Dans un contexte global de compétition multi secteurs, le secteur de la recherche n’est pas épargné. Il est l’objet d’une profusion de prix et distinctions divers. Ces différentes reconnaissances du travail accompli par des chercheurs sont devenues des critères pour l’appréciation du niveau des universités, notamment en termes de production scientifique. C’est aussi sur cette base que s’organise la compétition scientifique mondiale (Aghion, 2009, 7). Par exemple, les effets d’annonce du classement de Shanghai et la concurrence de plus en plus rude entre les universités (Kossi, 2013, 470) participent de cette construction internationale de la compétition scientifique. Pourtant, les dynamiques scientifiques globales imposent la collaboration entre chercheurs, sous forme de réseaux de recherche. La performance de ces réseaux est tributaire de leur capacité à favoriser la collaboration des chercheurs membres, plutôt que leur compétition. Cette collaboration peut se construire autour d’une langue. C’est par exemple le cas des réseaux de chercheurs produisant des connaissances en français. Le français est donc par conséquent considéré comme une langue scientifique autour de laquelle se forment des communautés épistémiques.
Ces communautés épistémiques linguistiques n’évoluent pas dans un environnement clos car la production scientifique tient désormais compte de la mondialisation de la recherche. La mondialisation de la recherche en tant qu’espace de compétition, coopération » (Fussman, 2011, 1) permet de questionner les propriétés du réseau francophone des associations de science politique dans ses propres interactions mais aussi en rapport avec des réseaux de science politique ayant en partage d’autres langues dont l’anglais.
Ainsi, notre questionnement principal est de savoir de quelle manière les dynamiques réticulaires de la science politique francophone se manifestent dans la mondialisation scientifique. Il nous amène à comprendre comment s’organise le réseau francophone de science politique. Quelles en sont les propriétés et les interactions avec les réseaux de science politique d’autres aires linguistiques ? À partir de la sociologie de la connaissance et d’une analyse comparative, l’analyse du réseau permet de comprendre le réseau francophone des associations de science politique, puis nous allons enchaîner avec l’analyse de ses composantes (I). Ensuite, nous essayerons d’étudier sa démarche réticulaire afin d’en dégager les propriétés en rapport avec la mondialisation et la compétition scientifique qu’elle induit (II). Le but est de voir si le réseau francophone de science politique est structuré par ses dynamiques internes et externes et si ce réseau contribue lui aussi à structurer la compétition scientifique mondiale.
I. Le réseau des associations francophones de science politique : regard théorique et composantes
La naissance d’un réseau francophone de science politique peut sans doute trouver des explications à partir de la théorie des réseaux (I.1) et ces explications permettent de mieux saisir les composantes du réseau autour duquel se structure la science politique francophone (I.2).
I.1. Comprendre le réseau des associations francophones de science politique : un détour théorique
Étant d’une polysémie et d’une plasticité forte (Musso, 2003), le terme « réseau » renvoie à des significations et des applications plurielles. Selon Laurent Beauguitte, le réseau est constitué d’un ensemble fini et non vide de points, symbolisant des acteurs (individus, groupes, institutions, textes, etc.) et d’un ensemble fini et éventuellement vide de lignes symbolisant les relations entre ces acteurs (Beauguitte, 2016). Quant à Vincent Lemieux, un réseau est un système d’acteurs sociaux qui, pour des fins de mise en commun de la variété dans leur environnement interne, propagent la transmission de ressources en des structures fortement connexes (Lemieux, 1999, 123). Qu’ils soient économistes, aménageurs, urbanistes, sociologues, historiens ou spécialistes des sciences de l’ingénieur, beaucoup de chercheurs tendent à accorder une place de plus en plus importante aux réseaux dans leurs discours et dans leurs modes de raisonnement (Curien, 1993). Cette tendance est de plus en plus visible avec l’accélération de la mondialisation qui, grâce au développement des transports et des communications, « transforme l’organisation spatiale des relations sociales et des transactions - leur extension, leur intensité, leur rapidité et leur impact - et qui génère des flux et des réseaux transcontinentaux et interrégionaux d’activités, d’interactions et d’exercice du pouvoir » (Held, 1999).
