Du bon usage des « pères fondateurs » : Jacques Chirac, un « père fondateur » oublié de la francophonie politique ?

DOI : 10.35562/rif.549

Résumés

Depuis la fin des années 1990, la francophonie institutionnelle a connu un tournant majeur. Elle a élargi ses missions au champ politique et est devenue une grande organisation multilatérale. Ce tournant doit beaucoup à la volonté d’un homme qui a œuvré et parfois bousculé ses pairs francophones pour bâtir l’OIF : Jacques Chirac. Si Léopold Sédar Senghor ou encore Hamani Diori sont présentés comme les « pères fondateurs » de la Francophonie (ACCT), l’action fondatrice de Jacques Chirac est peu ou pas reconnue. Pourquoi un tel paradoxe ? Qu’est-ce que cela révèle sur la place et les représentations de la France au sein de la Francophonie ?

Since the end of the 1990s, the institutional Francophonie has undergone a major turning point. It has expanded its missions to the political field and has become a major multilateral organization. This turn owes much to the will of a man who has worked and sometimes jostled his Francophone peers to build the OIF: Jacques Chirac. If Léopold Sédar Senghor or Hamani Diori are presented as the "founding fathers" of La Francophonie (ACCT), the founding action of Jacques Chirac is little or not recognized. Why such a paradox? What does this reveal about the place and representations of France within the Francophonie?

Index

Mots-clés

Francophonie, OIF, France, Jacques Chirac, pères fondateurs

Keywords

Francophonie, IOF, France, Jacques Chirac, founding fathers

Plan

Texte

« Osons le dire, la Francophonie est une entreprise résolument politique »i. Ce propos de Jacques Chirac lors de son discours du 14 novembre 1997, à Hanoi, exprime bien sa conception de la francophonie, tant lors de la VIIe conférence des chefs d’État et de gouvernement ayant le français en partage qu’au cours de ses deux mandats présidentiels. Elle donne la priorité au volet politique de la francophonie en la posant fondamentalement comme un instrument multilatéral participant à une meilleure régulation de la mondialisation. La Francophonie actuelle porte indubitablement la marque de cet héritage chiraquien.

Les grandes constructions humaines suscitent les analyses des différentes sciences sociales qui portent notamment sur leur genèse. Les études historiques permettent d’éclairer les circonstances, les objectifs et les rôles des individus, groupes et États dans la création d’une organisation. Elles servent aussi à donner plus de visibilité et de légitimité à une organisation qui élabore dès lors d’une histoire officielle – positive – avec ses grands hommes et ses mythes fondateurs. La geste héroïque des temps fondateurs sécrète en particulier un mythe quasi incontournable, celui des « pères fondateurs », figures emblématiques des temps pionniers qui, par leur vision et leur abnégation, ont permis l’avènement de l’organisation. Ils forment ces héros positifs – déclinaison de l’homme providentiel – dont les sociétés ont parfois besoin pour adhérer à un projet et qui appuient les causes défendues ou les motifs qui ont présidé à cette création. À partir d’une base historique, au sens scientifique du terme, les mythes positifs prennent très souvent le dessus dans l’autocélébration du mouvement et de la structure créés. La construction européenne en fournit un bon exemple avec ses Jean Monnet, Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Paul-Henri Spaak et Konrad Adenauer.

La francophonie institutionnelle, incarnée aujourd’hui par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), en constitue un autre exemple. Son histoire a elle aussi ses « pères fondateurs » qui sont essentiellement des Africains : le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Nigérien Hamani Diori, le Tunisien Habib Bourguiba et, dans une moindre mesure, le Cambodgien Norodom Sihanouk. Il est remarquable qu’aucun Français ne figure parmi ces personnalités. Il peut paraître tout aussi surprenant que Jacques Chirac n’est que peu ou pas mentionné dans la vulgate historique francophone comme un des « pères » de la Francophonie au regard de son action décisive dans la création de l’OIF.

Cet article se propose d’analyser ce paradoxe en traitant d’abord de la notion de « pères fondateurs » appliquée à la Francophonie, puis de l’action décisive de Jacques Chirac dans la création de l’OIF pour terminer sur des hypothèses expliquant cette quasi absence de postérité de l’ancien président de la République française.

I. Les pères fondateurs : un qualificatif à nuancer

L’histoire officielle de la Francophonie est d’abord celle diffusée par l’institution qui en est l’héritière. Le site internet de l’OIF propose ainsi une vision historique très mythifiée de la geste des pères fondateurs : « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française », aimait à répéter le poète Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal. Une formule qui reflète la philosophie des pères fondateurs de la Francophonie institutionnelle – Senghor et ses homologues tunisien, Habib Bourguiba et nigérien, Hamani Diori, ainsi que le Prince Norodom Sihanouk du Cambodge – et qui consiste à mettre à profit le français au service de la solidarité, du développement et du rapprochement des peuples par le dialogue permanent des civilisations »ii.

Léopold Sédar Senghor occupe effectivement une place à part dans cet aéropage. Il est à la fois le chef d’État qui, inlassablement, a œuvré en faveur de la constitution d’une véritable Communauté organique francophone dans les années 1960 et 1970. Mais il est aussi le poète et le philosophe de la Civilisation de l’Universel qui a longtemps servi de justification doctrinale à la francophonie. Cette place unique lui vaut notamment d’avoir donné son nom à l’un des opérateurs de l’OIF : l’Université Senghor d’Alexandrie. Dans les cercles scientifiques, on évoque même, pour décrire la construction de la Francophonie, le « paradigme senghorien » fondé sur le primat du lien linguistique et culturel et la dimension géopolitique.

