Texte introductif. Regards croisés sur « l’espace économique francophone »

DOI : 10.35562/rif.1337

Texte

La Conférence des chefs d'État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français à Québec en 1987 évoque pour la première fois un « espace économique francophone » ou une « francophonie économique ». Ces formules renvoient à la dimension économique de la langue française dans la mondialisation, au poids que constituent l’ensemble des personnes qui parlent le français dans le monde (francophonie) et les États qui sont membres de l’OIF (Francophonie). Depuis cette date, la nécessité de renforcer cette dimension économique a continuellement été réaffirmée à travers les Sommets de la Francophonie par les chefs d'État et de gouvernement ayant en commun l'usage du français. Cette constance s’explique notamment par la perspective économique que les promoteurs de la francophonie ont toujours associée aux missions de la Francophonie. Déjà, en 1988, Léopold Sédar Senghor recommandait que « la Communauté organique aura à définir, à côté d’un vaste domaine culturel et en relation avec lui, des secteurs et des programmes où la solidarité multilatérale pourra s’exercer » dont ceux dans le domaine économique1. L’approche des problèmes culturels sous l’angle économique, comme le prévoyait Senghor, s’est développée au sein du monde francophone au fil du temps et des mutations de l’environnement international. La réflexion sur l’existence d’un « espace économique francophone » ou d’une « Francophonie économique » est depuis cette période un leitmotiv. Elle revient systématiquement lors des grandes discussions au sein de la Francophonie. Ce fut notamment le cas lors du Sommet de Hanoi en 1997, lors du Sommet de Ouagadougou en 2004, lors du Sommet de Kinshasa en 2012 ou encore lors des Rencontres Internationales de la Francophonie Économique en 2008 et 2012. Cette réflexion a trouvé un écho particulier plus récemment, lors du XVe Sommet qui s’est tenu à Dakar en 2014. À cette occasion, a été adoptée une Stratégie économique pour la Francophonie. La décision de faire de l’économie un axe central de la coopération francophone constitue à ce titre un tournant décisif. Cet intérêt pour l’économie s’explique avant tout par les caractéristiques que possède l’ensemble francophone et que rappellent les chefs d’État et de gouvernement dans le préambule de la Stratégie économique pour la Francophonie « La Francophonie face aux mutations économiques mondiale ».

D’une part, la Francophonie regroupe 88 États et 1,2 milliard d’habitants, dont 300 millions de locuteurs de français. L’OIF représente 15 % de la population mondiale, 16 % du revenu national brut (RNB) mondial et 20 % des échanges mondiaux de marchandises. Le poids économique de la Francophonie dans l’économie mondiale est donc significatif. De plus, l’espace francophone rassemble des territoires et des acteurs (pouvoirs publics, institutions, entreprises, société civile) répartis sur tous les continents, avec des niveaux de développement très hétérogènes et une diversité culturelle remarquable. Cette caractéristique a donné l’image d’une coopération économique francophone très diversifiée. Plusieurs formes de coopération existent. Elles sont bilatérales, multilatérales, tripartites, etc. Les courants régionaux, sous-régionaux ou interrégionaux s’entrecroisent densément, et les concurrences entre les pays francophones et les pays non francophones sont intenses.

D’autre part, des études sur le rapport langue-économie ont démontré que la langue influence fortement les relations économiques2. Par conséquent, il existe un lien entre le partage du français et les relations économiques entre les pays francophones. Le français est alors présenté comme étant un atout dans le commerce international, notamment dans le marché des industries culturelles.

Ces spécificités doivent être replacées dans un contexte marqué par des mutations profondes qui touchent l’environnement international et les pays francophones. Parmi les mutations qui sont en cours, signalons la croissance démographique de l’Afrique qui fait de ce continent un espace francophone d’avenir avec une population très jeune, constituant une force indéniable au niveau de la production et de la consommation. La crise sanitaire que nous connaissons et ses impacts sociaux, économiques et politiques doivent également être pris en considération. Ces « turbulences » internationales et les perturbations nationales qu’elles impliquent pourraient conduire à une transformation profonde du modèle économique en cours et à la mise en place d’un autre modèle de développement, plus équitable, plus inclusif et plus durable.

La deuxième stratégie économique de la Francophonie, établie pour la période 2020-2025, a été adoptée lors de la 37ème session de la Conférence ministérielle de la Francophonie. Elle définit cinq axes d’intervention qui orientent les actions économiques de la Francophonie au cours des cinq prochaines années. L’adoption de cette stratégie économique est l’occasion de proposer un état des lieux sur les avancements réalisés jusque-là dans le domaine de la Francophonie économique. Si les débats sur la « valeur économique de la langue française » ont occupé, et occupent encore, une place importante dans l’arène politique et économique, les recherches scientifiques sur l’espace économique francophone quant à elles restent encore plutôt rares. Pourquoi ce désintérêt de la part des chercheurs qui étudient les questions francophones ? Les difficultés à définir cet espace économique francophone expliquent-elles ce désintérêt et la rareté de ces études ? Les carences en ce qui concerne les données à disposition des chercheurs, le manque de précision et de rigueur avec lesquelles elles sont produites ou avec lesquelles elles sont exploitées peuvent-ils expliquer cette situation ? Ces questions essentielles quant au passé, au présent et à l’avenir de cet « espace économique francophone » ont motivé ce numéro de la Revue internationale des Francophonies.

