la révolte catalane et de la présence française en Catalogne, la situation des inquisiteurs espagnols devint de plus en plus équivoque. En effet, les troupes françaises, positionnées sur les terres catalanes, étaient largement composées de contingents mercenaires, le plus souvent protestants. Cette circonstance était d’autant plus gênante que les inquisiteurs espagnols continuaient à clamer, haut et fort, « que tropes de França son calvinistes »9 et qu’il fallait impérativement éviter la contagion des populations locales (Ventura, 1976, 165). Les tensions devinrent bien réelles entre l’Inquisition et la « diaspora » militari-protestante puisqu’à plusieurs reprises l’on chercha à incendier le tribunal d’Inquisition (ibid.). En outre, avec l’arrivée des troupes françaises, le protestantisme allait trouver, d’une certaine façon, un espace de relative d’impunité en catalogne puisque des prêches se faisaient même en certains lieux (ibid., 164). Finalement, les inquisiteurs espagnols, qui n’avaient de cesse d’insister sur le clivage religieux entre les troupes françaises et les populations catalanes, furent expulsés de Catalogne et il fut décidé de créer une Inquisition nationale. Les Français et le nouveau tribunal d’Inquisition catalan établirent dès lors de nouveaux rapports entre les inquisiteurs et les soldats du roi de France, membres de la R.P.R. Désormais, l’Inquisition catalane allait traquer ses hérétiques sans importuner les étrangers. N’ayant plus la possibilité d’intervenir au sein des armées du roi de France, elle n’eut de fait que très peu d’activité.
Par la suite, au lendemain de l’annexion, le Roussillon allait se trouver, vis-à-vis de la question protestante, dans une position pour le moins marginale au sein de la monarchie française. En effet, jusqu’alors les Comtés Nord catalans n’avaient jamais vu le culte réformé s’épanouir et les populations lui étaient demeurées profondément hostiles en raison notamment du poids idéologique de la contre-réforme et du rôle joué par l’Inquisition (Bauberot, 1987, 65). Les Comtés n’eurent d’ailleurs jamais à vivre l’expérience traumatisante des guerres de religion (Baisset, 1995, 341-367)10. C’est un lieu commun, pour les historiens modernistes, que d’évoquer la cruauté de ces guerres et les traces indélébiles qu’elles laissèrent au sein des populations françaises, pages particulièrement douloureuses de l’histoire de certaines régions. « La haine survivait manifestement dans certains endroits (…) des fils dont les pères s’étaient entre-tués, se rencontraient dans les rues » (Lavisse, 1907, 40). Un tel cumul d’hostilités et de ressentiments, stigmatisant plusieurs générations antagonistes, n’existait pas en Roussillon. L’acrimonie qui prévalait à l’encontre des membres de la religion réformée était d’une toute autre nature11.
Il en allait autrement dans le reste du royaume de France (Sauzet, 2007) où il n’était pas rare que les relations économiques entre les deux communautés aient engendré des tensions, voire de réelles discordes, mais aussi paradoxalement des rapprochements entre les deux partis. En Roussillon la question se posait en d’autres termes, car l’essentiel de la population protestante gravitait autour d’une population allochtone faite de gens de guerre (Baisset, 2000, 331-355). Dès lors, les accointances économiques entre catholiques roussillonnais et soldats protestants n’avaient pas vraiment lieu d’être. Au-delà des rapports d’affaire il existait également en France des « liens biologiques », résultats de mariages mixtes entre les membres des deux communautés. Ces liens, il va sans dire, font totalement défaut dans les Comtés Nord catalans (Teisseyre, 1974, 114-115) 12. Force est de relever qu’au XVIIe siècle les traits d’unions, entre catholiques et protestants, tels qu’ils existent alors en France en raison d’un passé commun, ne se perçoivent pas en Roussillon.
