Avant d’entamer sa carrière de romancier, le jeune Henry James se tailla une place dans le monde des lettres américaines grâce aux essais critiques qu’il rédigeait pour des revues de renom comme The Nation, The North American Review ou The Atlantic Monthly sur des écrivains et peintres nationaux et étrangers. Il en consacra un en mai 1868 au Voyage en Italie d’Hippolyte Taine, lors de la sortie à New York de la traduction anglaise de l’ouvrage paru en France en 1865. L’historien relate dans ce livre le voyage qu’il entreprit de février à mai 1864, en sens inverse du parcours habituel aux touristes, de Naples à Venise en passant par Rome, Florence, Pise, Sienne et les villes de Lombardie. La version publiée constitue une remise en forme d’un journal tenu régulièrement dont les traces subsistent dans des dates figurant souvent en tête de chapitres, voire de sections, et dont les sept volumes existants sont attestés dans sa correspondance. James pour sa part se rendit en Italie l’année suivant la publication de son essai, première des multiples visites dont il consigna les impressions dans divers articles échelonnés dans le temps avant de les rassembler en un ouvrage à part entière en 1909 sous le titre Italian Hours. Dans sa recension, le futur romancier américain loue le pouvoir d’imagination de Taine allié à une connaissance érudite et pour conclure, salue en sa production une contribution majeure à la littérature et à l’histoire. Il est en particulier sensible à la remarquable énergie déployée dans l’effort de représentation, au style imagé haut en couleur qualifié de pittoresque, qualités qui à ses yeux valent à l’auteur la stature d’artiste.
On peut s’interroger sur la conception ambivalente du récit de voyage ainsi dessinée, qui confirme avant l’heure la définition du genre par Jean Viviès comme « lieu de tension entre littéralité et littérarité », « entre l’inventaire et l’invention1 ». James place en effet le témoignage de Taine au carrefour de deux disciplines affichant des exigences a priori opposées dans leur traitement de la réalité et oscillant entre les visées esthétiques de l’art d’une part et la rigueur de la science d’autre part2. Cette dualité est alimentée par le caractère exceptionnel du lieu visité, l’Italie qui, comme nulle part au monde, se distingue par l’empreinte omniprésente du passé et le règne de la beauté, tant dans les scènes naturelles que dans les constructions humaines. Le pays ne manque d’évoquer les différentes étapes de la civilisation depuis l’antiquité tout en se constituant d’abord en object visuel source de plaisir esthétique. De ce fait la description, qu’elle s’appuie sur la précision historique ou référentielle, se trouve au défi de rendre compte en même temps de l’émotion artistique qui fait partie intégrante de l’expérience vécue. À cet égard, l’historien français rejoint l’héritier de la romance américaine dans son effort de tempérer la rationalité de l’intellect par la fantaisie de l’imagination et la sensualité de l’art.
L’objet de cette étude sera donc de conduire une analyse comparée des deux récits de voyage en suivant le fil rouge de l’essai critique de 1868, dans la mesure où les deux auteurs consacrent des chapitres aux mêmes villes et où ils détaillent souvent les mêmes sites ou monuments. Seront privilégiés les comptes rendus de James les plus proches dans le temps de ceux de Taine, et de ce fait antérieurs à sa propre production romanesque, à savoir ceux des années 1872 à 1875, sauf dans le cas de Naples, évoquée tardivement en 1900 et 19093. Nous aborderons, pour commencer, les objectifs avoués des deux narrateurs, qui entendent s’éloigner du documentaire et revendiquent la subjectivité et la littérarité de leur entreprise. Nous verrons ensuite comment le mode pittoresque permet d’apporter un supplément de littérarité au récit de voyage, à la fois en s’appuyant sur la picturalité de l’évocation et en se concentrant sur les accidents et irrégularités conférant un intérêt esthétique à la scène. Enfin, nous examinerons comment l’exigence de précision, réaliste ou historique, négocie avec l’imagination afin de communiquer l’âme du lieu, qui se définit en Italie par une coexistence unique du présent et du passé générant sa beauté harmonieuse si douce au regard.
La première difficulté que pose le récit d’un voyage en Italie dans la seconde moitié du XIXe siècle tient au sujet lui-même, devenu un lieu commun ne pouvant plus prétendre à la nouveauté du voyage d’exploration. Destination très prisée, en particulier des intellectuels anglo-saxons fascinés par les paysages et la richesse de l’héritage culturel, le pays suscitait une floraison de comptes rendus personnels : le poète anglais Lord Byron mentionné par Taine, John Ruskin et Théophile Gautier par James, et tous ceux auxquels ce dernier consacra un article, Hawthorne et William Dean Howells aux États-Unis, Auguste Laugel et Ernest Renan en France4. Comme le font remarquer les deux écrivains, qui l’un et l’autre ont nourri leur expérience personnelle des impressions rapportées par Stendhal dans son propre Voyages en Italie5, il est malaisé de faire assaut d’originalité puisque tout lecteur connaît déjà tout de l’Italie avant même d’y avoir mis les pieds. Il importe donc d’offrir une vision différente.