La première contribution de ce numéro est proposée par Tchamyèlaba Hilim. Elle questionne l’uniformisation du droit des affaires dans l’espace économique francophone d'Afrique autour d’une langue unique, le français, et le rôle que peut jouer la Francophonie. Selon l'auteur, le développement économique recherché pour l’espace économique francophone de demain doit pouvoir, pour son efficacité et même sa survie, s’appuyer sur un cadre juridique matériel applicable aux activités économiques de l’espace. La Francophonie qui a déjà fait ses preuves, dans le processus de construction de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA), peut encore contribuer à l’uniformisation du droit des affaires en Afrique. Toutefois, de nombreux défis se posent, notamment la réticence des États et leur appartenance à différents regroupements régionaux ou sous-régionaux avec une grande diversité d’accords régionaux en matière de droit des affaires. Ainsi, l'auteur propose une feuille de route quant à l'uniformisation complète du droit des affaires en Afrique en général et en Afrique francophone en particulier.

En lien avec cette question de droit des affaires dans l’espace francophone, la deuxième contribution à ce numéro, proposée par Fidèle Delidji et Magloire Lanha, s’intéresse à l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Les auteurs analysent les effets du droit et de la finance sur la croissance économique des pays de l’UEMOA et les perspectives susceptibles d’offrir plus de visibilité à cet espace économique francophone. En se basant sur la méthode des moments généralisés et sur une approche comparée entre les pays membres de l'UEMOA et les trois pays de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) non-membres de l’UEMOA et d’origine légale common law, les auteurs démontrent que le droit et la finance ont un effet positif sur la croissance économique dans les deux groupes de pays étudiés. Toutefois, l’effet semble plus élevé dans les pays de la CEDEAO hors UEMOA par rapport à celui des pays de l’UEMOA. Par conséquent, ils insistent sur l’importance que pourrait avoir un environnement juridique innovant qui serait plus adapté aux réalités économiques et sociales des pays de l’UEMOA et qui permettrait la construction de cet espace économique francophone.

La troisième contribution, produite par Fabrice Roth, prend une approche différente des deux précédents textes. En effet, elle propose une synthèse des analyses reliant la richesse économique aux capacités technologiques des pays et à leur environnement institutionnel. En se basant sur l’indice de complexité économique (ECI) et sur l’indice de complexité d’un produit et/ou service (PCI), indices produits par le Centre sur le Développement International (CDI) de l'Université Harvard, l’auteur démontre la forte corrélation entre le degré de complexité économique d’un pays et la richesse de ce dernier. En parallèle, le lien entre les caractéristiques de l’environnement institutionnel et la richesse économique est également démontré par le biais plus spécifique de l’innovation financière. Dans ce cadre global, l’auteur positionne un groupe de pays francophones d’Afrique à l’aide d’une matrice fondée sur les capacités technologiques du pays et la qualité de son environnement institutionnel.

Abordant la riposte économique contre la covid-19 en Afrique francophone, la quatrième contribution de ce numéro, proposée par Manfred Kouty, vise à expliquer pourquoi les pays africains en général et d'Afrique francophone en particulier sont ceux qui ont apporté moins de soutien à leurs économies. L’auteur analyse les contraintes qui pèsent sur l’espace politique dans les pays d'Afrique francophone et démontre que les pays d'Afrique francophone possédaient déjà un espace politique rétréci avant le début la crise sanitaire, ce qui limite leur capacité de faire face au choc économique lié à la crise produite par la pandémie de Covid.

Enfin, la cinquième et dernière contribution de ce numéro, produite par Eric Bertrand Lekini, questionne la place que tient le Covid-19 dans la géoéconomique sanitaire et interrégionale de la Francophonie, autrement dit les transformations géoéconomiques de la Francophonie en contexte Covid-19. La géoéconomique met l’accent sur le lien entre la politique et les effets systémiques de la pandémie Covid-19. Si ce lien est ici mis en lumière, c’est davantage pour attirer une attention particulière sur la conceptualisation du Covid-19 comme phénomène pandémopolitique. La pandémopolitique fait valoir la capacité du Covid-19 à réinventer la géopolitique de la santé sous une forme économique qui est plus affirmée que celle de la géoéconomique. Elle ouvre une voie vers la concrétisation de la coopération interrégionale de la Francophonie par le haut. À cette géoéconomie, succède une géoéconomie de la santé par le bas entendue comme une alternative aux logiques de priorisation nationales des systèmes de santé des États.