À y regarder de plus près, les relations d’animosité des Roussillonnais vis-à-vis des « hérétiques » reposent sur des fondements différents. Cette aversion résulte en réalité d’atavismes consubstantiels, autant psychologiques que religieux, résultant de la mise en œuvre de la Contre-Réforme en Espagne et du souvenir, plus ou moins fantasmé dans l’inconscient collectif, des raids protestants sur les terres roussillonnaises durant le XVIe siècle (Baisset, 2000, 331-355).
Plus tard, ces ressentiments seront relayés et ravivés par la présence dans les rangs de l’armée française de nombreux protestants. En effet, l’étude de la population réformée, située dans la province du Roussillon au XVIIe siècle, laisse clairement percevoir un groupe totalement allogène et monotypique13. Si l’on ne peut que regretter ici le caractère inexorablement lacunaire des sources archivistiques (Rosset, 1987, 452-453)14, celles-ci autorisent néanmoins une approche tangible de ce groupe15. L’étude systématique de cette documentation éparse permet d’affirmer sans ambages qu’il existe, en Roussillon au XVIIe siècle, une « diaspora » militari-protestante16. Au détour des dépouillements, certaines pièces d’archives livrent en effet quelques précieux renseignent sur l’origine géographique de ces militaires, qui s’avèrent être tous étrangers à la province, voire au royaume de France17.
Il est indéniable que cette population allogène n’était pas, pour de multiples raisons, bienvenue en Roussillon. La soldatesque en effet charriait avec elle quantité de souffrances et d’épreuves. Celles-ci étaient d’autant plus cruellement ressenties que parmi ces soldats se trouvait un nombre non négligeable de religionnaires, ajoutant aux maux inhérents à la guerre un trouble supplémentaire lié à la religion. Les méfaits des gens de guerre sont tristement connus pour l’époque moderne. Les archives du Conseil des finances renferment quantité de dossiers illustrant ces malheurs : « passage de troupes, destruction des fermes, des récoltes, des réserves agraires, mort ou fuite des habitants, désertification, surfiscalité empêchant la fragile économie villageoise de reconstituer ses forces productives » (Cornette, 1993, 31)18. Mais, en sus de tous ces fléaux, le logement des militaires venait amplifier l’infortune de populations déjà accablées. Conscient de ces réalités, Mazarin écrivait sans exagérer le problème : « trois jours de logement des gens de guerre incommodent plus un homme que la taille » (Corvisier, 1979, 108). Il n’est donc pas surprenant que le logement des soldats ait été utilisé comme une sanction redoutable à l’égard des révoltés, des contribuables récalcitrants mais aussi des religionnaires endurcis (ibid., 108). Ce tableau, déjà sombre, est désavantageusement complété par l’existence de mentalités militaires en déclin. Loin de l’idéal chevaleresque d’antan, les soldats de l’époque moderne n’ont même plus le respect du sacré. Ainsi, même « les soldats catholiques ne respectaient plus guère que les hosties consacrées. Ils profanaient les églises tout comme les protestants. Chez ces hommes se manifestait une attirance pour la transgression des règles les plus vénérables » (ibid., 111). Au cours du XVIIe siècle, les populations roussillonnaises durent subvenir au logement des gens de guerre (Marcet, 1997, 78). À défaut de casernes, les soldats devaient en effet loger chez l’habitant (Ayats, 1990, 163)19.
