Wilfrid Bertile, géographe, homme politique réunionnais et ancien secrétaire général de la Commission de l’océan Indien, propose un véritable plaidoyer en faveur de la création d’une Union francophone. L’ouvrage est agréable à la lecture, il s’adresse au grand public mais se répète régulièrement. Les idées sont abordées de manière pédagogique, elles sont étayées de données, pour la plupart couvrant la période 2015-2020. On pourrait toutefois reprocher à l’auteur un texte parfois trop centré sur les relations franco-africaines, au détriment d’autres pays francophones.
L’auteur définit en introduction la francophonie comme un ensemble dont « les populations et les institutions […] ont en commun la langue et la culture françaises auxquelles sont généralement associées des valeurs de paix, de démocratie, de droits de l’Homme » (p. 9), des valeurs qui mettent l’humain et non le profit au centre de politiques soucieuses de la préservation de la planète. L’auteur observe que seuls les grands ensembles ont la dimension nécessaire pour peser sur l’évolution du monde : il est nécessaire de structurer les pays francophones dans une organisation d’intégration régionale, l’Union francophone. Cette idée n’est pas neuve, pour l’auteur : « les pays francophones constituent une force qui doit se structurer pour créer un espace de coprospérité, gérer en bonne entente les problèmes communs et prôner une autre mondialisation » (p. 10). Il soutient que c’est une nécessité plus qu’un choix. Le Nord francophone est en voie de déclassement tandis que le Sud francophone poursuit sa marginalisation, il faut infléchir le destin d’un monde qui court à sa perte par le poids d’un regroupement dans lequel la France doit jouer un rôle moteur, « persuadée que l’intérêt des pays en voie de développement est de construire avec les pays développés du Nord, frères en francophonie, cette Union francophone prônant de nouveaux rapports Nord-Sud, un développement inclusif et durable » (p. 15).
Dans une première partie, l’auteur présente un espace intercontinental qu’il appelle « espace francophone » qui est marqué par la marginalisation et le déclassement. Il se compose de 34 pays où le français est une langue officielle ou dans lesquels au moins 20 % de la population sont francophones. Ils représentent une grande diversité complémentaire à exploiter dans un esprit fraternel, un ensemble aux atouts considérables. Sa population est globalement en croissance et jeune grâce aux pays du Sud, il jouit d’un poids économique important grâce aux pays du Nord. Sa place dans les relations économiques internationales est importante et il faut y voir un potentiel de croissance remarquable. Il compte d’importantes ressources naturelles, notamment en Afrique, mais ces dernières, accaparées par des puissances étrangères, ne profitent ni à la population, ni à la communauté francophone. Cet espace dispose d’opportunités multidimensionnelles de croissance : essor démographique, urbanisation rapide, développement de la classe moyenne. La demande est forte et la satisfaction des besoins de la population peut entraîner une croissance importante. C’est aussi un espace hétérogène en difficulté dans la mondialisation, la fin de la colonisation n’ayant pas entraîné l’essor de sa croissance mais au contraire sa marginalisation. L’intégration des pays africains dans la mondialisation est diverse : certains sont encore enclavés, malgré un intérêt croissant porté sur le continent africain, traduction d’une inexorable montée en puissance. Les pays riches sont en repli, au profit des pays émergents. La France est notamment en recul mais elle profite encore globalement de la mondialisation. L’Afrique subsaharienne, dont la population jeune occupe une place prépondérante sur la démographie totale de l’espace francophone, jouit d’un dynamisme favorable, à condition que la création d’emplois suive cette évolution. A contrario, la population des pays du Nord vieillit, voire décroît : l’immigration est donc nécessaire pour maintenir un niveau de développement comparable et contenir la dépression démographique. L’auteur note que, « riche de ses atouts et de ses complémentarités, l’espace francophone pourrait devenir un espace de prospérité et constituer une force capable non seulement de relever des défis communs mais encore de peser sur les affaires du monde » (p. 58). L’auteur défend son idée de nouvelle voie, solidaire, qui puiserait dans les atouts de chacun pour répondre aux difficultés de tous.
