Le Sahel est une bande de terre en Afrique subsaharienne regroupant plusieurs pays de l’Afrique de l’est (tels que la Somalie), du nord (Algérie et Mauritanie), de l’ouest (tels que le Burkina Faso, le Mali et le Niger) ainsi que de l’Afrique centrale (Tchad). Les pays qui le composent ne sont pas totalement définis, mais sa limite géographique est située entre le Sénégal et la corne d’Afrique. En proie à une menace terroriste, cinq pays du Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) ont décidé de créer le 16 février 2014 à Nouakchott, en Mauritanie, une organisation sous-régionale qui lutte contre le terrorisme (G5 Sahel, 2020). Jusqu’alors méconnu, le G5 Sahel va susciter un intérêt international, notamment à cause de l’intensification des activités de l’extrémisme violent. Pourtant, depuis sa création, il ne cesse de structurer les relations intra-sahéliennes et réussir à s’imposer comme un acteur incontournable de la sécurité au Sahel.
Pourquoi ces cinq pays uniquement ? C’est parce qu’ils sont le cœur du Sahel et les plus menacés par le phénomène djihadiste. Ils ont également des caractéristiques similaires sur tous les plans (géographique, culturel, environnemental, etc.). La spécificité du Sahel même est basée sur des vastes territoires désertiques et sous peuplés. Ce qui est également commun aux cinq pays membres, ce sont des pays se situant dans une zone stratégique avec des sous-sols très riches en gaz, or, pétrole et uranium. De même, ils appartiennent tous à la catégorie des pays en développement, la pauvreté touche entre 40 et 50 % de la population (Fonds des Nations Unies pour la population, 2020, 51) avec des défis majeurs en démographie (avec 4 enfants par femme en moyenne) et en accès à l’emploi pour une population à majorité jeune dont l’âge médian varie entre 15 et 17 ans (Ibid., 42). Ainsi, la vulnérabilité économique de cette jeunesse l’a transformée en proie facile pour les groupes djihadistes en quête permanente des nouvelles recrues, d’où la volonté des États membres de s’attaquer aux sources de l’insécurité, notamment la pauvreté et le sous-développement.
Du point de vue militaire, la Force Conjointe du G5 Sahel (FC-G5S) est composée de cinq mille militaires1 partagés entre les cinq pays membres, qui sont appuyés par la force française de l’opération Barkhane. La MINUSMA (Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali), via la résolution 2391 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, apporte un appui à la force conjointe. Cet appui consiste en des « évacuations sanitaires ainsi que l’accès aux articles consommables essentiels (carburant, eau et ration) et l’utilisation d’engins de levage et de terrassement et de matériel de génie de l’Organisation des Nations Unies (ONU), et d’unités de génie en uniforme de la MINUSMA pour aider à préparer les bases opérationnelles de la Force conjointe au Mali. » (Conseil de Sécurité de l’ONU, 2017, Résolution 2391, 5). Du point de vue financier, le budget de départ de cette force était estimé à plus de 450 millions d’euros (Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, 2018, 2), permettant à celle-ci d’atteindre sa pleine opérationnalisation, ce qui est médiocre en comparaison avec celui de la MINUSMA, de Barkhane ou des pays voisins tels que l’Algérie ou le Nigéria. Autre problématique liée au financement, les 400 millions constituent-ils un budget annuel, triennal ou quinquennal ? Une question qui reste sans réponse, surtout lorsque l’on sait que la mission n’a toujours pas atteint sa pleine opérationnalisation, par manque de moyens, après plus de cinq ans d’existence. Les gros contributeurs sont l’Union Européenne (UE), l’Arabie saoudite, le Qatar, les États-Unis, la France et les Pays-Bas. Ainsi, chaque État membre du G5 Sahel contribue à hauteur des 10 millions d’euros. Cependant, le problème n’est pas la recherche de financement, mais sa gestion efficace, surtout sa pérennité, car, ce combat contre le terrorisme va coûter cher et personne ne peut prédire le temps que cela prendra, d’où l’importance de la pérennisation de son financement. Malheureusement, les « promesses non tenues par les partenaires » (Tall, 2020, 9) constituent un frein à la poursuite des opérations. Pourtant, le soutien au G5 Sahel devrait être un pas dans la bonne direction, et une situation gagnant-gagnant pour l’Afrique et pour ses partenaires internationaux, d’où la question de savoir si les stratégies et les moyens mis en place, par les différents acteurs, sont assez suffisants pour endiguer le phénomène.