Ainsi, la présence de ces troupes n’allait pas sans poser problème, depuis longtemps déjà, les Catalans manifestaient une acrimonie sincère à l’égard des garnisons (Vidal, 1897, 437-447)20. Ils n’étaient donc pas rares ceux qui s’adressaient aux autorités pour essayer d’échapper au logement de la troupe et ce d’autant plus que les gens de guerre poussaient à l’extrême leur malveillance à l’égard des femmes et des filles de ceux qui les hébergeaient (ibid., 443)21. Le notaire Père Pasqual, à travers ses mémoires, nous renseigne sur la cohabitation, mal vécue, entre les mercenaires hérétiques et les Catalans. Il déclare ainsi dans ses écrits :
« pour qu’ils servent d’exemple à mes fils et filles, mais aussi à tous mes descendants, que s’ils entendent parler de guerre ils s’en aillent le plus loin possible, étant donné les nombreuses vexations, qu’ils ont vues et soufferts de la part des soldats (…) non seulement on les avait dans nos maisons, tel ce capitaine flamand avec ses six domestiques (…) qui n’a jamais entendu la messe et fuyait même l’heure de celle-ci, fait dont je suis témoin, avec beaucoup d’autres. Je suis hautement désolé qu’étant arrivé à la fin de mes jours j’ai dû accueillir des hérétiques, j’espère que notre seigneur me le pardonnera »22 (Masnou, 1905, 55).
Il est évident que cette « diaspora » militari-protestante n’était pas la bienvenue en Roussillon et que la convivance n’était dès lors pas concevable.
Par ailleurs, ces soldats huguenots et à leur suite leurs serviteurs ou familiers (femmes, filles de soldats, veuves, valets d’officiers…) allaient bénéficier d’une certaine indulgence de la part des autorités, et ce à la faveur d’une situation juridique à leur égard ambigüe et propice à quelques accommodements.
II. Absence de statut juridique et accommodements équivoques
Au XVIIe siècle, les Roussillonnais s’étaient vus contraints de côtoyer des gens de guerre, le plus souvent étrangers (estrangers) et, de surcroît, « hérétiques ; quel cumul de désavantages pour les uns et de désagréments pour les autres. Dès lors la lutte, à tout le moins l’opposition, au culte protestant pouvait vite se transformer en une opposition à l’armée française. Peu de temps avant l’annexion officielle du Roussillon, le gouverneur royal commit l’indélicatesse de nommer un protestant au poste de commandant de la place de Perpignan. Cette nomination provoqua un grand émoi car elle heurtait profondément les sensibilités religieuses locales. À tel point que Mazarin dut incontinent rappeler le nouveau promu et adresser ses plus vives excuses aux habitants de Perpignan (Torreilles, 1900, 170-171)23. Cet incident, sans grande conséquence, fait ressortir une fois de plus que l’hostilité envers le culte réformé n’était pas, loin s’en faut, un paramètre à négliger dans cette province frontière.
Cette réaction épidermique, à l’encontre des gens de la R.P.R., trouva l’occasion de se manifester à nouveau en août 1672, dans le cadre des hôpitaux militaires. Louvois écrivait à ce sujet à l’intendant Carlier : « l’on a donné advis icy que les directeurs de l’hospital de Perpignan font difficultés d’y recevoir les soldats de la R.P.R. (…) »24 et, la missive de poursuivre en ces termes : « sa majesté désire que vous fassiez entendre auxdits directeurs, que comme l’hospital est particulièrement fondé pour recevoir ceux qui servent sa Majesté, elle entend qu’ils les reçoivent qu’ils soient de la R.P.R. ou catholiques, n’estant pas moins nécessaires à son service d’assister les uns et les autres »25. Derechef, cet épisode est révélateur du fait que cette soldatesque « hérétique » pouvait devenir un argument supplémentaire à l’opposition anti-française qui faisait jour chez certains Catalans, permettant aux éventuels opposants de trouver sur le terrain éminemment important de la religion une légitimité à leur position.
Au-delà de l’aspect factuel, la situation religieuse de la nouvelle province française procédait aussi d’un contexte juridique quelque peu singulier. Cette singularité se vérifiait à l’égard du royaume au sens strict26, mais aussi à l’égard des autres pays de conquêtes. En effet, certaines provinces, conquises à la même époque, avaient su faire prendre en compte leur spécificité religieuse eu égard à la situation de tolérance qui prévalait à ce moment-là en France.