Le président Senghor a été incontestablement un des personnages -clé de la genèse et des premiers pas de la francophonie institutionnelle, tant lors de la création de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) en 1970, qu’au cours des années suivantes en proposant la mise en place d’une Communauté organique francophone – à vocation politique – fondée notamment sur des réunions périodiques des chefs d’État et de gouvernement. Senghor fut de ceux qui, dans les années 1960, ont multiplié les propositions d’organisation de la francophonie aux côtés du Tunisien Habib Bourguiba et du Nigérien Hamani Diori.

Au moment du processus de décolonisation, le président Senghor était partisan d’une indépendance par fédération et s’est opposé à la « balkanisation » de l’Afrique occidentale française. Il s’agissait de bâtir une relation forte et durable entre un grand État africain francophone, héritier de la fédération de l’AOF (avec pour capitale Dakar), et la France. Dans la continuité de cet engagement, le président Senghor a milité pour la constitution d’une organisation multilatérale entre les États africains francophones et la République française. Il mettait en avant la coopération multilatérale franco-africaine afin de limiter le plus possible le tête-à-tête dissymétrique entre la France et chacune de ses anciennes colonies devenues des États indépendants. En raison du refus du général de Gaulle, Senghor (et d’autres dirigeants africains) en vient au milieu des années 1960 à changer d’échelle dans sa recherche d’une coopération multilatérale durable : la francophonie devient alors le champ de la construction souhaitée, avec pour cœur les liens franco-africains. Cette aspiration à une francophonie organisée du point de vue institutionnel et reposant sur un socle linguistique et culturel commun est dès lors portée par trois présidents africains Senghor, Diori, Bourguiba, qui mettent en avant la mise en place d’une communauté francophone. Elle s’est traduite en 1970 par la convention de Niamey qui crée l’ACCT, sous la présidence de Georges Pompidou, ami et ancien camarade de Khâgne de Senghor.

Mais le président sénégalais se heurte longtemps au scepticisme du général de Gaulle qui adresse une fin de non-recevoir à sa proposition, acceptée par les membres de l’Organisation de coopération africaine et malgache (OCAM) en juin 1966, de constituer une communauté francophone définie comme « une communauté spirituelle de nations qui emploient le français, que celui-ci soit langue nationale, langue officielle ou bien langue d’usage ». Le Général ne veut plus d’une organisation multilatérale après l’échec en 1960 de sa grande ambition : la Communauté franco-africaine. Une organisation de coopération intergouvernementale de la francophonie remettrait, pour l’essentiel, la France avec les pays africains sortis de la Communauté dans ce type de schéma institutionnel, même s’il était élargi à d’autres pays. Pour de Gaulle et ses successeurs, la priorité de la France est et demeure le maintien de relations privilégiées et bilatérales entre la France et son « pré carré » africain. Or, compte tenu de la composition de la francophonie, elle ferait largement doublon, au moins au début, avec la France-Afrique. Tant dans les années soixante qu’au seuil de la décennie suivante, le chef de l’État français voit dans la création d’une francophonie multilatérale et politique plus d’inconvénients que d’avantages dans la gestion de cette priorité franco-africaine. D’ailleurs, depuis les indépendances, la priorité de la diplomatie française consiste à s’efforcer de rassembler les Africains francophones dans un même ensemble (Union Africaine et Malgache puis OCAM, mais sans la France) et non à dépasser ce cadre franco-africain très particulier. Senghor comme Diori ont le mérite d’aller jusqu’au bout de leur démarche, espérant dépasser les réticences françaises. La création de l’ACCT en 1970 ne représente finalement qu’« un pâle reflet du projet du président sénégalais et de certains de ses homologues africains » (sur la position de la France à l’égard de la francophonie, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux : Turpin, 2010 ; Turpin, 2012).

Au cours de la seconde moitié des années 1970, c’est encore Léopold Sédar Senghor qui est l’artisan de la relance du projet d’une francophonie politique ; Hamani Diori a été renversé par un coup d’État militaire en 1974. À partir de 1977, le président sénégalais fait même un forcing inlassable en faveur de la réunion d’une conférence des chefs d’État francophones, démarche fortement appuyée par le gouvernement fédéral d’Ottawa qui y voit l’opportunité de faire rentrer dans le rang le Québec. Senghor commet toutefois l’erreur de considérer que le gouvernement français cédera sur la question de la représentation du Québec au profit d’Ottawa. Or la question québécoise est un casus belli pour Paris et tant Ottawa que Dakar ne paraissent pas avoir saisi la détermination des autorités françaises sur ce point. D’autant que cette détermination s’appuie également, au sein de l’establishment français, sur les tenants de la spécificité des relations franco-africaines qui voient dans d’éventuels sommets francophones des doublons qui risquent d’affaiblir les sommets franco-africainsiii.

Le président Senghor utilise les sommets franco-africains – l’OCAM n’étant alors plus en mesure, comme en 1966, de fournir le cadre multilatéral nécessaire – pour promouvoir son projet. Lors de la conférence franco -africaine de Paris, le 22 mai 1978, il se fait ainsi confier par ses pairs l’établissement d’un rapport sur le projet de conférence des chefs d’État et de gouvernement francophones. Elle se réunirait tous les deux ans et aurait pour mission de procéder à « un examen de la situation internationale » ainsi qu’au « renforcement des solidarités par la multiplication des actions communes »iv. Senghor présente, en mai 1979, un projet très ambitieux de « Communauté organique des pays partiellement ou entièrement de langue française (COPPELF) »v au cours du sommet franco-africain de Kigali.