En sciences sociales, le succès planétaire des communautés virtuelles comme Facebook ou MySpace a mis ce concept à la mode au cours de ces dernières années (Mercklé, 2004). De nombreuses études sur les réseaux sociaux ont donc vu le jour, notamment dans le domaine de l’analyse des politiques publiques où il a connu un développement important sous l’influence de travaux britanniques et américains (Le Gales et Thatcher, 2004). Sur le plan scientifique, le réseau des associations francophones de science politique peut être étudié à l’aune de ces théories. « S’il y a bien une activité où les réseaux sont omniprésents, c’est le monde scientifique. Les chercheurs forment, recrutent, évaluent, collaborent, s’organisent en communauté » (Bernela, Bernard et Ferru, 2018). Créé en 2005, cette structure réticulaire de science politique regroupe les associations de science politique belge-wallonne, française, québécoise et suisse. Elle constitue l’une des plus vastes organisations de science politique au monde même si l’American Political Science Association semble plus vaste du point de vue sa composition. À travers les congrès biannuels qui sont organisés par chacune des associations membres, il est devenu un lieu de rencontre pour les politologues francophones afin d’échanger sur leurs travaux de recherche. L’Afrique francophone n’est pas une composante officielle dans ce réseau et cette question a été abordée au congrès biannuel de Neuchâtel en 2015. Néanmoins les chercheurs africains sont présents au sein de cette structure qui se caractérise par la redondance de ses connexions (Lemieux, 1982, 13). Selon Vincent Lemieux, la capacité de prolifération des connexions qui caractérise les réseaux sociaux tient à la tendance à la transitivité des relations dans ces derniers, notamment quand celles-ci sont bilatérales (Lemieux, 1982, 56-58). Pour distinguer des systèmes en forme de réseaux par rapport aux systèmes en forme d’appareil, il a proposé plusieurs variables à étudier comme les liens et les frontières des réseaux, les connexions et leur variété, le capital social des acteurs, la transmission des ressources, la structure et structuration des connexions (Lemieux, 1999, 123-133). Ces pistes de distinction nous guident dans la compréhension des dynamiques réticulaires de la science politique francophone.
Après avoir étudié le réseau des associations francophones de science politique au prisme de la théorie des réseaux, il convient maintenant d’en étudier les composantes.
I.2. Les composantes formelles du réseau francophone de science politique
Comme nous l’avons rappelé précédemment, le réseau des associations francophones de science politique est un regroupement officiel des structures associatives francophones de science politiques qui existent déjà depuis des décennies. Il s’agit de l’Association française de science politique, l’Association suisse de science politique, l’Association belge francophone de science politique, la Société québécoise de science politique, l’Association luxembourgeoise de science politique. Ce réseau constitue donc un grand réseau contenant des réseaux nationaux. Il créé, par conséquent, des connexions transnationales voire intercontinentales. La langue française, des thématiques de recherches communes ainsi que les défis de compétition scientifique constituent des facteurs déterminants des interactions entre les acteurs participant à ce réseau.
I.2.1. L’Europe marquée par une diversité de composantes francophones
La science politique francophone en Europe est principalement représentée par la science politique belge, française, luxembourgeoise. Il convient de voir si ces espaces produisent de la même manière le savoir sur le politique. La suite des développements permettra de mieux cerner cette réalité à travers la constitution de réseaux nationaux et des micros réseaux thématiques. Pour la science politique française, la ligne de démarcation principale qui permet de l’identifier est la place de l’État et des institutions pour l’Europe. Une autre ligne de démarcation est le recours plus fréquent à des macro-comparaisons entre États (Frognier, 2002, 642). L’identité de la science politique française repose donc sur l’importance de l’État et des institutions dans la mesure où l’État est prégnant dans la construction de la société (Ibid). Cela se justifie par le fait que la science politique française a été longtemps influencée par le droit public. Mais il faut préciser deux choses. D’abord, la science politique telle que nous l’évoquons n’est pas exclusive car il y en a une autre plus sociologique (Braud, 2018). Ensuite, cette image de la science politique française est limitée car elle ne rend pas compte de toute sa complexité en termes d’approches, courants et paradigmes. (Favre, 2010, 997).
La frontière au sens de Lemieux est donc poreuse car lorsque nous observons le réseau suivant qui est le réseau belge, nous remarquons qu’il ne comporte pas trop de différence avec la science politique française. C’est principalement visible dans les thèmes qu’il aborde comme la citoyenneté, l’analyse de l’action publique, le genre et le féminisme, la circulation des idées et des discours politiques, etc. Les chercheurs orientent leurs travaux sur l’État, dont la préoccupation majeure est « de saisir les déterminants de la cohésion et de la stabilité politique (Dassargues, 2014, 2) au sein d’une société profondément divisée par des clivages d’ordre religieux, ethnique et de classes sociales » (Quévit, 1975, 669).