Il en est ainsi pour l’Artois. En Artois, effectivement, avant même la capitulation d’Arras en 1640, le préalable à tout pourparlers fut « que la liberté de conscience ne sera permise dans ladite ville et cité, faubourg et banlieue d’icelles, ainsi la foi Catholique, Apostolique et Romaine seule maintenue et conservée, et le Roi sera supplié de n’y établir aucuns Gouverneurs, Officiers et Soldats d’autre religion » (Espinas, 1934, 516). Par ailleurs, les échevins demandèrent au roi de ne jamais mettre dans la ville des troupes qui ne soient pas catholiques (ibid., 523). Plus tard, ce privilège d’unicité confessionnelle sera, à plusieurs reprises, confirmé par la monarchie française27. De ce fait, l’Artois devenu français demeura malgré tout une province où les protestants furent, officiellement du moins, proscrits. Tel ne fut pas le cas en Roussillon.
En revanche, en Alsace, le roi de France avait dû manœuvrer en présence de deux blocs religieux, derrières lesquels se cachaient bien évidemment des enjeux purement politiques (Livet, 1956, 258). En effet, en Alsace, tout au long du XVIIe siècle, « se rencontrent et s’affrontent catholiques et protestants » (ibid., 24). Par conséquent l’Alsace, devenue une province française, n’était pas dans une situation particulièrement originale, ayant eu à connaitre et à adapter par le passé une forme de tolérance confessionnelle. À tel point, qu’au moment où Louis XIV envisagea l’éradication du culte réformé, le problème se posa en Alsace dans toute son acuité (ibid., 435)28.
En ce qui concerne les Trois Évêchés, annexés en 1678, la réforme n’avait pas trouvé là un espace des plus favorable : les protestants y sont certes peu nombreux mais font partie, à part entière, du monde lorrain (Schneider, 1951, 63-64). Au point que, lors de la mise en œuvre de l’Édit de Fontainebleau, l’émigration huguenote porta un coup sérieux à l’économie locale, signe de son existence, de son enracinement et de son activité, même si quantitativement, ils demeuraient minoritaires (ibid., 77).
En Franche-Comté aussi, la situation diffère fondamentalement de celle du Roussillon. Dès le XVIe siècle, la Réforme a connu quelque effectivité (Lerat, Brelot, Marlin, 1969, 66)29. C’est avec Philippe II et les débuts de la Contre-Réforme (1556-1598), que la Franche-Comté eut à connaître ses luttes religieuses les plus vives (ibid., 66-72). Lorsqu’au XVIIe siècle, Louis XIV conquit Montbéliard, la situation n’était toujours pas assainie, et le pasteur Barthol y prêchait « que les catholiques étaient pires que des chiens (…) ». Réciproque dans les faits, l’intolérance frappe surtout les luthériens parce qu’ils sont alors plus faibles (ibid., 83). Ici l’annexion ne suscitait pas une situation nouvelle, elle ne faisait qu’apporter une autre dimension à la question protestante, laquelle était en réalité préexistante.
Il en allait différemment dans les Comtés Catalans qui, au XVIIe siècle, connaissaient vis-à-vis du culte protestant une situation tout à fait particulière. Certes, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, il y eut quelques contacts belliqueux épisodiques entre des soldats réformés et les Catalans30. Jamais cependant, il n’a été envisagé une situation où Roussillonnais et Réformés auraient à vivre définitivement en commun et, l’idée même d’une tolérance à minima ne fut jamais émise (Torreilles, 1903, 250-251)31.