Cet article a pour but d’analyser les mécanismes de sécurité mis en place par le G5 Sahel et ses partenaires, ainsi que les différents défis à relever dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Nous explorons, ainsi, la dynamique de la coopération militaire du G5 Sahel (G5S) comme stratégie d’adoption aux mutations de la sécurité collective. Nous examinerons, ensuite, les caractéristiques des outils de défense et de sécurité des États membres du G5S. Enfin, nous évaluons la situation sécuritaire de la zone et les engagements des États membres pour y faire face. Cependant, l’absence de coopération de certains pays impacte les efforts de lutte contre le terrorisme. Ainsi, pour analyser ces différents éléments, nous allons nous appuyer sur des recherches documentaires portant sur la littérature institutionnelle disponible, les déclarations officielles et les travaux académiques et universitaires tels que les rapports et articles scientifiques portant sur le sujet.
I. G5 Sahel : une dynamique de la coopération militaire, issue d’une volonté politique des États du Sahel de s’adopter aux mutations stratégiques en matière de sécurité collective
Le développement du phénomène djihadiste au Sahel a été fortement influencé par un contexte local et régional. Les conséquences géopolitiques liées aux printemps arabes au Maghreb et la guerre en Libye et au Mali, ont directement favorisé la connexion entre les dynamiques politiques et sécuritaires en Afrique du Nord et au Sahel. Des conséquences qui ont jeté les bases d’une convergence des attentes locales et globales liées à la montée en puissance des nouveaux acteurs non étatiques, en particulier au nord du Mali (Cook et Sanderson, 2016, 14). Profitant, ainsi, de la porosité des frontières de la région, les groupes armés terroristes ont rempli les vides existant dans des nombreuses régions du Sahel et utilisé le profond ressentiment des populations envers les autorités centrales. L’incapacité des États du Sahel à sécuriser leurs territoires et à empêcher les groupes illégaux à y exercer des trafics de tout genre, a ouvert un grand boulevard non contrôlé et qui menace les frontières européennes (Gowan, 2017, 1). Cette menace terroriste nécessite donc de développer et de mettre en œuvre une stratégie globale, impliquant différents acteurs, dans le but de résoudre les problèmes de gouvernance, de sécurité et de développement qui affectent la région du Sahel.
Ainsi, la création du G5 Sahel découle tout autant du dynamisme de la coopération militaire en matière de lutte contre le terrorisme, avec les partenaires extérieurs, que de la convergence politique et diplomatique issue du Processus de Nouakchott et/ou du consensus sur l’impérative coordination des « Stratégies Sahel » (Hanne et Larabi, 2015, 126). Dans la continuité de la Stratégie Intégrée des Nations Unies au Sahel (SINUS)2 et de la Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel de l’UE qui, toutes les deux, s’appuient sur le nexus sécurité – développement. Les pays membres du G5 Sahel ont vu l’intérêt politique que pouvait représenter la création d’une organisation régionale les rassemblant autour de ce principe qu’ils ont érigé en doctrine. Ce mimétisme semble s’être nourri d’une volonté d’appropriation des différentes initiatives des principaux bailleurs de fonds mais également d’une volonté de freiner l’expansion du terrorisme dans tout le Sahel. Dans ce cadre, le soutien de l’ONU, à travers son bureau de l’Afrique de l’Ouest (UNOWAS) a été élargi et « renforcé » (Desgrais et Sada, 2018, 112), allant d’un appui technique à l’élaboration de « neuf projets phares dans les domaines de la gouvernance, de la sécurité et de la résilience » (Guterres, 2016, 15). Dans ce contexte, le G5 Sahel se dote d’une stratégie basée sur deux piliers dont le premier consiste à « préserver l’intégrité territoriale des États et mener, ensemble, une action résolue en vue d’assurer la sécurité dans l’espace sahélien. » (G5 Sahel, 2014, 2-3), et le second sur la nécessité de lutter contre la pauvreté à travers le développement. La valeur ajoutée du G5 Sahel est sa complémentarité avec les autres organisations régionales sans empiéter sur leurs champs d’expertises.