La science politique luxembourgeoise quant à elle est fortement marquée par une variété d’objet d’études. En effet, « avec une absence de conflit ouvert entre groupes linguistiques et une intercompréhension entre champs socio-linguistiques rendue possible par le multilinguisme de la population, le Luxembourg peut apparaître d’une certaine manière comme une société démocratique plurilingue « idéale », qui viendrait contredire les réserves formulées par John Stuart Mill en 1861 » (Nuria, 2014, 17). La science politique luxembourgeoise aborde des thématiques variées en fonction de l’endroit où l’on se situe dans le territoire mais aussi en dehors de la notion de plurilinguisme. Elle s’appesantit sur les thématiques telles que les migrations (Fleury, 2010, 95) ou l’analyse du système éducatif (Dierendonck, 2009, 103). En reprenant les propositions théoriques de Lemieux sur les connexions et les variétés, nous pouvons rapprocher la composante suisse de la composante belge. La science politique en Suisse aborde des aspects généraux, et fait une étude comparée des systèmes politiques. Les chercheurs suisses travaillent aussi sur la politique migratoire, ainsi que sur la politique extérieure (Dumoulin, 2012,325). La notion de territorialité et de gouvernance locale n’est pas en reste puisqu’elle est abordée dans ses différentes facettes.
I.2.2. Le Québec : une autre couleur francophone au sein du réseau
L’environnement canadien en matière de science politique est caractérisé par le fait que le système universitaire canadien comporte des universités francophones et anglophones comme c’est aussi le cas le cas de la science politique en Afrique. Elle se fait en plusieurs langues dont le français et l’anglais principalement. En effet, la science politique canadienne francophone est structurée par la dépendance au sentier de « l’histoire coloniale et du rapport de force entre les puissances qui, depuis le XVIIIe siècle, a déterminé l’établissement successif des populations. Au-delà de la diversité dite "ethnique", c’est toute l’organisation sociale canadienne qui fut profondément structurée par la coexistence des groupes distincts, issus de la double colonisation française puis britannique, mais aussi des minorités amérindiennes autochtones puis des flux migratoires » (Bertheleu, 2001, 32). Ce sentier (Palier, 2010, 411) dont dépend la science politique canadienne en général et francophone en particulier va se décliner en objets d’études multiformes. On voit bien à ce niveau que du point de vue des études multiculturelles régionales et linguistiques, la science politique canadienne francophone ne présente pas une frontière très étanche avec la science politique luxembourgeoise et suisse.
Ces déclinaisons des sciences politiques québécoise et européenne renvoient à ce que nous pouvons qualifier de composantes officielles du réseau des associations francophones de science politique alors que l’Afrique francophone, tout en restant fortement présente, n’a pas un réseau clairement identifié.
I.2.3. L’Afrique francophone : une présence non officielle
À la différence des composantes formelles du réseau des associations francophones de science politique, l’Afrique présente une particularité qui est due au biais analytique souvent induit dans sa définition. Selon Coquery-Vidrovitch, l’Afrique n’est pas une entité homogène et, évidemment, encore moins un seul pays ou un seul État. Des comparaisons banales ne tiennent pas, par exemple entre l’Afrique (un continent) et la Chine (un État) (Coquery-Vidrovitch, 2011, 7). Par conséquent, elle ne désigne pas ici une unité unique mais un ensemble de pays africains qui sont très hétérogènes. Nous pouvons nous situer dans une perspective diachronique pour constater au moins deux choses : que l’Afrique en tant qu’objet d’étude n’a été investie que très récemment par la science politique » (Gazibo, 2001, 1). Ensuite que l’Afrique dans ces conditions avait plus de chance d’être objet plutôt qu’acteur de la recherche (ibid.). L’objet Afrique est en effet resté longtemps marginalisé dans la science politique ou plutôt inscrit dans un exceptionnalisme épistémologique. Lequel exceptionnalisme voulait que le chercheur sur le politique en Afrique, navigue entre les imprécisions, les illusions et les fausses certitudes (Borella, 1996, 229). Toute littérature sur l’Afrique, qu’elle soit d’origine africaine ou européenne et américaine, est dominée par le problème du cadre dans lequel on peut penser le politique en Afrique. Ce problème se pose concrètement au niveau des analyses car elles se limitent le plus souvent à incriminer l’inadaptation des mécanismes politiques importés par la colonisation et reproduits après la décolonisation. (ibid). C’est alors dans cet environnement d’une supposée incertitude théorique sur le politique en Afrique, que se développe la science politique africaine francophone. Elle reste néanmoins présente de part les démarches individuelles des chercheurs francophones dans les réseaux internationaux de science politique.