Dans ce projet, le président sénégalais estime qu’il faut « prévoir des structures permanentes chargées d’animer, de coordonner et de contrôler ses différentes activités ». L’organisation doit avoir à sa tête une « Autorité politique » : une « Conférence des chefs d’État et de gouvernement » avec un « secrétariat général ». Une conférence des ministres des Affaires étrangères préparerait chaque conférence des chefs d’État et de Gouvernement. Outre une réunion annuelle des ministres des Affaires étrangères, Senghor envisage la tenue régulière de réunions ministérielles dans d’autres domaines (Culture, jeunesse et sports, Économie et finances). Des réunions d’ambassadeurs prépareraient ces réunions ministérielles. Enfin, cette organisation politique de la francophonie devrait s’investir dans des actions concrètes en réformant l’ACCT de manière à en faire « une super Agence » chargée d’animer les projets de coopération. Une réunion des ministres des Affaires étrangères, permettant de finaliser le projet qui serait élaboré sous la direction du président Senghor, serait organisé, à Dakar, en octobre 1980 ; l’AUPELF, l’AIPLF et la FAF (Fédération des associations francophones) seraient invitées à titre d’observateurs.

Si ce projet très ambitieux de Communauté organique francophone rencontre un succès d’estime à Kigali, les mois qui suivent voient son enlisement. Le Gouvernement français ne souhaite pas froisser le président Senghor en refusant purement et simplement. Il tergiverse espérant que le projet ne se fera pas. Sur le fond, Paris ne partage pas les conceptions – jugées maximalistes – du Sénégal et prône une organisation la plus souple possible sur le modèle de la conférence franco -africaine et qui soit fondée sur la notion de « pays » et non d’« État » afin de préserver la représentation du Québecvi. De plus, Valéry Giscard d’Estaing « n’avait pas d’atomes crochus avec Senghor »vii, ce qui ne facilite guère l’avancée du projet. Les réserves françaises ne sont pas seules en cause. Des « réticences et réserves certaines à l’égard du projet sénégalais »viii se sont manifestées plus ou moins clairement du côté africain. La première forme de réserve a d’abord consisté, pour nombre d’États africains, à ne pas répondre ou avec beaucoup de retard – et de manière nuancée – à la proposition du président Senghor. Cette résistance passive s’est exprimée tant à l’encontre du premier projet de Communauté organique francophone présenté à Kigali que pour celui du sommet franco-africain suivant, à Nice, en mai 1980, pourtant moins ambitieux.

Le président Senghor n’en maintient pas moins le cap de la réunion d’une conférence ministérielle préparatoire fin 1980. Mais, faute d’accord sur la question de la représentation du Québec entre Paris et Ottawa et entre Ottawa et Québec, le gouvernement français annonce officiellement, le 26 novembre, qu’il ne participera pas à la conférenceix. Pour le président poète, désabusé, « c’est une querelle entre Grands Blancs. Quand ils se seront mis d’accord, on tiendra le Premier Sommet » (Senghor, 1988, 165). La justification apportée par le président sénégalais est exacte mais réductrice. D’abord parce qu’elle omet ses propres responsabilités en prenant partie en faveur d’Ottawa dans la querelle de la représentation du Québec. Surtout parce qu’elle ne considère pas ce qui est probablement la raison principale de l’échec : les autorités françaises ne sont pas prêtes à bâtir une véritable organisation internationale de la francophonie, qui couvrirait tant les sujets de politique internationale que les domaines de la coopération culturelle et technique. Si la France accepte de dépasser le cadre institutionnel de l’ACCT, pour atteindre le niveau décisionnel de la réunion des chefs d’État et de gouvernement, elle n’entend pas modifier les choix stratégiques des années 1969-1970 qui confinent la francophonie institutionnelle à des domaines fondamentalement culturel et technique et non politique.

Léopold Sédar Senghor et Hamani Diori – dont la place est sous-estimée dans la création de l’ACCT – ont donc été ceux qui ont lancé puis entretenu la flamme d’une francophonie institutionnelle à vocation politique. Pour autant, leurs actions n’ont pas débouché sur les résultats escomptés. Au début des années 1980, le président Senghor se retire volontairement du pouvoir – exception rarissime dans l’Afrique de cette époque – et Diori est en exil. De francophonie intergouvernementale, il n’existe que l’ACCT qui ne touche qu’aux domaines de la coopération technique et culturelle. Il reste donc à inventer cette francophonie politique et l’initiative en revient à François Mitterrand qui, en 1986, réunit le premier sommet des chefs d’État et de gouvernement ayant en partage le français. Ce premier sommet enclenche le processus laborieux d’institutionnalisation d’une francophonie à vocation politique dont la conclusion revient à Jacques Chirac.

II. Jacques Chirac : le bâtisseur de l’OIF ?

Si le président François Mitterrand a été l’initiateur de l’inflexion majeure de la francophonie vers le champ politique, il n’en a pas été le bâtisseur. Bénéficiant d’un contexte canado-québécois relativement favorable, il a posé, à partir du premier sommet de 1986, la première pierre d’un édifice qui est longtemps demeuré à la fois très informel et complexe. S’il a très vite perçu l’intérêt de la francophonie politique, il n’a pas eu une claire vision de ce qu’elle pourrait devenir du point de vue institutionnel. Cette œuvre de législateur, de créateur d’une véritable organisation internationale de la francophonie revient à son successeur Jacques Chirac.

II.1. Chirac le Francophone, Chirac l’Africain

L’accession de Jacques Chirac à l’Élysée, en mai 1995, ouvre la voie à une accélération du processus d’institutionnalisation de la Francophonie politique. L’homme est, de longue date, un partisan convaincu de la francophonie. Il l’a d’abord été pour la francophonie linguistique et culturelle dans la lignée de son mentor en politique Georges Pompidou. Il nourrit très tôt une réflexion sur le rôle d’une langue, sa place dans l’influence d’un pays et son importance du point de vue de la culture et de l’identité des peuples. Toutefois, Chirac n’est pas un lettré profondément épris de littérature et amoureux des mots de la langue française comme pouvaient l’être un Pompidou, un Senghor et un Mitterrand. Son attachement à la francophonie se situe plutôt dans le fait que c’est une personnalité très ouverte à la diversité des cultures dans le monde et à la nécessité de les protéger. Son combat en faveur de la francophonie est donc à chercher tout autant dans la défense de la langue et de la culture françaises à l’échelle mondiale que dans la lutte permanente pour le respect de la diversité culturelle et donc linguistique dans le processus de la mondialisation.