Ce numéro est enrichi par des analyses complémentaires produites dans la section varia par Jean-Michel Olaka et Lin Qiu. La contribution de Jean-Michel Olaka questionne le statut judiciaire de l’ancien président de la République en Afrique noire francophone. Son analyse montre que l’ancien président de la République est, sur le continent africain, un citoyen protégé et privilégié. Il bénéficie d’un statut particulier qui le protège contre toutes les poursuites judiciaires à la suite des crimes qu’il a pu commettre avant, pendant et après l’exercice de ses fonctions. L’observation révèle que les pratiques politiques et constitutionnelles sont souvent en décalage avec les principes du constitutionnalisme, de l’État de droit et s’alimentent par l’impunité institutionnalisée. En même temps, les États de l’Afrique noire francophone souffrent du manque d’institutions judiciaires disposant de capacités techniques minimales et de l’absence de ressources financières suffisantes, ce qui nuit sérieusement à leur efficacité et à leur autonomie. Selon l’auteur, la plupart des cours constitutionnelles ne constituent que des « ornements », des « caisses vides » des dirigeants désireux de s’éterniser au pouvoir par les changements des constitutions. Quant à Lin Qiu, elle cherche à savoir si le format 17+1 est promoteur de la coopération dans les relations entre la Chine et Union européenne ou bien si ce format est plutôt facteur de troubles au sein de l’Union. Sur la base de l'examen des motivations et du processus de mise en place du mécanisme de coopération 17+1, l’auteure analyse les facteurs clés de la coopération entre l'Union européenne et la Chine-PECO. Cette analyse est pour elle l’occasion de réfléchir à l’avenir de la coopération 17+1 et à celle de la coopération entre la Chine et l’Union européenne.

Ce numéro de la Revue internationale des francophonies est complété, comme ce sera désormais le cas pour chaque numéro, par un « texte essentiel ». Le Comité éditorial de la Revue souhaitait célébrer les 20 ans de la disparition de Léopold Sédar Senghor par un texte fondamental pour la francophonie du poète-président : « Le français, langue de culture »3. Enfin, trois recensions d’ouvrage concluent cette livraison. La première, réalisée par Hong Khanh Dang, porte sur l’ouvrage de Boniface Bounoung Fouda, Économie de la Francophonie. La deuxième, produite par Jean-Philippe Baulon, présente l’ouvrage dirigé par Christophe Traisnel et Marielle A. Payaud, La Francophonie institutionnelle : 50 ans. La troisième recension, rédigée par Aymeric Durez, s’intéresse à l’ouvrage d’Arnaud Dingammadji de Parsamba, La Francophonie au secours de l'Afrique centrale en crise (1998-2016).

1 Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie et le français », dans Liberté 5. Le dialogue des cultures, Paris, Le Seuil, 1992, p.137.

2 Voir notamment, Ginsburgh Victor, Melitz Jacques, Toubal Fard, Foreign language learning : an econometric analysais, Paris, CEPII, juillet 2015, n° 

3 Cet article de Léopold Sédar Senghor a été publié dans la revue Esprit, n° 11, novembre 1962, « Le français, langue vivante », p. 837-844 : https://

Notes

1 Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie et le français », dans Liberté 5. Le dialogue des cultures, Paris, Le Seuil, 1992, p.137.

2 Voir notamment, Ginsburgh Victor, Melitz Jacques, Toubal Fard, Foreign language learning : an econometric analysais, Paris, CEPII, juillet 2015, n° 2015-13 ; Matouk Jean, « Pourquoi l’anglais est-il la langue de l’économie ? » dans Les langues savantes, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2017, p. 84-97 ; Melitz Jacques, Toubal Farid, « Native language, spoken language, translation and trade », Journal of International Economics, janvier 2013 ; Céline Carrère, Maria Masood, « Poids économique de la francophonie : impact via l’ouverture commerciale », Revue d'économie du développement, 2015/2, vol. 23, p. 5-30.

3 Cet article de Léopold Sédar Senghor a été publié dans la revue Esprit, n° 11, novembre 1962, « Le français, langue vivante », p. 837-844 : https://esprit.presse.fr/article/leopold-sedar-senghor/le-francais-langue-de-culture-32919. Le Comité éditorial de la Revue internationale des francophonies remercie vivement Monsieur Jonathan Chalier, rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, pour son aimable autorisation de reproduction.

Citer cet article

Référence électronique

Thomas Meszaros et Hong Khanh Dang, « Texte introductif. Regards croisés sur « l’espace économique francophone » », Revue internationale des francophonies [En ligne], 10 | 2022, mis en ligne le 26 avril 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=1337

Auteurs

Thomas Meszaros

Thomas Meszaros est directeur de l'Institut international pour la Francophonie (2IF) à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et rédacteur en chef de la Revue internationale des francophonies.

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Hong Khanh Dang

Hong Khanh Dang est docteur en science politique, ingénieur de recherche à l’Institut international pour la Francophonie (2IF) de l’Université Jean Moulin Lyon 3 depuis 2017. Elle a précédemment enseigné à l’Académie diplomatique du Vietnam durant une dizaine d’années.

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