Il faut préciser que tous les débats que nous avons évoqués au sujet de cette science politique francophone, cristallisent la cruciale question de l’État en Afrique. D’abord parce que l’État a longtemps été considéré à tort ou à raison comme l’unique objet de la science politique. Ensuite parce qu’en raison de cette conception partielle voir partiale de la science politique, l’État en Afrique apparaît comme un OSNI, c’est-à-dire un objet scientifique non identifié (Gemdev, 1997, 312). Cette propriété de l’État en Afrique laisse aussi transparaître celle de la science politique africaine, notamment francophone. De fait, les politistes occidentaux se sont plus appesantis sur la question de savoir pourquoi le modèle occidental de 1’État-nation n’a pas pris racine en Afrique (ibid), bottant ainsi en touche la question de savoir s’il était souhaitable ou possible que ce type d’État prenne durablement corps dans le contexte socioculturel et politique africain postcolonial (ibid). Cela ne veut forcément pas dire qu’il n’y a pas une science politique africaine francophone en tenant compte de ce que l’Afrique n’est pas une réalité homogène. Nous pouvons néanmoins la classer dans plusieurs catégories comme celle du « nous aussi » pour dire qu’il est possible de penser le politique en Afrique, alors celle du « nous avec » pour dire qu’il est possible de penser le politique en Afrique sans le prendre comme un objet marginal qui mérite un regard particulier. Les catégories du « nous aussi » et du « nous avec » permettent de voir que les différentes logiques de la science politique africaine convergent vers une intention commune d’émancipation autour d’une région longtemps traitée comme objet scientifique marginal.
Si la science politique africaine francophone n’est pas identifiable à travers un réseau, il y un réseau global africain de science politique qui se déploie au sein de l’association africaine de science politique (African Political Science Association).
Il apparaît que les différentes composantes de la science politique que nous venons d’évoquer, rendent compte d’une démarche réticulaire hétérogène dont il convient d’examiner la quintessence et le rapport à la compétition scientifique mondiale.
II. Compétition scientifique mondiale et caractérisation des réseaux francophones de science politique
Selon Biersteker, trois défis majeurs caractérisent la recherche et l’enseignement à l’international : transcender l’unicité d’une discipline, surmonter les chauvinismes et intégrer les savoirs pratiques. Il précise que nous vivons dans un univers d’ordres mondiaux multiples, qui coexistent et s’interpénètrent (Biersteker, 2015). A partir de l’idée de Darras (Darras, 2004, 13) selon laquelle la science politique francophone est une et multiple, nous pouvons caractériser les réseaux francophones de science politique à travers deux déterminants. Il s’agit tout d’abord du rapport entre langue et dynamiques réticulaires (II.1). Il s’agit ensuite des interactions réticulaires, notamment la formation de micro réseaux internes, la formation des liens entre les divers espaces francophones puis la formation de réseaux entre ces espaces francophones et les autres réseaux non francophones (II.2).
II.1. Le rapport entre langue et dynamiques réticulaires
Au sens le plus courant, « une langue est un instrument de communication » (Dubois, 2004) De façon plus précise, elle est, selon Paul Germain, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, une composante constitutive de l’homme qui lui permet de modeler une certaine manière de vivre, de comprendre, de sentir et d’exprimer la richesse intellectuelle, esthétique, affective, mystique (Germain, 1989). Dans la recherche scientifique, la langue joue un rôle très important. (Laszlo, 2010). Cela est vérifiable dans un contexte de mondialisation sous fond de compétition linguistique. Dans ce contexte de compétition linguistique, le français constitue pour les chercheurs francophones, un moyen direct et efficace pour exprimer de leur pensée scientifique. Par contre, ce moyen nécessite d’être défendu face à l’anglais dominant.
Ainsi, la science politique francophone fait face à de nombreux défis. Même si l’enseignement est toujours assuré en français, les chercheurs francophones sont sous une pression de plus en plus forte de publier en anglais à cause du lien tissé entre la langue de publication et la performance bibliométrique. Ce lien est bien démontré dans une recherche réalisée par Imbeau et Ouimet sur 434 dossiers de professeurs d’université au Québec et en France. Selon ces auteurs, les chercheurs dont les publications se font principalement en français sont susceptibles d’obtenir un rayonnement limité par rapport à ceux qui publient principalement en anglais (Imbeau, Ouimet, 2013). En convoquant Hoffmann, Ramel justifie cette position de l’anglais dans la recherche en science politique à travers 3 variables : « La prédisposition intellectuelle grâce à l’afflux des acteurs continentaux européens fuyant le nazisme ; les circonstances politiques post-1945 qui font des États-Unis les grands vainqueurs sur le plan économique et politique ; l’opportunité institutionnelle qu’offrent les fondations et institutions telles Ford ou Carnegie qui animent et soutiennent l’activité de recherche » (Ramel et Phan, 2008).
Ainsi, le français ne peut plus espérer concurrencer l’anglais, au moins dans son usage d’espéranto du monde scientifique (Hirschhorn, 2004). Cette réalité place les chercheurs francophones en science politique devant l’enjeu de concurrence scientifique face au monde anglo-saxon où les chercheurs possèdent des atouts linguistiques. C’est dans ce contexte où la création du réseau francophone des associations de science politique, avec son objectif de contribuer au développement de la science politique en français dans le monde, donne plus de sens. Constituant une enceinte qui rassemble tous les deux ans près de 1000 politistes francophones, le réseau a créé par ses congrès les temps forts pour la discipline (AFSP, 2018). En dehors de ces rencontres officielles, les liens tissés entre les chercheurs ayant en partage une même langue leur permettent d’avoir des interactions et des coopérations scientifiques qui dépassent les frontières de leurs pays. La langue constitue donc un facteur de connexion et de cohésion pour les acteurs de ce réseau.