Dans ces conditions, la francophonie constitue chez lui à la fois une donnée culturelle et identitaire fondamentale – celle de la France et de l’ensemble des pays ayant en partage la langue française – et un instrument dans sa politique internationale en faveur d’une mondialisation rationalisée, « promesse d’échanges et de richesses accrues » et non de dissolution « dans un magma uniforme » (Les Échos, 2002). Jacques Chirac n’a de cesse, tout au long de ses mandats, de marteler son credo contre « le mono-culturalisme ». La Francophonie est un de ses chevaux de bataille dans ce combat planétaire. Sa politique de la francophonie est donc indissociable de sa politique extérieure. En effet, face à une mondialisation qui bouleverse les paradigmes du système international, la France doit adapter les objectifs et les moyens de sa politique extérieure de manière à concilier « l’attachement profond à la souveraineté nationale et la conscience éclairée d’une nécessaire adaptation aux évolutions de l’Histoire » (Chirac, 2011). L’objectif gaullien d’« une France maîtresse de son destin – écrit dans ses Mémoires Jacques Chirac –, messagère de valeurs universelles, attachée au respect de l’identité des peuples et soucieuse de défendre sa vision d’un monde multipolaire » (ibid.) demeure de mise. En revanche, les moyens diffèrent sensiblement puisque le multilatéralisme constitue la clé principale de cette adaptation de la France. Les mandats chiraquiens sont ainsi marqués par un engagement multilatéral fort, ce qui n’empêche pas, bien évidemment, la poursuite d’objectifs bilatéraux.

L’exemple de la défense multilatérale de la langue française en 1993 et 1994 souligne ces prises de conscience et ces adaptations en gestation. En effet, pas plus que les coopérations bilatérales menées par la France, la coopération culturelle et technique via l’ACCT ne peut constituer une réponse suffisante au maintien de la place du français dans le monde. Il faut pouvoir peser sur la scène internationale. Chaque État francophone – y compris la France –, pris séparément, ne le peut. Il faut donc rassembler pour être en mesure de peser dans l’espace-monde. Ainsi, c’est le gouvernement français qui lance le combat pour l’« exception culturelle », c’est -à -dire le fait de ne pas considérer les biens culturels comme n’importe quelle autre marchandise dans le processus de négociation du GATT – qui devient l’OMC en 1995. C’est en s’appuyant tout particulièrement sur les pays francophones (sommets francophones) et africains (sommets franco-africains) que la France obtient gain de cause. L’intérêt d’une organisation internationale de la francophonie, à vocation politique, n’est donc plus à démontrer pour les autorités françaises. Elle apparaît d’autant plus comme une nécessité que le contexte international s’y prête. Le continent africain connaît une vague de démocratisation tandis que l’Europe orientale et balkanique s’affirme, parfois dans le sang. De manière générale, la diversification des missions attribuées, dans les faits, à la francophonie – et défendue par la France – ainsi que la nécessité d’une tutelle politique sur les opérateurs, contribue à justifier la nécessité d’en passer à une francophonie politico–institutionnelle – qui ne pourrait plus se réduire à une conférence épisodique de ministres et de représentants personnels des chefs d’État – et plus seulement culturelle et technique.

Le lien entre politique africaine de la France et francophonie est probablement plus étroit qu’il ne le fut par le passé mais pas forcément dans le sens du maintien de la France-Afrique traditionnelle. La Francophonie politique peut être considérée comme un nouvel outil multilatéral au service des intérêts de la France plus en phase avec le système international qui se met en place depuis la fin de la Guerre froide. Elle est aussi un outil de la « normalisation » des relations franco-africaines qui s’affirme, non seulement dans un cadre interétatique classique – qui reste toujours important voire privilégié – mais aussi par l’internationalisation croissante de la politique française en Afrique en relation avec l’OUA (puis l’UA), l’ONU et l’UE. Le président Chirac s’inscrit, sans ostentation mais pleinement, dans la continuité du discours de La Baule de François Mitterrand (1990) et de la pratique africaine du gouvernement d’Edouard Balladur. L’approfondissement de la francophonie, qui devient de plus en plus politique après Hanoi, devient ainsi un moyen de maintenir des liens forts, mais moins contraignants et critiquables sur la scène internationale que l’ancien système de relations franco-africaines fondamentalement bilatérales. Le bilatéralisme n’a bien évidemment pas disparu du jour au lendemain, pas plus que les relations personnelles entre chefs d’État français et africains. Il demeure un des instruments de la gamme d’intervention de la diplomatie française qui peut s’appuyer sur le multilatéralisme onusien et européen ainsi que sur celui d’une francophonie politique et institutionnelle qui se met progressivement en place.

II.2. Chirac à la baguette

En accédant au pouvoir au printemps 1995, Jacques Chirac reprend les négociations engagées sur la création d’une organisation internationale de la francophonie depuis la fin du second septennat de François Mitterrand. Elles aboutissent, lors du sommet de Hanoi, en novembre 1997, à la création du poste de secrétaire général de la Francophonie et à une organisation de coopération intergouvernementale à vocation politique qui prend bientôt le nom d’OIF. Toutefois, ces négociations furent ardues et ont bien failli capoter en nombre d’occasions tant les visions et les intérêts étaient divergents entre les partenaires francophones.

Pour le président Chirac et son équipe élyséenne (Jean-David Levitte, Maurice Ulrich, Denis Tillinac), les obstacles sont tout autant internes qu’externes. Ils se heurtent en particulier à une ligne diplomatique dominante au sein du ministère des Affaires étrangères qui ne fait pas de la francophonie un instrument prioritaire de la diplomatie française. De plus, le Quai d’Orsay n’entend pas déplaire aux partenaires canadiens qui veulent « préserver leur influence politique en Afrique francophone via l’ACCT et anglophone via le Commonwealth ». « Le Canada/Québec s’étant approprié l’ACCT, analyse Maurice Portiche, la perspective d’une Francophonie politique centrée sur une véritable organisation internationale et incarnée par un Secrétaire général était perçue comme une remise en question de son influence dominante au sein de l’Agence. En outre, Ottawa redoutait qu’une telle institution politique devienne un instrument diplomatique au service des intérêts de la France »x.