Cette situation religieuse topique aurait justifié à elle seule la mise en œuvre formelle de quelques accommodements lors de l’annexion du Roussillon, comme ce fut le cas dans d’autres provinces, tel l’Artois32. Mais il n’en fut rien et cette absence de dispositions précises sur la question religieuse demeure aussi étonnante, qu’énigmatique. Toutefois, le contexte qui précède l’annexion nous éclaire quelque peu sur l’une des raisons probables d’une telle omission. En effet, lors du soulèvement des Catalans contre l’Espagne, et alors que se cristallisaient les rapports entre la France et la Catalogne33, nul n’envisageait de façon sérieuse l’annexion à venir du Roussillon au royaume de France. De la sorte, les Catalans ne prirent vraisemblablement pas la peine, à ce stade, de conditionner leur alliance au non-respect de la liberté de conscience en terre catalane. Il n’est pas exclu, non plus, que les Catalans aient tout simplement pensé que cela allait de soi. Au bout du compte, rien ne fut arrêté concernant la situation cultuelle en Roussillon.
Il n’en demeure pas moins qu’après l’annexion, ce qui semble être une omission allait créer une situation juridique pour le moins ambivalente. En effet, l’Édit de Nantes ne fut jamais reçu en Roussillon (Joxe, 2000, 19)34, mais pour autant en 1659, date de l’annexion, rien n’avait été explicitement formulé en ce qui concerne une éventuelle exclusivité religieuse en faveur du seul catholicisme.
De fait, il revenait au Conseil souverain du Roussillon de trancher les différends qui allaient éventuellement faire jour à propos, ou autour, de la religion protestante. Conjoncture nouvelle, puisque sur ce point les magistrats de la Cour souveraine ne disposaient alors d’aucune jurisprudence locale, ni du moindre précédent, pas plus que de l’once d’une quelconque expérience dans ce domaine. La tâche prétorienne s’avérait d’autant plus difficile que la situation juridique était passablement floue. L’Édit de Nantes n’était certes pas d’actualité en Roussillon, mais pour autant rien n’était venu consacrer de façon parfaitement explicite la prohibition des terres roussillonnaises aux protestants. En définitive, les lois françaises antérieures à l’annexion n’ont apparemment pas cours en Roussillon où prévalent les Constitutions de Catalogne, mais sous réserve a priori qu’elles ne soient pas en contradiction avec la législation française. Les souverains français vont, à plusieurs reprises après 1660, confirmer les usatges. Ainsi, l’édit de Saint-Jean-de-Luz lui-même déclare que le droit applicable dans la province correspond aux « lois et ordonnances desdits pays de Roussillon »35.
Au moment de l’annexion, d’aucuns avaient envisagé de faire dépendre le Roussillon du Parlement de Toulouse. Le ressort de Perpignan pouvait sembler pour certains peu étendu et « Toulouse (apparaissait) moins éloigné de Perpignan que de Barcelone »36. Cette perspective, si elle s’était concrétisée, aurait alors considérablement changé la situation et notamment en ce qui concerne l’approche de la question religieuse37. Effectivement, l’article 27 de l’Édit de Nantes indiquait que les protestants étaient « capables de tenir tous états, dignités, offices et charges publiques quelconques, royales, seigneuriales ou des villes de notre royaume (…) et la clause dont il a été cy-devant usé aux provisions d’offices : après qu’il sera apparu que l’impétrant est de la religion catholique, apostolique et romaine, ne sera plus de mise ni insérée és lettres de provision (…) » (Joxe, 2000, 19)38. À la suite de l’Édit de pacification, donné à Paris en mai 1576, l’exigence de la catholicité pour accéder à un office de judicature n’était déjà plus absolu (article 17, 18 et 19 de l’Édit) (Blanc, 1999, 296). Ainsi, au-delà des difficultés réelles d’application immédiate de ces textes (Garrisson, 1998, 346-349)39, l’ensemble des protestants en France pouvaient, en principe, accéder aux offices de magistrat à Toulouse, comme ailleurs (Mousnier, 1971, 593). Finalement, en dépit de quelques avis divergents isolés, un Conseil Royal fut érigé à Perpignan, puis remplacé par le Conseil souverain. Or, devant le Conseil souverain il ne fut jamais question de recevoir