Revenant sur les variables proposées par Vincent Lemieux, nous constatons que ce réseau francophone dispose bien des liens et des frontières qui sont à la fois fixes et souples et c’est la langue qui les délimite. Les frontières fixes sont formées autour des composantes francophones officielles de ce réseau tandis que celles qui sont souples, embrassent aussi des chercheurs francophones venant de partout dans le monde, notamment de l’Afrique francophone. La langue constitue donc un des indicateurs qui décrivent le degré d’ouverture des frontières de ce réseau. En plus, il faut noter qu’à part cette langue commune, les chercheurs appartenant à ce réseau pratiquent également d’autres langues soit locales soit internationales. Cette diversité fait de ce réseau un espace où le plurilinguisme doit nécessairement avoir une place. Le français doit donc cohabiter avec d’autres langues dont évidemment l’anglais tout en étant le fil de connexion entre les acteurs et structures dans ce réseau.
Après avoir revisité le lien que la langue entretien avec la démarche réticulaire du réseau des associations francophones de science politique, il est aussi important de caractériser le fonctionnement de ce réseau.
II.2. La formation et la caractérisation de réseaux multiples entre rencontres, assises et congrès
Le réseau des associations francophones de science politique présente trois principales caractéristiques que sont le regroupement des chercheurs par thématique, le regroupement des groupes thématiques au sein des congrès et la rencontre entre ces micro-regroupements et les autres réseaux francophones. Les différents groupes thématiques témoignent justement que c’est un réseau hétérogène marqué par des connexions et des variétés. En effet, en observant les différents pays dont sont issues les différentes associations membres du réseau, nous remarquons qu’il y a des thèmes qui traversent les frontières. C’est le cas de la politique comparée ou des politiques publiques. Ensuite, nous remarquons que cette désormais absence de frontière favorise des connexions. Le tableau suivant que nous avons monté à la suite des données récoltées au sein des différentes associations, est représentatif de la réalité.
Tableau 1 : Pays, Réseaux nationaux, Réseaux thématiques
France Association Française de Science Politique Politique comparée Groupe de recherches en sociologie comparée du politique GRESCOP (anciennement groupe « Politique comparée ») / Groupe Science politique comparée des administrations – SPCA Sociologie politique et histoire et Méthode Groupe « Genre et politique » /Groupe de Recherche sur les Parlements et les Parlementaires- GRPP Groupe « Local et Politique » / Groupe Histoire/Science politique – GRHISPO Groupe politique de la communication. Médiatisation, controverses et jeu politique / Etudes politiques sur le pénal Groupe « Méthodes, observations et données » MOD/ GP ComPol / GP EthnoPol / Ethnographie politique / GP HiSoPo / Histoire sociale des idées politiques en perspectives Relations internationales et francophonie Groupe de recherche sur l'Union Européenne / GP GRAM / Le multilatéralisme comme forme d’action collective internationale / Section d’Etudes Internationale / Section d’Etudes Européennes / Les Afriques dans le Monde/ Institut International pour la Francophonie Etudes électorales et comportement politique Groupe d’Analyse Electorale – GAEL GP GrePo / La représentation politique. Histoire, théories, mutations contemporaines. Groupe sur l’étude des organisations et partis politiques – GEOPP Les formes de la loyauté et de la fidélité politiques (GrUE) Politiques et Actions Publiques Groupe « Politiques Publiques » Groupe d’Etudes et de recherches sur les Mutations du Militantisme (GERMM) / GP PopAct / Opinion publique et action publique Economie politique GP Speco / Science politique de l’économie / Groupe Argent et Politique – ArP Luxembourg Association Luxembourgeoise de science Politique Politique internationale, Gouvernance, Union Européenne Political parties and Religion in the European Union European Election Studies 2004-2005Sociologie Politique Political parties and Religion in the European Union / Populisms in Europe (2015-2018) / Smartvote 2013 (2013-2015) European Election (2004) Projets de la Chaire de recherche en études parlementaires (2015-2019) / Political parties and Religion in the European Union (2015-2018) Belgique Association Belge de Science Politique Régionalisme Action publique Groupe sur le Fédéralisme, le régionalisme et la décentralisation / Groupe sur l’Action publique Sociologie politique et Méthode Groupe sur la théorie politique / Groupe sur les méthodes de recherche Groupe sur les élections, partis et opinion publique Relations Internationales Groupe sur les Migrations, la diversité culturelle et politique-conflits sociaux Groupe sur l’Europe et les Relations internationales Suisse Association Suisse de science politique Relations internationales et politiques comparées /Etudes européennes /Politique de paix et sécurité Développement et environnement Politiques publiques Sociologie politique et Méthode Economie Politique et Politiques Sociales Fédéralisme et politique territoriale Québec Société Québécoise de science politique Politique comparée Etudes internationales, Francophonie Sociologie politique Etudes régionales Politiques publiques Administration publique Afrique Pas d’association africaine francophone officielle mais des démarches réticulaires en cours La défense et la sécurité, les relations internationales Les politiques publiques / administration publique La politique comparée L’économie politique La sociologie politique (sociologie historique de l’Etat) |
Source: Données compilées par les auteurs à base des informations recueillies auprès des associations nationales.