À défaut d’un projet initial d’organisation internationale de la francophonie très élaboré du point de vue institutionnel, le renforcement des institutions de la francophonie doit, comme Paris ne cesse de le demander depuis le sommet de Chaillot, passer par plus de contrôle politique ; étant entendu que l’ACCT ne peut pas être ce nouvel organe de la francophonie institutionnelle et politique. La bataille est rude et se fait en plusieurs temps. La charte de la francophonie, adoptée le 18 décembre 1996 lors de la Conférence ministérielle de la Francophonie (CMF) de Marrakech, « répond en grande partie » aux vœux du Gouvernement français selon le conseiller diplomatique du Président, Jean-David Levittexi. Mais la partie n’est pas encore gagnée. Dans la dernière ligne droite des négociations, avant le sommet de Hanoi, il s’agit clairement d’imposer la vision présidentielle qui consiste à instaurer une véritable francophonie politique appuyée sur un secrétaire général « robuste » qui dominerait les autres opérateurs, notamment l’ACCT. Parallèlement à cet impératif institutionnel, le président Chirac et son équipe rapprochée doivent se battre pour imposer le candidat de leur choix au poste de secrétaire général qui doit incarner la nouvelle Francophonie politique. Ils jettent, dès le début de l’année 1997, leur dévolu sur l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali, ancien secrétaire général de l’ONU. Les réticences africaines sont très fortes et il faut toute l’autorité personnelle du président Chirac pour imposer le candidat de la France.

Le sommet de Hanoi constitue ainsi le couronnement de plusieurs années d’efforts de la France en faveur de la mise en place d’une véritable francophonie politique, tant dans sa dimension institutionnelle que dans le choix des hommes. Il « entérine le projet conforme aux options défendues par la France » (Ulrich, 2015, 474). L’ordre de préséances entre les instances francophones est bien celui souhaité par le Gouvernement français : sommet, CMF, Conseil permanent de la Francophonie (CPF), secrétaire général, Assemblée parlementaire (APF) et opérateurs (le premier d’entre eux étant la nouvelle Agence intergouvernementale de la Francophonie qui remplace l’ACCT). Surtout, avec la création du poste de secrétaire général et l’élection de son candidat, Boutros Boutros-Ghali, la France réussit à concrétiser ce que le président Chirac qualifie, lors de son discours de Hanoi du 14 novembre, d’« acte de portée historique »xii. « Cette institutionnalisation – souligne Boutros Boutros-Ghali – n’est donc pas le résultat d’un schéma théorique prédéfini que l’on aurait plaqué sur la réalité. Mais elle s’est constituée de façon empirique et pragmatique, au fur et à mesure des besoins » (Boutros-Ghali, 2003, 14). Il faudrait y ajouter une raison non moins déterminante : les velléités puis la volonté de la France, de François Mitterrand puis surtout de Jacques Chirac. Dans ce schéma, Paris obtient que le secrétaire général soit bien au cœur du nouveau dispositif politico -institutionnel de la francophonie. Mais, une fois encore, les autorités françaises ont dû accepter des compromis qui rendent encore incomplète leur victoire puisqu’elles n’ont pas pu éviter la transformation de l’ACCT en une Agence intergouvernementale de la Francophonie. Une dualité potentielle entre le secrétaire général et l’administrateur de l’AIF a été créée. Boutros Boutros-Ghali préside de suite le CPF qui nomme l’unique candidat au poste d’administrateur général de la nouvelle Agence intergouvernementale de la Francophonie, le Belge Roger Dehaybe.

L’obstacle principal au renforcement de la Francophonie politique demeure, pendant plusieurs années, la structure institutionnelle qui conduit à une forme de dyarchie de fait entre le secrétaire général et l’administrateur. La situation est d’autant plus inacceptable pour Paris que les relations entre Boutros Boutros-Ghali et Roger Dehaybe sont rapidement compliquées. L’Administrateur en reste, pour l’essentiel, à la priorité qui est celle de la Communauté francophone de Belgique, ainsi que du Québec et même du Canada, qui consiste à maintenir une Agence forte qui continue à permettre la représentation de communautés qui ne sont pas des États. De fait, depuis le compromis de Hanoi, c’est bien toute l’architecture institutionnelle qui est en cause, tant dans les tensions entre secrétaire général et administrateur général que dans les jeux de pouvoir – et leur fonctionnement même – entre les opérateurs.

Il faut attendre le sommet de Beyrouth de 2002 et l’entrée en fonction de l’ancien président du Sénégal Abdou Diouf à la tête du secrétariat général pour que la situation évolue dans le sens souhaité par les autorités françaises. Une nouvelle phase de la francophonie politique débute alors qui unit encore plus étroitement qu’au cours du mandat de Boutros Boutros-Ghali, politique africaine de la France et francophonie multilatérale. Le secrétaire général Diouf est, pour Paris, l’homme de la situation puisqu’il incarne cette francophonie politique et culturelle et donc aussi cette France-Afrique acceptable par tous. Avec l’appui total du président Chirac, Abdou Diouf se pose rapidement, par sa stature personnelle, en acteur de paix et de démocratisation en développant fortement la dimension prévention et résolution des crises. Il joue un rôle très actif en Afrique, ce qui renforce considérablement la dimension politique de la Francophonie, le plus souvent en appui de la dimension franco-africaine. D’autant que le nouveau secrétaire général n’est pas venu pour s’occuper uniquement des questions d’éducation et de langue française tel un secrétaire général de l’ACCT. Cette focalisation sur un volet multilatéral très politique – qui vaut déjà à l’OIF le surnom de « mini-ONU » – porte la marque de l’Élysée et des objectifs géopolitiques poursuivis par la France à travers cette construction.