un quelconque réformé au titre de magistrat. Ainsi, les premières provisions de magistrats sont univoques puisque le roi dispense les pourvus de toute enquête, car dit-il, il connaît « leurs bonnes vies, mœurs et religion catholique et romaine »40. Par la suite, il n’est pas un seul titre de nomination au Conseil souverain de Roussillon qui ait fait l’économie dans la clause injonctive de cette condition religieuse de catholicité41 que le commissaire enquêteur était chargé de vérifier (Blanc, 1999, 296). Il est loisible de relever ici que la situation semble proche de ce qui qui se pratique alors en Artois où, en effet, dès avant la révocation de l’Édit de Nantes, le Conseil d’Artois n’eut plus à craindre de se voir imposer un officier protestant. De telle sorte que de 1530 à 1790, il n’y eut pas un seul officier au Conseil provincial d’Artois qui ne fût catholique et bon pratiquant (Sueur, 1978, 67, 201-202). L’autre condition particulière à l’Artois imposait de ne pourvoir à ces charges que des magistrats originaires de la province, dont la cour souveraine s’estimait le gardien42. Pour le reste, dans la plupart des autres provinces annexées, il semble exister, de façon plus ou moins tacite, la même condition de catholicité concernant le recrutement des magistrats (G. Livet, 1956, 255) (Gresset, 1977, 10 et s.).
Dans la province du Roussillon nouvellement française, il échoit au Conseil souverain de veiller à l’application des usatges. Lesquels, à lire le juriste Fossa, en raison de « leur différence d’avec ceux de France auraient été exposés à un changement inévitable si on les avait commis à la jurisprudence de quelque Parlement du Royaume »43.
La période qui correspond à l’annexion fut inexorablement propice à divers ajustements institutionnels. Ainsi, lors du rattachement du Roussillon tridentin à la France gallicane, les juridictions ecclésiastiques bénéficiaient encore de réelles compétences dans nombre de domaines (Baisset, 2013, 141-156). Ces juridictions religieuses ne furent vidées de leurs compétences, à la faveur du Conseil souverain de Roussillon, que progressivement au lendemain de l’annexion. Ainsi, encore au XVIIIe siècle, le conseiller Noguer dans son « Traité des crimes suivant la jurisprudence de la Cour du Conseil Souverain de Roussillon » précise à propos de l’hérésie44 :
« Le crime d’hérésie qu’une personne soit laïc ou ecclésiastique est simplement accusée d’être hérétique, elle doit subir la juridiction du juge d’église qui seul est compétent pour connaître de ce crime ; mais après que le jugement a été prononcé par le juge, après que l’accusé a été déclaré hérétique, il doit être remis au juge royal pour être condamné avec peine temporelles que le crime mérite et dont nous allons parler » mais surtout, « si avec le crime d’herezie il se trouve melé quelque fait de ceux qui sont prohibés par les ordonnances du royaume comme d’être prédicant, de tenir des assemblées illicites, de composer ou faire courir des placarts, des libelles ou quelqu’autre chose qui sente la sedition. L’émotion populaire ou la force publique ; alors le juge d’Eglise n’est pas compétant : c’est au juge royal à connaître de ces faits et a les punir suivant les ordonnances du roy (…) ».
Selon toute vraisemblance, les exceptions généreusement prévues permettaient au Conseil souverain de Roussillon d’évoquer sans grande difficulté l’essentiel des affaires liées aux hérésies, puisqu’à l’évidence les cas envisagés par leur grande généralité couvraient la plupart des situations : tout ce qui relève de la sédition, de l’émotion populaire ou de la force publique45.
Il y avait donc là une première adaptation efficace qui, en écartant les juridictions ecclésiastiques, permettait d’obvier une situation locale particulière qui aurait pu être à l’origine de difficultés sur le terrain religieux. Finalement, seul le Conseil souverain, passablement docile, aurait à connaître de ces affaires religieuses. Il est ici patent que, sur ces questions religieuses délicates, l’autorité de l’État monarchique s’était imposée. Une autorité étatique à la fois absolue et arbitrale, qui cherche à rassembler « au-dessus des partis et des particularismes » (Christin, 1997, 208).