Ce qu’il est important à retenir à ce niveau ce n’est pas seulement la multiplicité des groupes, mais leur capacité à produire des réseaux, plus qu’ils mettent en réseaux plusieurs spécialistes. Ces éléments confirment l’idée que « Les analyses de réseaux permettent aussi, pour peu que l’on valorise cette dimension, une représentation dynamique des processus sociaux. Elles décrivent les modes de construction du maillage social, les histoires relationnelles, les circulations de ressources, les modalités, les échanges et des influences, mettant ainsi en lumière les dynamiques de la socialisation » (Bidart, 2008, 44).
En Belgique, le réseau de science politique est formé au tour de l’Association Belge de Science Politique qui résulte de plusieurs évolutions institutionnelles notamment en 1951, en 1979 puis en 1996. En appliquant les trois dimensions réticulaires utilisées pour la science politique française, on va constater que le réseau belge de science politique fonctionne sur la base de groupes de travail. « Le cœur de la dynamique de l’ABSP repose autour de groupes de travail (GT) dont les coordinateurs et membres proviennent de centres de recherche divers. Cette hétérogénéité permet de rassembler des chercheurs autour de sujets ou thématiques qui les unissent et permet l’organisation de colloques, de conférences, de séminaires, la publication d’articles et ouvrages, etc. » (ABSP, 2018). On voit là comment se construit le réseau qui pour l’instant repose sur 12 groupes de travail.
Le réseau belge de science politique a déjà organisé 7 congrès qui favorisent la rencontre entre les micros réseaux adossés sur les groupes de travail mais aussi la rencontre avec d’autres réseaux francophones et non francophones, notamment les réseaux français, suisses, québécois, luxembourgeois, l’American Political Science Association et les réseaux internationaux comme l’International Political Association. Ce réseau est adossé sur une principale revue à savoir la revue internationale de politique comparée, avec pour principal objectif de renforcer la scientificité de la science politique à travers la comparaison (ABSP, 2018).
Les réseaux francophones de science politique se créent de façon thématique, d’abord au sein des associations nationales, ensuite entre les réseaux des associations nationales, notamment dans le cadre global qu’est le réseau des associations francophones de science politique. Ces dynamiques réticulaires qui se forment autour de sous-disciplines vont se caractériser principalement par les assises, les rencontres au sein des groupes de recherche thématiques et les congrès. En ce qui concerne les assises, nous avons pu remarquer qu’en France, si elles permettent de faire du réseau, elles restent tout de même limitées quant à leurs modes opératoires. C’est en effet plus un moment de pure réflexion sur le fonctionnement institutionnel de la discipline, qu’un moment de réflexion sur la production en réseau, d’un savoir sur le politique. Ainsi, « en septembre 2000, l’Association des enseignants et chercheurs en science politique (AECSP) organisait en partenariat avec la Direction de l’enseignement supérieur, les premières Assises de la science politique. Depuis, chacune des éditions des Assises de la science politique a été co-organisée par l’AFSP en partenariat avec les autres associations disciplinaires » (AFSP, 2018).
Les groupes de recherche en France forment des micros réseaux qui oscillent entre la politique comparée et les relations internationales en passant par les la sociologie politique, les politiques et actions publiques. Des échanges intenses se jouent à l’intérieur de ces réseaux, mettant en contact des chercheurs d’Universités différentes. On peut l’illustrer avec le groupe Folo (formes de la loyauté et de la fidélité politiques) qui lors de sa séance de travail du 4 juillet 2018, a mis en contact des chercheurs d’universités parisiennes, de Lille et Strasbourg (AFSP 2018). Les travaux proposés et développés par les groupes de recherche au sein des associations nationales ou au sein des congrès donnent naissance à d’étroites collaborations entre eux (Elizeu et Al, 2014, 34). Les intitulés des congrès et colloque dans le cadre des réseaux donnent une idée de la diversité et de la richesse des champs d’investigation qui s’ouvrent à la recherche en science politique (ibid.). Les assises et les rencontres entre groupes de recherche en France témoignent d’une dynamique réticulaire interne intense comme le montre les différents groupes de recherches compilés dans le tableau qui précède. Cette dynamique interne peut déborder les frontières. Ainsi, on a pu remarquer qu’à la rencontre du groupe Folo, il y avait des universitaires venant de l’Université de Bern en Allemagne. Cela témoigne de ce que la science politique francophone ou plutôt française pour être précis dans ce cas, ne se cantonne pas à la langue. Nous le verrons d’ailleurs avec les congrès qui sont plus larges en termes de participants, avec pour principale caractéristique, la présence de participants internationaux.