Quant à la clarification institutionnelle en faveur d’un secrétariat général fort et cohérent, prônée par Paris, la magistrature d’influence qu’établit progressivement Abdou Diouf y contribue fortement. Elle passe d’abord par une remise en ordre des opérateurs de la Francophonie, à commencer par l’AIF. Il s’agit toujours de faire de l’AIF un opérateur parmi d’autres et non le cœur du dispositif. Jacques Chirac et son équipe n’en maintiennent pas moins leur objectif d’une réforme institutionnelle permettant un resserrement politico -administratif autour de l’autorité du secrétaire général. Lors du sommet de Ouagadougou de 2004, le paragraphe 4.3 (« Un ajustement organisationnel nécessaire ») de la déclaration sur le Cadre stratégique réclame en ce sens que « la personnalité juridique de l’Organisation internationale de la Francophonie et le cadre d’exercice des attributions du Secrétaire général » soient « mieux fondés ». Le secrétaire général Abdou Diouf se voit chargé de formuler des propositions à la CMF de décembre 2005xiii.

Une nouvelle séquence d’intenses négociations s’ouvre alors au cours desquelles l’Élysée et les représentants français appuient les efforts du secrétaire général Abdou Diouf pour réformer la charte de la Francophonie dans le sens souhaité. Il est vrai que les partisans de l’ACCT devenue AIF n’entendent pas, initialement, se résigner à la disparition d’une Agence indépendante, du moins très autonome, et donc de la dyarchie existante. Dans ces conditions, les dirigeants français défendent – se souvient le chef du service des affaires francophones Michel Vandeporter – la seule solution possible en termes d’efficacité et d’immédiateté : l’OIF doit succéder à l’AIF – seule organisation régie par un traité intergouvernemental –, l’ensemble étant placé sous l’autorité directe du secrétaire général de l’OIF. Le secrétaire général serait ainsi seul maître à bord de l’OIF/AIF et la question d’un nouveau traité serait définitivement évacuéexiv.

La CMF d’Antananarivo des 22 et 23 novembre 2005 donne gain de cause à la France, dont les positions – portées par le secrétaire général – ont été appuyées, dans cette dernière ligne droite difficile, par les Africains. La France réalise enfin son objectif stratégique. Le nouveau texte consacre l’importance de la dimension politique de l’OIF, qui marque fortement sa vocation à être un acteur universellement reconnu et à part entière des relations internationales. Elle obtient également les moyens de le réaliser en faisant cesser la dyarchie au sein de l’exécutif de la Francophonie (Ulrich, 2015). Les pouvoirs du secrétaire général en sortent renforcés puisqu’il est non seulement le représentant légal de l’OIF, investi de fonctions politiques, mais aussi devient responsable de son administration et de son budget. Il en délègue la gestion à un administrateur qu’il nomme après consultation de la CMF. Le secrétaire général coordonne l’action des différents opérateurs au sein du conseil de coopération qu’il préside. Il est bien la clé de voûte du dispositif institutionnel de la Francophonie, mais d’une Francophonie qui a pris un tour de plus en plus politique. La Francophonie politique et institutionnelle, avec à sa tête un secrétaire général très politique, porte bien la marque de la volonté et, bientôt, de l’héritage du président Jacques Chirac.

III. Une paternité non assumée ?

En célébrant les « pères fondateurs » Senghor, Diori, Bourguiba, on fait référence aux temps pionniers de la construction de la Francophonie institutionnelle. La fête de la francophonie a d’ailleurs pris pour date l’anniversaire de la signature de la convention de Niamey en mars 1970 qui avait créé l’ACCT. Mais la francophonie de nos jours est très loin du modèle initial de l’ACCT. L’OIF actuelle est née lors du sommet de Hanoi en 1997 et s’est considérablement affirmée au tournant du XXIe siècle. Elle est le produit d’un processus empirique de création continue qui prend sa source dans la réunion du premier sommet francophone de 1986 et non dans un énième avatar de l’ACCT. Alors pourquoi, en ce vingtième anniversaire du sommet de Hanoi, cette phase fondamentale dans la création et la structuration du projet francophone n’a pas donné lieu, comme pour les années 1960, à une histoire officielle avec une nouvelle génération de « pères fondateurs » ?

III.1. Le problème structurel : déséquilibre constitutif et positionnement France

L’absence de Jacques Chirac au Panthéon des « pères fondateurs » tient probablement d’abord à la position unique de la France au sein de la Francophonie qui oblige ses dirigeants à une certaine retenue extérieure. En effet, la Francophonie se distingue par une faiblesse constitutive de taille : le « déséquilibre – rappelait Jean-Marc Léger – entre le pays qui en est le centre et le cœur, et le reste de la communauté » (Léger, 1987, 45-46). La France représente à elle seule un poids considérable, tant du point de vue de la puissance politique, militaire, économique et culturelle, au regard des autres membres de l’OIF.

Ce déséquilibre écrasant en faveur de la France au sein de la Francophonie se traduit en particulier dans le financement de l’institution. La part française au financement de la francophonie multilatérale se situe, en 1999, autour de 70 % (pour 65 % en 1996), tandis que le Canada n’abonde que pour 12 %, le Québec 4,5 %, la Communauté française de Belgique 1,6 %xv. Le président Jacques Chirac a maintenu, voire augmenté, l’effort financier de la France, espérant toujours que d’autres pays membres accepteraient de faire un plus grand effortxvi. Pour l’année budgétaire 2006, dernière année pleine du second mandat présidentiel de Jacques Chirac, le Gouvernement français est demeuré de très loin (75 %) le premier contributeur de la Francophonie en lui consacrant 136 millions d’euros (dont 64 millions pour TV5) ; le Canada ne finançant que 14 %xvii.