Le 2 février 2017, l’organisation, par la résolution 00-01/2017, a décidé de créer une force conjointe (FC-G5S) dont le but est de « lutter contre le terrorisme et le crime transnational organisé » (G5 Sahel, 2017, 2) dans les cinq pays. Mais, afin d’avoir une légitimité internationale, le G5 Sahel avait demandé à l’ONU et l’Union Africaine (UA) une reconnaissance officielle. Ce qui a été fait via la résolution 2359 par laquelle l’ONU avait demandé aux pays et organisations de soutenir la force (Conseil de sécurité de l’ONU, 2017, Résolution 2359, 4). De même, le communiqué du 13 avril 2017 du Conseil de paix et de sécurité de l’UA a même donné un mandat à la force (Conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine, 2017, 2). Cependant, ni le Conseil de Sécurité de l’ONU, ni l’UA n’ont accepté le déploiement de la FC du G5 Sahel sous le mandat du Chapitre VII de la charte de l’ONU, ce qui prive l’organisation d’un appui considérable en termes de soutien logistique, financier et technique. Dans cette cacophonie politico-institutionnelle, l’Union Européenne se positionne comme le partenaire idéal via son paradigme de stratégie pour le Sahel. En effet, depuis 2011, l’UE a développé la Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel qui est un cadre théorique de l’action de l’UE au Sahel. C’est un concept novateur qui privilégie la coopération régionale. Dans une logique d’appropriation africaine, la Stratégie de l’UE consiste à « développer les initiatives politiques et opérationnelles existantes en matière de sécurité et de développement du Sahel et les soutenir tant au niveau national que régional » (Union Européenne, 2011, 5). Ainsi, la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est apparue comme l’interlocuteur régional par excellence pour la mise en œuvre de la stratégie pour le Sahel de l’UE. Ladite stratégie a permis de financer plusieurs projets de développement des pays membres du G5 Sahel, mais également d’équiper les forces qui luttent contre le terrorisme, par du matériel adéquat tel que des véhicules blindés. Cependant, l’apport de l’Alliance pour le Sahel est le plus visible et le plus concret. Créée en 2017 à l’initiative de la France, de l’Allemagne et de l’Union Européenne, elle regroupe aujourd’hui 13 pays qui constituent le bras armé du G5 Sahel en matière de financement des projets de développement pour lutter contre la pauvreté (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2020). Il s’agit là d’un appui financier dans le cadre du Programme (du G5 Sahel) d’Investissement Prioritaire dans 40 projets régionaux et répartis dans 4 secteurs prioritaires : infrastructure de désenclavement, accès aux ressources, gouvernance et programme de stabilisation d’urgence.
Par contre, ces programmes de développement n’auront pas d’effet si les stratégies militaires de lutte contre le terrorisme ne sont pas coordonnées. Cela passe nécessairement par la formation et l’équipement de la force conjointe du G5 Sahel. Malheureusement, le système de formation et d’équipement de l’armée varie d’un pays à un autre. Ce qui rend difficile l’organisation et la coordination des opérations conjointes sur le terrain.
II. Une force conjointe à caractéristique disparate
La création de la force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S) découle de la nécessité pour les États membres de renforcer leur action collective pour faire face aux menaces djihadistes. Malgré la multiplication des opérations dans la région, la FC-G5S a été conçue pour compléter d'autres forces existantes (Barkhane, EUTM3, MINUSMA). Bien qu'elle ait un mandat d'imposition de la paix, dans la pratique, la FC-G5S est plutôt une opération anti-insurrectionnelle car son mandat comprend la lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale organisée et le rétablissement de l'autorité de l'État. Ceci est conforme à la tendance actuelle consistant à créer des forces ad hoc, avec un mandat d'intervention militaire dépassant le cadre du maintien de la paix (Bassou, 2017, 4). Mais « elle présente le risque d’une dispersion et d’une dilution de la spécificité originelle qui fonde sa légitimité » (Sada, 2017, 3). Une légitimité mise à mal par l’incompatibilité des armées de pays-membres en termes de formation et d’équipement. En effet, toutes les aides et coopérations ne peuvent apporter leurs fruits que lorsque les armées nationales de ces pays soient au même niveau de capacité technique, opérationnelle et stratégique. Malheureusement, la différence de « puissance de feu » entre ces pays réduit l’efficacité de la lutte sur le terrain.