Les congrès internationaux de science politique permettent de constater deux niveaux de croisement. Le premier niveau de croisement, c’est le croisement entre les différents chercheurs de diverses associations francophones de science politique. Le deuxième niveau met en exergue les réseaux qui se créent autour de congrès entre les chercheurs francophones et ceux d’autres aires linguistiques, notamment anglo-saxons. Dans le cadre du premier niveau de croisement, on peut prendre le cas des congrès nationaux. Nous pouvons prendre à titre d’exemple, l’Association Luxembourgeoise de Science Politique. Lorsque nous observons la liste des panels sélectionnés pour le congrès de 2013, nous nous rendons compte que plusieurs panels sont présidés par des chercheurs d’autres pays francophones. Le panel sur l’enjeu de la décentralisation dans les partis politiques nationaux était par exemple présidé par un chercheur belge. Ce même panel permet de montrer avec le deuxième niveau de croisement, que la science politique francophone n’est pas fermée et s’ouvre à l’international. En effet, le coprésident de ce panel était un chercheur britannique. De même, le panel sur la politique en dehors des élections était présidé par un chercheur français tout comme le panel sur la gouvernance multi-niveaux était présidé par un chercheur canadien et un chercheur belge. L’Afrique n’est pas épargnée dans cette démarche car on remarque par exemple que le panel sur les révolutions arabes était présidé par un Camerounais et un Burkinabé.
Ces réseaux se renforcent avec des publications dans les revues sur lesquelles s’adossent les associations nationales. En France, il y a la Revue Française de Science Politique créée depuis 1951. Cette revue publie depuis lors, des travaux entrant dans les multiples sous-secteurs de la science politique allant de la sociologie politique aux relations internationales en passant par les politiques publiques. Elle est la revue de référence pour la science politique française.
Après avoir caractérisé le réseau des associations francophones de science politique en termes de lien interne et externe, il convient de voir la place de ce réseau dans structuration de la compétition scientifique mondiale.
II.3. Le réseau structure -t-il la compétition scientifique ? : comprendre la place de la science politique francophone dans la mondialisation scientifique
« Depuis 2009, la tenue d’ateliers de réflexion sur la recherche et l’enseignement en science politique francophone dans les villes de Bruxelles (2011), de Grenoble (2009), de Montréal (2011), d’Ottawa (2010) et de Strasbourg (2011) a nourri la réflexion sur ces questions : Dans quelle mesure la science politique francophone est-elle concernée par la prédominance de l’anglais comme véhicule de connaissances ? La recherche et la publication en langue française sont-elles vouées à disparaître ? La science politique francophone est-elle fondamentalement différente de celle qui se pratique dans le monde anglo-saxon ? » (Simard, 2013, 3). Ces questions posées peuvent ne pas avoir une implication en termes de réseau. L’implication qu’elles pourraient avoir se situe sans doute au niveau des réponses car c’est certainement en réseaux que des réponses à tous les aspects évoqués peuvent être efficaces.
En ce qui concerne l’activité scientifique et l’impact de la langue sur la démarche réticulaire, il faut noter que la visibilité du monde universitaire se présente de plus en plus comme un critère de sélection et de classement (Aguillo, 2008, 234). On distingue trois classements internationaux qui captent le plus l’attention des médias à savoir le Times Higher Education World University Ranking, le Shanghai Academic Ranking of World Universities et le Webometrics Ranking of World Universities. Tous les trois classent des institutions universitaires selon un nombre restreint d’indicateurs quantitatifs pour établir une hiérarchie (Ndoye, 2010, 2). Finalement, cette visibilité paraît comme un moteur de défis reposant sur une gamme variée de critères (Boudin, 2008). On distingue deux sortes de classements ainsi : les rankings de réputation fondés par exemple sur les taux de satisfaction des employeurs de diplômés ou celle des étudiants ; les rankings de performance où l’on compte les résultats scientifiques obtenus par les universités. (Ibid).
Quel que soit le critère de classement pris, il y a là une entrée féconde pour saisir la place des réseaux francophones de science politique dans la compétition scientifique mondiale. La question de la cotation internationale de la science politique francophone apparaît au premier abord comme étant structurée par des démarches de réseau. Le ranking serait alors un miroir à partir duquel on peut voir les limites de la science politique francophone en termes de valorisation et de reconnaissance internationale. Nous nous sommes appuyés sur un tableau de ranking pris sur le site du Figaro, lequel tableau donne une idée des positions des universités. Il faut préciser que le classement dont il est question reprend tout au moins en partie, la critériologie que nous avons soulignée plus haut en reprenant les travaux de Boudin.