Or, il s’avère que dans la province du Roussillon, l’essentiel de la communauté protestante est constitué de gens de guerre qu’il était inconcevable d’inquiéter en raison de leur confession. Il était donc indispensable de faire à nouveau montre d’adaptation en promouvant le compromis à seule fin d’éviter les situations inextricables et d’inutiles tensions. Très tôt, le choix fut donc fait d’adapter la répression judiciaire en fonction des populations civile ou militaire et on fit en sorte que les militaires, dont bon nombre sont huguenots, échappent à la justice civile.
De façon générale la police des troupes était assurée par les prévôts, mais s’agissant des délits de droit commun, commis à l’égard des habitants du lieu notamment, l’ordonnance de Poitiers du 4 novembre 1651 prévoyait que le délinquant devait être abandonné à la justice ordinaire. Toutefois c’est l’intendant de la généralité qui arbitre, en dernier ressort, les conflits entre les deux juridictions (Corvisier, 1979, 191). Or, en Roussillon les membres de la justice ordinaire paraissent quelque peu partiaux aux yeux de Louvois. Ce dernier s’en ouvre à l’intendant Trobat en lui expliquant que le roi tient certes à ce que les officiers et les soldats auteurs de quelques crimes soient punis, mais pour autant il ne faut pas que le Conseil souverain soit aussi clément avec les gens du pays. La juridiction en effet témoignait de « beaucoup d’indulgence pour ses compatriotes »46 et de rigueur pour les militaires. À l’occasion d’une autre de ses missives, le ministre rappelle que les textes de façon explicite précisent qu’un délit entre « l’homme de guerre et l’habitant » doit être du ressort du juge ordinaire, mais que l’intendant peut toutefois faire faire le procès des militaires par le prévôt. Louvois, sans ambages, opta pour cette voie : « j’ai pris le parti de répondre vaguement à ceux qui m’en ont écrit et de supposer que toujours le prévôt en ferait une bonne justice »47. De telle sorte que Louvois décide, dès 1665, que les gens de guerre relèveront systématiquement de la justice militaire. Dès lors, les soldats de confession protestante sont soumis à la justice de leur régiment et échappent à la compétence du Conseil souverain. Désormais, seuls les rares protestants civils seront exposés aux sanctions du Conseil souverain du Roussillon.
Bien avant la révocation de l’Édit de Nantes, et alors que partout en France les Parlements s’apprêtent à étouffer « à petite goulées » le protestantisme, le Conseil souverain de Roussillon, sans avoir à interpréter à la rigueur l’Édit, pouvait réprimer les éventuelles velléités de pratique ou de diffusion du protestantisme de la part de civils huguenots (Baisset, 2005, 45-58). En effet, il convient d’indiquer d’en dépit de l’inapplication de l’Édit de Nantes et jusqu’à l’Édit de Fontainebleau un certain nombre de mesures, ayant pour finalité d’enrayer le dynamisme religieux du culte réformé, existent en Roussillon. Mais à vrai dire, les enjeux sont ailleurs et ces mesures s’avèrent d’un intérêt très relatif dans cette province où la proportion écrasante de catholiques ôtait d’emblée toute ambition prosélyte aux protestants. C’est ainsi qu’on trouve enregistrées au Conseil Souverain diverses déclarations royales allant dans le sens de la sévérité : « Déclaration du roi qui précise à quelle peine doivent être condamnés les relaps, ceux de la religion P. R. »48, de même celle faite « contre ceux qui après avoir abjuré la R.P.R., étant à l’extrémité de la maladie, refuseront les sacrements »49 ; enfin on peut citer la « Déclaration du roi pour réunir au domaine les biens des consistoires et ceux de la R.P.R. qui sont sortis ou sortirons du royaume »50. Malgré leur existence, ces dispositions ne trouvèrent à s’appliquer que très exceptionnellement tant il est vrai que la population protestante civile en Roussillon était quasi-inexistante.