Figure 1 : Le G5 et sa force conjointe
(Secrétariat du Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest [CSAO/OCDE], 2018)
D’après le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, le Tchad est la première puissance militaire de l’organisation, en termes d’effectif militaire, mais c’est la Mauritanie qui alloue plus d’argent à la défense, avec 4,1 % de l’ensemble du budget de 2016. Autre remarque, la force Barkhane n’a de bases qu’au Mali, Niger et Tchad, même si elle opère dans tous les cinq pays. Enfin, contrairement à ce qui est indiqué sur cette carte, le quartier général n’est plus à Sévaré (Centre du Mali), mais à Bamako. Il a été transféré dans la capitale malienne, le 28 septembre 2018, à la suite d’une attaque terroriste survenue le 29 juin 2018 (RFI, 2018), ce qui a éloigné la base de coordination du théâtre des opérations et diminue ainsi son efficacité.
Mais, selon Global Fire Power4, le Tchad est la première puissance militaire des cinq pays (Global Fire Power, 2020). Il est également la quatrième puissance militaire francophone de l’Afrique5, derrière l’Algérie6, le Maroc7 et la Tunisie8. Il est suivi par le Mali9, qui est également la deuxième puissance militaire de l’Afrique de l’Ouest derrière le Nigéria10. Le Burkina arrive en 3e position11, suivi du Niger12 et de la Mauritanie13. De même, les chefs d’État tchadien et mauritanien sont des militaires. Le premier tire sa légitimité de ses multiples combats contre l’armée libyenne de Kadhafi (1978-1987), les différents rebelles tchadiens et Boko Haram. Le second est un stratège de lutte contre les guérillas et les insurrections. Il a une longue avancée sur ses voisins dans la sécurité intérieure de ses frontières. Le Mali, épicentre de la lutte contre le terrorisme, est considéré comme le maillon faible de la région à cause d’une bonne partie du territoire qui échappe à Bamako et une armée qui peine à se mettre sur pied. Enfin, le Burkina et le Niger n’ont pas pu tirer des leçons de la situation sécuritaire au Mali et ont fini par être envahis par les terroristes. Ainsi, la sécurisation des frontières poreuses est le grand défi des armées du G5 Sahel. En effet, « les réticences politiques expliquent par exemple une partie des difficultés dans l’établissement des patrouilles frontalières conjointes » (Boeke et Chauzal, 2017, 572). Les patrouilles conjointes sont limitées dans la région de Liptako-Gourma14 et font face au mur de la souveraineté territoriale. À l’instar de tous les États souverains, les pays-membres du G5 Sahel sont très réticents à ouvrir leurs domaines réservés et/ou à laisser leurs voisins s’immiscer directement dans leurs affaires intérieures. Par contre, les forces françaises de l’opération Barkhane, pierre angulaire de la lutte contre le terrorisme au Sahel, sont considérées comme le cordon ombilical qui permet à ces forces de se connecter en réseau. Engagée depuis 2014, après l’opération Serval, l’opération Barkhane est le principal partenaire du G5 Sahel dans la lutte contre le terrorisme. Présente sur le terrain avec un moyen impressionnant15 et a pour missions principales : la lutte contre le terrorisme, l’accompagnement et le renforcement des capacités des forces du G5 Sahel (ainsi que l’appui des forces internationales), enfin, agir au profil de la population à travers les actions civilo-militaires et les aides médicales à la population (Ministère des armées, 2020, Sommet de Nouakchott). Autre fait, l’ennemi, étant mobile, invisible et se déplaçant à motos dans une zone qu’elle maîtrise parfaitement, l’opération Barkhane s’est chargée de la formation des unités de la force conjointe appelées « brigades spéciales d’intervention rapide » se déplaçant, à leur tour, à motos afin de s’adapter aux techniques de l’ennemi en face, ce qui a commencé à donner des fruits depuis un certain temps.