Dans une seconde partie, l’auteur souhaite un développement partagé à même de relever les défis communs. De nombreux pays de l’espace francophone sont encore en voie de développement, pour beaucoup en Afrique. La population du continent augmente mais les indicateurs sociaux sont mauvais, les peuples souffrent : maladie, misère et ignorance. Le niveau de vie moyen est bas, accentué par les inégalités et le chômage structurel ; l’auteur observe que « l’Afrique connaît une urbanisation pathologique » (p. 66). Malgré son potentiel, l’Afrique subsaharienne ne constitue qu’un ensemble modeste : les territoires sont riches en ressources naturelles et pourtant ses habitants sont pauvres. L’auteur note des freins naturels mais aussi la cohabitation des systèmes traditionnels et capitaliste héritée de la colonisation : cette dernière « a profondément déstabilisé les systèmes préexistants et apparaît comme la cause majeure du sous-développement » (p. 70). La décolonisation entraîne la substitution des liens de coopération aux liens de dépendance, sans fondamentalement changer la situation : l’économie est « dominée, extravertie, dépendante de ressources extérieures » (p. 73), le commerce extérieur reste dépendant et déséquilibré. L’auteur note l’insertion de l’Afrique dans la mondialisation mais aussi « une diversification et un rééquilibrage des partenariats commerciaux […] en faveur des pays émergents » (p. 74). Au sortir des Indépendances, les anciennes colonies empruntent divers modèles pour leur développement économique. Les économies se libéralisent en empruntant le chemin néolibéral proposé par le « Consensus de Washington » en s’endettant « parfois aux limites du supportable » (p. 75), puis celui des puissances émergentes, notamment la Chine, grâce au « Consensus de Pékin ». L’économie africaine est tirée par le haut mais « cette sino-dépendance fait apparaître la Chine comme une nouvelle puissance coloniale » (p. 79) car aucun des deux consensus n’a débouché sur « un développement plus endogène et durable, en faveur de la population » (p. 79). Il appelle à la construction d’un espace de coprospérité et de nouveaux rapports Nord-Sud où la logique commerciale deviendrait une politique d’aide à la production et au développement. L’Afrique doit privilégier les pays francophones : le Nord a besoin d’un partenaire politique et d’un débouché économique, source d’approvisionnement stratégique ; le Sud a besoin d’amis politiques influents dans le monde et de partenaires dans une politique de développement non prédatrice. L’auteur voudrait tendre vers un commerce plus équitable où l’Union africaine s’inspirerait des démarches de préférences commerciales et diversifierait ses produits d’exportation. Il observe une asymétrie des flux financiers africains due aux transferts des migrants, aux investissements directs à l'étranger et à l’aide publique au développement : ces flux devraient se diriger vers les secteurs productifs de l’économie, tout en luttant contre ses formes illicites. La dette globale africaine augmente, fragilisée par l’aide usurière chinoise, et étrangle les économies. L’auteur souhaite un développement endogène où la priorité est donnée à l’économie de production et à l’amélioration du cadre politique et réglementaire, un développement qui s’entend aussi dans sa dimension humaine et durable. L’auteur souhaite une meilleure insertion au niveau régional qui passerait par une augmentation du commerce intra-africain : cela permettrait des économies d’échelle et un apaisement du climat politique par la coopération économique, en prenant toutefois en compte le risque de polarisation. L’auteur appelle à relever ensemble les défis communs et à peser sur les affaires du monde car seuls les grands ensembles sont capables d’orienter les affaires mondiales. L’Union francophone permettrait une concertation entre pays francophones et l’émission d’une voix originale dans les relations Nord-Sud. La francophonie est un atout pour une plus grande reconnaissance politique de l’Afrique et une meilleure action sur la scène internationale, tout en permettant aux pays du Nord de maintenir leurs rangs sur cette dernière. L’auteur perçoit la francophonie comme une alternative à l’uniformisation linguistique et culturelle : « la culture constituera le socle même de l’Union francophone fondée sur une langue et des valeurs communes à promouvoir pour la sauvegarde de la diversité culturelle » (p. 110). La sécurité est aussi une préoccupation fondamentale : « l’Union francophone aura la volonté politique de bâtir un espace de paix, de stabilité et de solidarité, grâce au dialogue et à la coopération » (p. 113). L’Afrique est particulièrement secouée par des crises et des conflits et recherche une architecture de paix et de sécurité avec une force formée et soutenue par les pays amis. L’auteur souhaite aussi intégrer les migrations dans le codéveloppement : c’est « une question sensible qui envenime les relations internationales » (p. 117). L’auteur souhaite que les migrants, principalement intra-africains, deviennent des ponts entre les peuples et il appelle à la mise en place d’une libre circulation débarrassée des « tracasseries » et associée à une coopération plus étroite. Les inquiétudes sur l’évolution du monde sont nombreuses : l’Afrique est particulièrement sensible au changement climatique alors qu’elle n’en est que faiblement responsable (bien que son empreinte écologique aille en se creusant). Une coopération doit se faire pour contenir le changement climatique dans le cadre d’une autre mondialisation, verte et durable.