Face à ce déséquilibre structurel, la France doit résoudre un problème qui n’est pas loin de relever de la quadrature du cercle. Elle doit être présente car sans elle pas de francophonie et parce que ses partenaires attendent d’elle qu’elle s’engage pleinement, y compris financièrement. De plus, elle n’a pas renoncé, loin de là, à sa volonté d’être encore une puissance qui compte sur la scène mondiale et qui entend user, pour cela, de toute sa palette d’outils bilatéraux et multilatéraux. Les autres États membres, en particulier ceux du Nord, financent trop faiblement les instruments de la francophonie, ce qui conduit le gouvernement français à assumer l’essentiel de la charge avec son corollaire : celui qui finance commande. Il se trouve donc en position de décideur de fait. Mais, dans le même temps, il devrait agir au sein d’un système multilatéral tel un membre parmi d’autres et ne pas donner l’impression que la Francophonie formerait une organisation multilatérale au service exclusif de sa puissance.

C’est précisément un des grands champs de critiques à l’encontre de la Francophonie que d’y voir une nouvelle forme de néocolonialisme culturel au profit de la France. Cette accusation est notamment relayée en France par la gauche et l’extrême gauche qui ont longtemps considéré la Francophonie comme une politique néocoloniale de droite, plus ou moins directement associée aux vicissitudes de la France-Afrique. Au fond, la Francophonie se résume encore trop souvent dans la classe politique française à de « vieilles lunes » qui ne la font pas considérer comme une ambition à part entière mais comme un instrument ou un prétexte parmi d’autres politiques. Lors de leur entretien du 18 janvier 2000, le ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine et Boutros Boutros-Ghali partageaient – déjà – l’analyse selon laquelle la Francophonie se réduit trop souvent « pour la gauche, à une forme de néocolonialisme déguisé et, pour la droite, à une forme d’antiaméricanisme » (Boutros-Ghali, 2002).

III.2. Une orientation trop politique de la Francophonie en cause

La postérité de Jacques Chirac en matière de construction de la Francophonie est également vivement critiquée dans la priorité politique qu’il lui a donnée, ce qui a induit un élargissement très vaste afin de pouvoir peser plus dans le concert international. En effet, le premier reproche que l’on fait actuellement à l’OIF tient à son trop grand élargissement. Elle a ainsi, depuis les années 1990, multiplié les adhésions de pays ne pouvant pas justifier d’avoir en commun la langue française et même, pour certains, ne pouvant que difficilement justifier d’une politique linguistique favorable à l’apprentissage de la langue française. Or la question de l’élargissement est cruciale car elle détermine en filigrane le sens du projet francophone et qu’elle installe un certain mode de fonctionnement. Le deuxième reproche qui y est fait à la Francophonie tient à l’élargissement de ses missions dans un sens trop politique. Au point que le risque est bien réel de voir la dimension politique de la francophonie supplanter sa dimension culturelle et linguistique qui est à la base de cette construction.

C’est tout particulièrement l’héritage chiraquien qui est en cause. C’est pourquoi Catherine Tasca et bien d’autres réclament d’en « revenir » au socle et de faire de « l’enseignement et de la pratique du français dans le monde […] son objectif prioritaire » (Beaudoin, Paquin, 2008). Le constat est identique chez Pierre-André Wiltzer pour qui « il y a un moment où à force d’avoir de plus en plus de membres, dont les liens avec la francophonie et la langue française sont ténus, on finit par ne plus trouver des actions concrètes qui intéressent tout le monde » : « La langue est le cœur de l’engagement. Mais là, on se disperse. On est assez loin du cœur du sujet. On est dans un système où on a une organisation sympathique mais dont on voit mal le contenu et l’efficacité »xviii. C’était déjà, en 2002, au moment où le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali achevait sa mission, le danger, souligné par le chef du service des affaires francophones, Jean-Michel Dumont, d’un virage trop institutionnel et politique de l’OIF. Il conseillait un « recentrage sur les fondamentaux (langue, culture, éducation, relations avec l’Afrique) » à l’instar de nombre d’anciens acteurs de la Francophonie, ce qui n’excluait pas la Francophonie politiquexix.

Conclusion

Ces difficultés actuelles de la Francophonie institutionnelle, qui portent, pour l’essentiel, la marque de l’héritage de Jacques Chirac, conjuguées au positionnement complexe de la France au sein de l’OIF, expliquent probablement pourquoi Jacques Chirac ne peut pas être célébré, ni même cité dans la page du site internet de l’OIF consacrée à son histoire, au même titre qu’un Léopold Sédar Senghor ou un Hamani Diori, comme un des « pères fondateurs » d’une nouvelle avancée, celle qui a permis la création de l’Organisation que nous connaissons.

Le temps fera probablement son œuvre tant en France que dans le monde francophone et la postérité de l’œuvre francophone de Jacques Chirac en sera modifiée dans le sens de la prise en compte de l’histoire de son rôle et non pas seulement d’une mémoire bloquée sur des problèmes actuels et des représentations qui n’ont pas beaucoup varié depuis un quart de siècle.

Le cas Jacques Chirac souligne cependant la persistance d’une difficulté de conception et de représentation de la Francophonie. Tant nombre de Français, de Francophones que de non Francophones voient toujours en elle – quand ils en ont entendu parler – une organisation multilatérale au service des intérêts de la France. Le fait est exact – comme elle sert aussi ceux du Canada, du Québec, etc. – mais ne prend pas en compte une autre réalité : l’OIF répond parfaitement aux principes et valeurs du multilatéralisme et d’une mondialisation respectueuse de la diversité linguistique et culturelle. Comme le rappelle, non sans une pointe d’humour belge, Roger Dehaybe, « la francophonie, c’est un projet néocolonial qui a bien tourné ! »xx. Quand Jacques Chirac aura intégré le panthéon des « pères fondateurs », il est probable que ce leitmotiv négatif, fondamental pour l’avenir de la Francophonie, aura débouché sur des représentations plus consensuelles et apaisées.