Outre les défis opérationnels inhérents à la monté en puissance des troupes, la FC-G5S doit prendre en compte les opérations de sécurité en cours dans la région et qui affectent certains États membres du G5S. De même, l’intervention des membres du G5S dans d’autres opérations de lutte contre le terrorisme et/ou de maintien de la paix, nuit au bon fonctionnement de la FC-G5S. En effet, « il existe un certain chevauchement entre les pays fournisseurs de contingents » (Centre d’études stratégiques de l’Afrique , 2018) dans ces différentes opérations. Si, par exemple, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad interviennent dans la MINUSMA, la Mauritanie, quant à elle, intervient dans la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA). De même, les forces nigériennes et tchadiennes interviennent dans une autre opération de lutte contre le terrorisme, en l’occurrence la Force multinationale mixte (FMM)16. Créée en 2015 et regroupant plus de dix mille (10 000) hommes en provenance des cinq pays (Bénin, Cameroun, Niger, Nigéria et Tchad), cette force a pour but de lutter contre le groupe terroriste nigérian (Boko Haram) qui déstabilise toute la région (International Crisis Group, 2020). Ainsi, l’engagement de ces pays sur d’autres fronts a engendré une surcharge d’effort et de ressource, ce qui impacte, évidemment, l’efficacité des forces engagées au sein du G5S.
Tableau 1 : Effectifs de forces des pays du G5 Sahel au sein de différentes missions
(Centre d'études stratégiques de l'Afrique, 2018)
Cependant, au-delà des questions politiques et de souveraineté, ce sont les facteurs d’ordre stratégique et opérationnel qui peinent à se concrétiser. En effet, l’une des difficultés du G5S étant la non-appartenance de tous ses membres à la même communauté économique régionale (CER)17 qui est plus dynamique et plus structurée, en matière de sécurité collective, que le G5S. Par contre, le problème n’est pas la multiplication des opérations de paix, mais la production de résultat, ce qui est loin d’être le cas, dans la mesure où les groupes djihadistes infligent des pertes considérables aux armées nationales et internationales (Tazaghart, 2011, 77). Pire encore, la situation sécuritaire ne cesse de se dégrader. Par exemple, en 2012, l’insécurité était limitée au nord du Mali. Aujourd’hui, ils sont cinq pays, voire plus, qui sont sous menace terroriste et/ou groupes mafieux dans la bande saharo-sahélienne.
III. Une situation sécuritaire catastrophique malgré l’engagement des moyens importants
La sécurisation des frontières intérieures et extérieures des pays incombe d’abord, et avant tout, aux armées nationales. Ces dernières ne peuvent réussir leurs missions sans une collaboration des populations civiles et du renseignement humain. Cependant, cela n’est possible que lorsque les armées nationales arrivent à garantir une protection minimale aux populations. Malheureusement, depuis la création de l’organisation, la situation sécuritaire s’est considérablement dégradée et les civils sont les plus touchés. Ainsi, l’ONG ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project18) a réalisé une étude cartographique sur le nombre de décès dans les trois pays (Burkina Faso, Mali et Niger), entre 2012 et 2019, qui décrit les caractéristiques des violences armées dans la zone (Jones, 2019, 2).
Figure 2 : Western Sahel : reported fatalities (Sahel occidental : décès signalés)
(ACLED, 2019)
En effet, la violence contre les civils (VCC) a été la forme de violence la plus meurtrière depuis le début de la crise sécuritaire, particulièrement en 2019. Les pertes en VCC ont plus que doublé entre 2018 et 2019. Ainsi, par exemple, 60 % des décès signalés au Burkina Faso en 2019 étaient dus à la VCC et le nombre de victimes a été multiplié par sept entre 2018 et 2019, dépassant le nombre de morts au Mali. De même, la région du Sahel (Burkina Faso) a concentré près de 80 % de toutes les victimes en 2019. Au Mali, l’année 2019 a été la plus meurtrière depuis le début de la crise en 2012. La région de Mopti a concentré près de 70 % des décès en 2019. Au Niger enfin, le nombre des victimes a augmenté de 40 % entre 2018 et 2019. La région de Diffa a concentré près de 60 % des décès signalés en 2019. Au total, plus de 12 800 personnes ont trouvé la mort, entre 2012 et 2019, dans les trois pays dont 51 militaires de la force française de l’opération Barkhane19, 201 morts au sein de la MINUSMA, plus de 700 militaires burkinabés, 1700 militaires maliens et plus de 600 militaires nigériens20.