Ainsi, pour la période antérieure à l’Édit de Fontainebleau nous n’avons relevé que trois affaires, qui suscitèrent plus ou moins d’émotions dans la population, mais qui restent sur le fond même du droit d’un intérêt relatif. Les peines appliquées seront d’ailleurs des plus raisonnables pour ne pas dire parfois symboliques. Au-delà de l’Édit de révocation, nous n’avons pu dénombrer que deux dossiers.
Il est bien évident qu’en soustrayant de la compétence de la juridiction civile les réformés servant dans les armées, la cour souveraine s’était vue finalement cantonnée dans une activité répressive réduite à sa portion congrue. Ces ajustements, obtenus par touches successives, avaient finalement conduit à l’émergence d’un compromis politico-juridique et non à la mise en exergue d’une quelconque tolérance religieuse.
À y regarder de plus près, en Roussillon le droit n’était pas l’instrument le plus efficace dans la lutte contre la religion réformée, car ce sont en définitive les mentalités roussillonnaises qui, tout au long de la période, jouèrent comme le moyen le plus redoutable pour endiguer la progression de ce qui était perçu, non sans une forte acrimonie, comme l’engeance protestante. Les questions religieuses en effet ne peuvent se régler par le seul prisme de la règle de droit, cela relève de phénomènes sociétaux et culturels plus profonds qu’il convient d’identifier, de comprendre et de mesurer dans toute leur complexité et interaction.
Conclusion
Pour qui s’interroge sur les questions sensibles touchant aux religions, à la sécularisation ou à la laïcité, l’immersion historique demeure essentielle. Elle permet de retrouver et d’identifier dans le passé d’une société des éléments qui, a posteriori, semblent annonciateurs d’un cheminement vers la laïcité ou qui -à l’inverse- œuvrent dans le sens d’un raidissement voire d’un véritable barrage à toute élaboration d’une pensée laïque.
À cet endroit, nous faisons notre les propos de Jean Baubérot pour qui la laïcité n’est pas « un pur concept intemporel » car « il existe des laïcités dans le monde qui résultent de processus historiques divers, de fondements philosophiques pluriels et qui correspondent à des réalités sociales, culturelles et politiques elles-mêmes variées » (Baubérot, 2019, 4e de couverture). Le Roussillon, au XVIIe siècle, nous offre un bel exemple de ces processus historiques existants en amont de l’émergence de tout concept de laïcité.
Si la religion est omniprésente, la société roussillonnaise d’alors n’est pas, loin s’en faut, théocratique. Même s’ils se trouvent en relation étroite, pouvoir politique et pouvoir religieux sont distingués ; certes le clergé représente une puissance qui influe sur le pouvoir politique (Baisset, 1997), car il se légitime par un fondement religieux mais, pour autant, le clergé ne gouverne pas ; alors même qu’avec l’absolutisme, l’État moderne prend de plus en plus des allures théologico-politiques versant vers une doctrine de la souveraineté royale d’émanation divine.
Le processus observé pour le Roussillon laisse comprendre que la recherche subtile d’un ajustement politico-juridique, concerne en définitive la gouvernance politique de la religion dans la province et l’on voit déjà se profiler les rapports avec l’État-nation. La monarchie, grâce à l’encadrement étroit des institutions locales, parviendra à imposer à ses nouveaux sujets un compromis viable à défaut de promouvoir la tolérance, laquelle est alors assurément inenvisageable en Roussillon
Au fond, l’annexion du Roussillon à la France allait aussi poser, avec une acuité particulière propre au contexte et à la période, la question toujours prégnante et délicate de l’altérité et du « vivre ensemble ».