Tableau n° 2 : Les meilleures universités du monde
Source: http://www.lefigaro.fr/assets/pdf/Classement%20general%20WEB.pdf
À première vue, on note qu’aucune université francophone n’apparaît dans le top 50. Celles du Canada qui apparaissent, sont des universités de langue anglaise. La question à ce niveau est de savoir si la langue scientifique et les démarches de réseaux ont un impact sur la reconnaissance du réseau des associations francophones de science politique.
En reprenant le travail d’Imbeau et Ouimet cité plus haut, le tableau suivant permet de mieux comprendre cette faible internationalisation du réseau des associations francophones de science politique.
Ce tableau présente les moyennes des indicateurs bibliométriques et du pourcentage de publications en français pour chaque unité de rattachement (Imbeau, 2012, 51). Nous constatons l’existence d'un lien de causalité langue – cotation. En effet, le département de science politique de l’université de Montréal ayant le taux de publications en français le plus faible (44,2), se situe au premier rang. Il en est de même pour le département de science politique de l’université Laval (54,5) qui est le deuxième dans ce classement ainsi que les autres départements. Autant le pourcentage de publications en français est faible, autant la place dans le classement monte (Imbeau, 2012, 64). Sans nous étendre sur les statistiques, ce qu’il était important de voir ici c’est que le niveau de cotation de la science politique francophone n’est pas forcément lié au réseau mais à la langue. Cela n’occulte pas le fait que s’il existe un réseau francophone de science politique, c’est d’abord parce qu’il est adossé sur une langue.
Au niveau du réseau des associations francophones de science politique, les différents réseaux ont chacun leurs revues et celles-ci ne sont pas moins importantes. C’est par exemple le cas de la Revue Française de Science Politique qui reste suffisamment cotée. Cela permet d’engager le débat sur la perception des réseaux par les chercheurs de ces deux aires linguistiques différentes. En effet, il peut paraître péremptoire de penser que les chercheurs n’accordent pas d’importance au réseau notamment dans l’espace francophone. Lorsqu’on observe l’espace francophone en prenant par exemple la liste de diffusion électronique de l’Association Nationale des Candidats au Métiers de la Science Politique, on remarque qu’au moins toutes les trois minutes, circule un courriel avec une information au sujet d’un colloque. C’est-à-dire que les chercheurs francophones de science politique ne sont pas moins actifs qu’on pourrait l’imaginer. Ils seraient d’ailleurs très engagés dans des démarches réticulaires. Le seul problème est que ces démarches sont dispersées. Ils peuvent participer à un réseau mais aussi des réseaux. De plus, la notion de réseau est très relative car un réseau peut contenir des différents réseaux. La question de la communication peut aussi être soulevée. En prenant le site web de l’American Political Science Association, il est pratiquement offensif du point de vue de toutes les informations qu’on y retrouve, donnant ainsi une aisance pour les institutions ou les individus qui voudraient adhérer. On remarque à contrario que le réseau des associations francophones de science politique n’a pas de site web, il faut aller sur le site de l’Association Française de Science politique pour avoir quelques informations. Nous pourrions alors demander si ce réseau fonctionne en se basant sur des réseaux qui le composent et grâce auxquels l’information circule. Cela renseigne aussi sur la question de la perception dont nous parlions plus haut dans mesure où le réseau n’est pas nécessairement porteur de sens pour les chercheurs mais ceux-ci ne négligent non plus l’aspect collaboratif. Ils préfèrent parfois passer via des collaborations individuelles, multipliant ainsi les micros réseaux.
Au terme de cette réflexion, il apparaît que la science politique francophone opère à travers une dynamique réticulaire qui s’appuie sur le rapport entre langue et réseaux scientifique. Ainsi des groupes thématiques qui font vivre les réseaux francophones de science politique d’abord au niveau national mais aussi au niveau de l’association des réseaux francophones de science politique. Le rapport entre ces réseaux francophones et l’espace anglo-saxon montre bien que le réseau francophone de science politique est vivant et prend en compte les dynamiques de la mondialisation scientifique. Seulement, la science politique francophone reste toujours marginalisée dans la compétition scientifique mondiale. Il s’agit à travers les analyses faites tout au long de cette réflexion, de voir que la place de science politique francophone dans la mondialisation scientifique ne peut s’expliquer exclusivement par une dynamique réticulaire qui serait fragile. L’inévitable primauté de l’anglais et une logique de construction de réseaux personnels par les politistes francophones peuvent se présenter comme des facteurs alternatifs d’explications.