Ces violences quasi quotidiennes ont terni l’image des forces qui luttent contre le terrorisme, en particulier les forces étrangères. Plusieurs manifestations ont eu lieu, en 2018 et 2019, au Burkina, Mali et Niger pour dénoncer les massacres contre les civils et demander plus de sécurité. Il a fallu attendre le sommet de Pau, le 13 janvier 2020, suivi de l’application effective des décisions qui y sont prises, pour voir une amélioration de la situation sécuritaire au Sahel. Le sommet de Nouakchott du 30 juin 2020 fut le lieu de dresser le bilan sur les progrès accomplis depuis Pau. Ainsi, de janvier à juin 2020, les forces françaises de l’opération Barkhane ont mené pas moins de 30 opérations21 au cours desquelles plus de 500 djihadistes ont été mis hors combat22 dont le plus célèbre était Abdelmalek Droukdel, chef d’AQMI (Bensimon, Maillard et Zerrouky, 2020). Ces opérations ont été menées soit seules, ou conjointement avec les armées nationales selon les caractéristiques de la zone, de l’opération ou de la cible. Le sommet de Nouakchott a permis également de lancer officiellement la Coalition pour le Sahel. Elle est composée de l’ensemble des pays qui luttent contre le terrorisme au Sahel ainsi que de leurs partenaires, et s’appuie sur quatre piliers : la lutte contre les groupes armés terroristes, le renforcement des capacités des forces armées des États de la région, le soutien de l’action de l’État et des administrations sur le territoire en favorisant l’accès des populations aux services de base et, enfin, l’aide au développement (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2020). Toutefois, tous ces efforts ne pourront apporter leur fruit de façon pérenne que lorsque tous les acteurs s’impliquent de façon active, ce qui est loin d’être le cas.
IV. Absence de coopération de certains pays : ambivalence d’une lecture erronée de la situation sécuritaire et/ou de sa gestion
Cependant, l’absence de violence en Mauritanie intrigue les autres États-membres, ce qui peut laisser croire que le dispositif sécuritaire de ce pays est plus efficace que celui de ses voisins. Si certains analystes estiment que le pays est épargné grâce à une campagne de déradicalisation, une rééducation des djihadistes emprisonnés, de l’organisation de plusieurs débats autour de la question du « jihad » ainsi que de la formation des Imams (Lemine Bellal , 2015, 47-52), d’autres, tels qu’El Boukhary Mohamed Mouemel23, pensent que la Mauritanie, contrairement au Burkina, Mali et Niger, n’est jamais été mêlée dans les affaires de « libération d’otages » (Mouemel, 2019). Mais la thèse la plus répandue est que la Mauritanie aurait conclu un « pacte de non-agression » (RFI, 2016) avec les terroristes qui lui a permis d’être épargnée par ces derniers. Une accusation rejetée par le Gouvernement mauritanien. En tout état de cause, le pays a adapté son dispositif sécuritaire en impliquant les populations (renseignement humain) et en créant des « unités méharistes » (Sidya, 2020) pour faire des patrouilles à dos de dromadaires, dans les zones reculées et inaccessibles par des véhicules. De même, longtemps dirigé par d’anciens officiers de l’armée24, la Mauritanie a pu mettre en place un système de sécurité et de défense adapté à la réalité du terrain et, contrairement aux États membres du G5S, a pu diminuer la corruption qui gangrénait l’institution militaire. Ainsi, selon l’Institut d’études de sécurité (ISS), « la fraude et le favoritisme ont laissé les forces de défense et de sécurité de la région mal équipées pour faire face au terrorisme » (Koné, 2020) . C’est la conséquence de la corruption qui gangrène les institutions militaires, le processus de recrutement et dans l’achat d’armement. À cela s’ajoutent le manque d’audit fiable sur la gestion des ressources financières et l’inadaptation des formations aux conflits non conventionnels. Pour atteindre un seuil d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme, « les militaires du Sahel ont besoin d'une meilleure gouvernance pour faire face à la menace terroriste » (Ibid.), particulièrement en ce qui concerne les réformes du secteur de la sécurité.
L’autre grille de lecture liée à la lutte contre le terrorisme, étant la porosité des frontières (Normand, 2018, 178), mal sécurisées et, souvent abandonnées par les forces de sécurité. De même, l’imbroglio entre civils, milices, groupes signataires de l’accord d’Alger, bandits armés et djihadistes constitue une immense difficulté pour les armées. Une grande partie des membres des groupes djihadistes se trouve à l’intérieur des villes et des villages. En effet, les groupes djihadistes ont un vaste réseau de communication et de collaborateurs au sein des populations, ce qui crée, d’une part, de l’amalgame (donc des bavures), et de l’autre côté, de la méfiance des uns des autres (donc risque de conflit intercommunautaire). Une équation soulevée par l’économiste Gilles Olakounlé Yabi25, pour qui « ce qui est en jeu au Sahel est la capacité des États à recoudre le tissu social » (Châtelot, 2020).