Bibliographie

Boutros-Ghali B. (2002), Émanciper la Francophonie, Paris, L’Harmattan.

Chirac J. (2011), Le temps présidentiel. Mémoires. T. 2, Paris, Nil éditions.

« Jacques Chirac reçoit les membres du Haut conseil de la Francophonie », Les Échos, 13/02/2002.

Léger J.-M. (1987), La francophonie : grand dessein, grande ambiguïté, Montréal, Hurtubise HMH.

Senghor L. S. (1988), Ce que je crois : négritude, francité et civilisation de l’universel, Paris, Grasset.

Tasca C. (2008), « Et si la francophonie regardait loin devant elle … », dans Beaudoin L. et Paquin S. (dir.), Pourquoi la francophonie ? Montréal, VLB éditeur, p. 73-84.

Turpin F. (2010), De Gaulle, Pompidou et l’Afrique : décoloniser et coopérer (1958-1974), Paris, Les Indes savantes.

Turpin F. (2012), « Paris et les ambiguïtés de la francophonie en Afrique : de l’échec de l’Union africaine et malgache à la Francophonie », dans Robin-Hivert E. et Soutou G.-H. (dir.), L’Afrique indépendante dans le système international, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, p. 111-130.

Ulrich S. (2015), Maurice Ulrich. Témoin et acteur de l’histoire de 1945 à 2007, Paris, France-Empire.

Note de fin

i Jacques Chirac, Discours de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur la dimension universelle de la Francophonie, l'élection d'un secrétaire général, la coopération économique et l'aide entre pays francophones et sur l'enseignement du français, Hanoi, le 14 novembre 1997, disponible sur : http://discours.vie-publique.fr/notices/977016760.html .

ii Organisation internationale de la Francophonie, Une histoire de la Francophonie, disponible sur : https://www.francophonie.org/Une -histoire -de -la -Francophonie.html.

iii Note du cabinet du ministre de la Coopération, Paris, 17 août 1977 (Archives nationales, fonds de la présidence de la République française de Valéry Giscard d’Estaing, AN, 5AG3/1424). Voir également Léger, 1987, 139-140.

iv Note de synthèse du service des affaires francophones au sujet de la francophonie, Paris, 20 novembre 1978 (AN, 5G3/1424).

v Compte-rendu de la réunion d’information sur le projet d’organisation des États partiellement ou entièrement de langue française tenue à Dakar le 22 juin 1979 et note du service des affaires francophones (direction des affaires politiques), Paris, 25 juin 1979 (AN, 5AG3/1479).

vi Note de Jean-Bernard Raimond pour le ministre (Jean François-Poncet), Paris, 30 septembre 1980 (AN, 5G3/1424).

vii Entretien de l’auteur avec Christian Valantin, 26 octobre 2016.

viii Note du service des affaires francophones, Paris, 22 avril 1980 (AN, 5AG3/1424 et 1479).

ix Télégramme circulaire de DiploFrance à tous les postes, Paris, 26 novembre 1980 (AN, 5AG3/1424).

x Entretien de l’auteur avec Maurice Portiche (courriel du 13 juin 2016).

xi Note de cadrage de Jean-David Levitte au PR, dossier préparatoire pour le sommet de Hanoi, Paris, 7 novembre 1997 (AN, fonds de la présidence de la République française de Jacques Chirac, 5AG5/JDL/75).

xii Jacques Chirac, Discours de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur la dimension universelle de la Francophonie, l'élection d'un secrétaire général, la coopération économique et l'aide entre pays francophones et sur l'enseignement du français, Hanoi, le 14 novembre 1997, disponible sur : http://discours.vie-publique.fr/notices/977016760.html .

xiii Organisation internationale de la Francophonie (2004), Actes de la Xe Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage. Ouagadougou (Burkina Faso), 26-27 novembre 2004, disponible sur : http://www.francophonie.org/IMG/pdf/actes_som_x_2004.pdf.

xiv Entretien de l’auteur avec Michel Vandeporter, 2 janvier 2017.

xv Note préparatoire au sommet de Moncton (3-5 septembre 1999) du ministère des Affaires étrangères pour le PR, au sujet des financements de la francophonie, Paris (AN, 5AG5/MU/4).

xvi Note de Maurice Ulrich au PR, aide-mémoire, Paris, 9 septembre 1999 (AN, 5AG5/MU/4).

xvii Note de synthèse de Maurice Ulrich du 9 mai 2007 (citée dans Simone Ulrich, op. cit., p. 508-510).

xviii Entretien de l’auteur avec Pierre-André Wiltzer, 23 février 2017.

xix Note du chef du chef des Affaires francophones, Jean-Michel Dumont, pour Hervé Bolot du cabinet du ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, Paris, 28 juin 2002 (AN, 5AG5/MU/4).

xx Entretien de l’auteur avec Roger Dehaybe, 23 février 2017.

Citer cet article

Référence électronique

Frédéric Turpin, « Du bon usage des « pères fondateurs » : Jacques Chirac, un « père fondateur » oublié de la francophonie politique ? », Revue internationale des francophonies [En ligne], 2 | 2018, mis en ligne le 04 novembre 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=549

Auteur

Frédéric Turpin

Professeur d’histoire contemporaine et chaire Senghor de la francophonie de l’Université Savoie Mont Blanc, Frédéric Turpin est notamment l’auteur de Jacques Foccart. Dans l’ombre du pouvoir (2015, CNRS éditions) et de De Gaulle, Pompidou et l’Afrique (1958-1974) : décoloniser et coopérer (2010, Les Indes savantes).

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