Dans une troisième partie, l’auteur détaille le cœur de son plaidoyer, la nécessité d’une Union francophone pour « s’en sortir ensemble ». La francophonie est un partenariat unique mais menacé. Le poids politique et économique du français est considérable mais quasiment inexploité. L’auteur observe un décalage entre la francophonie institutionnelle et linguistique, notamment au regard du poids grandissant des pays non-francophones. La dimension culturelle a longtemps pris le pas sur la dimension économique, cette dernière doit être confortée. Lorsque le terme « francophonie » est inventé par Onésime Reclus en 1880, il désigne alors les espaces géographiques où l’on parle le français, avant de renaître sous la plume de Léopold Sédar Senghor en 1962. La décolonisation provoque le rassemblement de pays désireux de poursuivre avec la France et entre eux des relations fondées sur des affinités culturelles et linguistiques. L’auteur note que si la Francophonie est « principalement initiée par des dirigeants politiques africains, [elle] s’est structurée progressivement en un grand nombre d’institutions dont la principale, l’Organisation internationale de la Francophonie, est devenue un forum élargi manquant d’efficacité, faute d’un engagement résolu de ses membres » (p. 134). Plusieurs opérateurs apparaissent et s’associent progressivement à sa création. L’auteur note qu’elle est devenue un forum mondial moins francophone, trop important et hétérogène pour créer une intégration régionale. Le bilan global est assez maigre, « souffrant du manque de réalisations concrètes et d’un certain décalage avec les attentes des populations, [elle] semble inaudible et en perte de vitesse » (p. 141). Cet espace aux contours flous, à la ligne diplomatique incertaine, entraîne un affaiblissement du poids relatif de l’Afrique : l’auteur souligne que l’Union francophone devra se concentrer sur l’espace francophone. Elle présente une faiblesse économique tant elle dépend de la bonne volonté de ses membres : son budget limité empêche une politique ambitieuse. L’auteur perçoit l’avenir de la francophonie en suspens. Le continent africain est la clé du futur de la langue française mais l’anglais y prend de plus en plus de place : le nombre de francophones pourrait décroître sous la pression anglophone et des difficultés de l’accès au français. La langue est un moteur de croissance à préserver, l’auteur invite à se ressaisir avant qu’il soit trop tard ! Il souhaite aller plus loin, passer d’une logique de coopération à une logique d’intégration. Le contexte est favorable grâce à la pratique d’une langue commune : « ce terreau culturel commun à conforter forme la base nécessaire à l’acceptation d’un processus d’intégration régionale par les opinions publiques » (p. 150). L’Union francophone devra être une « union politique fondée sur l’égalité des participants […] et sur l’exercice d’une présidence partagée » (p. 152), les décisions prises sur le principe de la co-appropriation (une coprésidence assurée par un triumvirat régional) et leur exécution assurée par un secrétariat général dont le siège serait en Algérie (afin de participer à l’unification du Maghreb et la pacification du Sahel). D’autres structures viendraient en appui pour permettre l’appropriation par la population et souligner l’importance de la société civile. Les objectifs de cette organisation seront de réaliser un espace de codéveloppement, favoriser les échanges et la compréhension mutuelle pour un espace de paix et de sécurité, mettre en place une organisation équitable des échanges tout en respectant un principe de différenciation. Elle s’appuierait sur des frais de fonctionnement équitablement répartis mais aussi sur un fonds à la réalisation des projets associé à des crédits d’institutions financières. L’émergence de nouveaux acteurs mondiaux indique la nécessité pour le monde francophone de suivre le mouvement. L’auteur insiste sur l’importance d’une volonté politique forte, en premier lieu de la France : « le temps est venu de tourner la page coloniale et de regarder résolument vers l’avenir » (p. 160). L’auteur observe un recul français en Afrique : la part française est en repli dans les exportations et les importations mais se maintient dans les investissements sur le continent, les liens sont forts sur le plan humain. Ce recul reflète une présence militaire en augmentation, son implication plus forte dans les conflits du continent. Elle lutte principalement contre le terrorisme mais se heurte à l’opinion publique, même si la France (qui ne veut et ne peux pas être le gendarme de l’Afrique) n’intervient qu’à la demande des autorités et toujours de manière multilatérale et provisoire : « paradoxalement, il lui est fait un triple procès d’ingérence, d’indifférence et d’abandon » (p. 164). La France demeure un partenaire de choix alors que les aides américaines, russes et chinoises sont « souvent séduisantes dans l’immédiat, toujours mortifères dans la durée » (p. 166). Le Président Macron affiche la volonté de tourner la page de la colonisation, de rompre avec les pratiques du passé. L’auteur note un nouveau départ de l’aide française pour renforcer le développement au bénéfice des populations : les relations franco-africaines se renouvellent dans une approche solidaire et humaniste. L’Union francophone doit être un nouveau départ, une rupture logique avec le manque d’implication décisive française dans la francophonie, elle pourrait permettre de passer d’une diplomatie française d’influence à une diplomatie de confluence. Une grande ambition nationale est nécessaire, cette initiative doit être de tous les pays francophones : la construction d’un espace de coprospérité, de solidarité et de coresponsabilité, l’Union francophone, constituerait « une sorte de deuxième décolonisation » (p. 182).