Qu’est-ce qui pousse les populations à rejoindre les groupes terroristes ? Les raisons sont multiples et protéiformes :
-
Raison économique (pauvreté, chômage, etc.) ;
-
Raison sociale (vengeance, survie, etc.) ;
-
Raisons personnelles (faciliter de se faire de l’argent, banditisme, etc.) ;
-
Raison culturelle (défense de la communauté, défense de la religion, etc.) ;
-
Résurgence historique (des communautés qui veulent ressusciter leur passé glorieux).
Ces différentes raisons sont la conséquence de la logique du « tout militaire » (de Montclos, 2020, 166). En effet, lutter contre le terrorisme uniquement par le volet militaire ne permet pas d’éradiquer le phénomène. Il faut forcement inclure, dans la lutte, l'adhésion de la population civile et son approbation. Pourtant, il y un grand déficit de collaboration entre les forces armées et les populations, ce qui ne pourrait qu’aggraver la situation. Et comme l’a indiqué Bruno Charbonneau26 « L’acharnement contre-terroriste au Mali et au Sahel a depuis longtemps montré ses limites, sinon sa contribution à la détérioration de la situation » (Charbonneau, 2020, 3). Selon lui, la stratégie « contre-insurrectionnelle » initiée par Barkhane dans cette zone comme « choix et solution politique », ne pourrait être efficace qu’après avoir considéré les populations « comme un corps social vulnérable, à risque et à protéger » et non « un corps d’où émergent les risques, les dangers et les menaces » (Ibid., 2). Pire encore, l’ignorance de certaines valeurs culturelles pousse les militaires à enfreindre certaines coutumes. Par exemple, le fait de pénétrer dans une maison ou un hameau pour contrôler ce qui s’y trouve, ou encore palper un chef de famille devant sa femme et ses enfants, sont considérés comme des actes humiliants et peuvent pousser les civils à haïr les forces étrangères, voire collaborer avec les djihadistes ou les rejoindre.
De même, pour éradiquer le phénomène, il faut mener des discours anti-djihadistes à travers les religieux et les chefs traditionnels qui sont plus écoutés que les autres couches de la société. En réalité, au Mali tout comme les autres membres du G5S, les religieux (certes très orthodoxes), ont toujours joué un rôle de premier plan dans l’enveniment ou le dénouement d'une crise, ou encore dans la réconciliation entre communautés. On considère plus l'islam comme une tradition qu'une religion. En effet, l’Algérie et la Mauritanie, malgré le fait qu’elles soient accusées d’être en connivence avec certains groupes ou personnalités proches des djihadistes, ont, contrairement aux quatre États membres du G5 Sahel, réussi à mettre en place un « programme de démobilisation » (Herbert, 2019) et de « déradicalisation » (Lemine Bellal, 2015, 50) de leurs ressortissants affiliés aux groupes djihadistes. Ainsi, « en échange de leur reddition, ces combattants bénéficient d’une immunité judiciaire » (Ibid., 52). Une stratégie qui peut inspirer les gouvernements des autres États membres du G5S, notamment dans le cadre d’une politique de reconquête des cœurs et des esprits.
Conclusion
L'État, les frontières et le territoire sont des facteurs clés de l'équation sécurité / développement au Sahel. La relation entre l'État et les populations ainsi que la perception divergente de la notion d'État entre ces dernières et l'élite dirigeante amplifie l'opposition entre les premières qui aspirent à un État providence et les seconds qui voient dans l'État un simple appareil de pouvoir qui s'impose aux populations même s'il ne répond pas à leurs besoins. L'immensité des territoires et leur nature (déserts et steppes) conduit à des disparités de peuplement qui ont un impact sur la présence de l'État. Ce dernier a tendance à établir sa présence dans les zones densément peuplées et à oublier les habitants des zones à faible densité. Cette situation génère des zones d'ombre propices à toutes sortes de trafics et au développement du terrorisme. Ainsi, la création du G5S, étant une volonté politique de répondre aux besoins des populations sous menace terroriste, a connu un chemin semé d’embûches d’où la volonté de changer de stratégie.
L’initiative de certains pays européens de s’engager dans la « Task Force Takuba » pourrait être une approche intégrée robuste permettant de s’attaquer aux causes profondes de la crise sécuritaire au Sahel. Lancée officiellement le 27 mars 2020 par 13 pays de l’Afrique et de l’Europe27, elle devrait être composée de 500 éléments des forces spéciales européennes, sous le commandement de l’opération Barkhane. Pour l’instant, 5 pays28 seulement se sont officiellement engagés aux côtés des Français (Ministère des armées, 2020, Dossier de presse, 29), ce qui freine la montée en puissance de la coalition, pourtant nécessaire pour consolider les victoires sur le terrain contre les groupes terroristes. De même, la réussite d’une lutte contre le terrorisme dépend de plusieurs facteurs dont la collaboration des populations et, surtout, l’implication des leaders locaux (religieux, chefs coutumiers, responsables de jeunes ou d’association…) (de Montclos, 2018, 134). Cependant, un G5S sans l'Algérie est considéré comme un OTAN sans les États-Unis. En effet, ce géant du Sahel est la deuxième puissance militaire du continent, derrière l’Égypte. Son budget (13 milliards de dollars) est égal à 16 fois celui de l’ensemble des pays du G5 Sahel (775 millions de dollars) (Global Fire Power, 2019), et son armée (512 000 réguliers + 400 000 réservistes) est 3 fois supérieure à celle de l’ensemble du G5 Sahel (107 000 militaires). Son apport aurait pu résoudre plusieurs difficultés que rencontre actuellement la force conjointe en termes de renseignement, d’homme et de matériel. Malheureusement, son absence constitue l’un des plus grands handicaps pour tous les acteurs engagés dans le contreterrorisme. Toutefois, l’absence de certains États du Sahel (Algérie, Libye, Sénégal, etc.) diminue l’efficacité de la stratégie de lutte contre le terrorisme29 car la lutte ne se limite pas seulement aux questions militaires ou de développement : il y a également les questions de trafic de drogue et d’arme qui se posent, donc dépassant largement la seule sphère des cinq pays.
Cependant, une réponse purement militaire ou de développement ne suffit pas pour endiguer le phénomène. Il faut nécessairement une réponse plus globale (opération conjointe, contre discours djihadiste, renseignement humain et coordination des actions, éducation, économie, santé et institution). Enfin, il y a une carence de partage d’informations entre tous les acteurs. En effet, « dans la panoplie des sous-secteurs de la défense et de la sécurité intérieure et des nombreux enjeux qui mériteraient d’être étudiés pour bien cerner les situations sécuritaires en Afrique subsaharienne, le renseignement figurent comme l’un des plus – pour ne dire le plus – important » (Fondation Konrad Adenauer, 2017, 11). En ce qui concerne la dimension politique, il est nécessaire d'agir sur deux niveaux : national et régional. Pour le premier, les gouvernements devraient adopter des réformes sociales, éducatives, politiques et économiques globales afin d'assurer un accès inclusif aux services et aux ressources. L'amélioration des relations civilo-militaires devrait également être un objectif de réforme essentiel ; les enjeux ici sont la primauté de la sécurité nationale, un contrôle parlementaire efficace, l'ancrage des normes démocratiques et constitutionnelles et des normes des droits de l'Homme (Tull, 2017, 2). Les gouvernements centraux devraient également ouvrir des canaux de communication et de dialogue avec tous les acteurs sociaux, politiques et locaux, y compris les communautés marginalisées dans les zones rurales, ce qui pourrait déboucher sur la formation d'un nouveau contrat social entre l'autorité et les communautés. L'UE pourrait, ainsi, fournir un soutien technique et tactique dans plusieurs dimensions (politique, économie, justice et secteur de la sécurité) aux autorités, en encourageant notamment la bonne gouvernance et le respect des droits de l’Homme. Au niveau régional, les pays-membres du G5S devraient renforcer leurs capacités de coopération pour réduire leur dépendance à l'aide internationale. Enfin, ils devraient renforcer le rôle des organes civils locaux et/ou régionaux dans les mécanismes de gestion des crises et la médiation dans les conflits récurrents.