Les essais critiques de James éclairent son projet personnel, par ailleurs précisé dans la préface et au fil des évocations. Applaudissant au récit de William Dean Howells, qui a su s’écarter des sentiers battus, il se place comme lui dans la tradition du voyage sentimental de Laurence Sterne, se traitant volontiers dans son ouvrage de « touriste sentimental6 ». Louant chez son compatriote un sens de l’observation mis au service d’un regard bienveillant, il souligne son attachement aux petits détails révélateurs du pittoresque des habitants et l’intérêt porté aux anecdotes vécues, qui renouvellent le genre par leur caractère inédit. Comme dans son œuvre de fiction à venir, James conçoit le récit de voyage sous la forme d’une série d’aventures personnelles, à partir desquelles il se construira sa propre opinion du pays. Ainsi, son expérience de Sienne comprend autant la pantomime silencieuse d’un enfant contrarié dans un café, révélatrice du talent national inné de la comédie, que le saisissant clair de lune sur le Palio7. Par ailleurs il insiste sur le fait qu’un récit de voyage est avant tout une œuvre littéraire, non un documentaire, et qu’à ce titre il lui incombe de veiller à la forme et de soigner le style, arguant qu’il vaut mieux sacrifier les faits au style que l’inverse8.
Taine partage cette vision, car le récit ne consiste pas pour lui en un « catalogue », qui demeure l’apanage du guide touristique : « ne cherche pas ici une description complète ni un catalogue ; achète plutôt Murray, Forster ou Valery9 ». En écho, James déclare, lors de sa visite de l’église Santa Maria Maggiore à Rome, en avoir appris bien davantage que ce que rapportait son Murray, et il s’emploie à retranscrire la parfaite démonstration de sensibilité artistique avec laquelle il a communié10. Il n’entend pas reproduire la minutie de Ruskin ou de Théophile Gautier et fournir comme eux une description exhaustive de la basilique Saint Marc à Venise : « These writers take it very seriously, and it is only because there is another way of taking it that I venture to speak of it; the way that offers itself after you have been in Venice a couple of months11 ». C’est donc l’expérience personnelle, fondée sur l’intérêt pour l’autre et la curiosité, qui est placée au cœur du récit. La démarche de nos auteurs s’apparente ainsi à celle de Naipaul rapportée par Jan Borm dans sa réflexion sur le genre : « I travel to make an inquiry. I am not a journalist. I am taking with me the gifts of sympathy, observation and curiosity that I developed as an imaginative writer12. »
Cette approche s’effectue par le biais de l’impression, qui garantit l’authenticité et l’originalité de l’expérience individuelle tout en servant de principe structurel. L’impression a toute sa place, dans la mesure où elle témoigne du premier contact du visiteur avec un lieu et participe à ce titre à l’aventure de la découverte. Taine revendique la légitimité de cette perception non informée en arrivant à Rome : « Certainement il est imprudent de noter ici ses premières impressions, telles qu’on les a ; mais puisqu’on les a, pourquoi ne pas les noter ? Un voyageur doit se traiter comme un thermomètre13 ». Quant à James, l’impression est au cœur de son dispositif de perception, que le contexte soit fictionnel ou non. Elle est le mode par lequel le monde extérieur affecte une conscience individuelle, laquelle va ensuite la traiter afin d’en extraire du sens et comprendre son environnement. Il importe donc d’engranger un maximum d’impressions en flânant au gré des rues ou de la campagne de façon à les convertir en prose plus tard, une fois qu’elles se seront décantées14. Définissant l’impression littéraire chez les écrivains modernistes, Jesse Matz souligne que celle-ci, loin de se résumer à une sensation superficielle, représentait pour eux « le moment esthétique lui-même », assurant « la continuité entre sensation et idée », car il s’agissait de « reproduire la vie telle qu’elle était véritablement perçue dans l’expérience subjective de l’individu15 ». James souhaitait rapporter des « images mentales », des scènes restées gravées en raison du plaisir tranquille qu’elles lui avaient procuré, de préférence des lieux simples hors des sentier battus, tel un canal et ses taches de couleur plutôt que les sites incontournables du circuit touristique16.
Toutefois en Italie, le spectacle se révèle souvent impossible à communiquer, les mots manquent, refrain récurrent. « Le misérable instrument que la parole ! » se lamente Taine devant les tableaux des peintres vénitiens17. L’écrivain est démuni au point de parfois renoncer à l’entreprise et d’engager le lecteur à aller voir par lui-même, comme James face aux charmes de la campagne romaine. Le narrateur ne peut se satisfaire de l’accumulation réaliste du détail, d’une énumération exhaustive des éléments frappant son regard dans le but de coller au plus près du spectacle, car ce catalogue ne rendrait pas compte de l’intégralité de l’expérience et ne parviendrait pas à suggérer l’harmonie d’ensemble. Philippe Hamon nous rappelle d’ailleurs l’« utopie linguistique » qui consiste à concevoir « la langue comme nomenclature, celle d’une langue dont les fonctions se limiteraient à dénommer ou désigner terme à terme le monde, d’une langue monopolisée par sa fonction référentielle d’étiquetage d’un monde18. » La fin visée est un sens à extraire, en dépassant la présence matérielle au moyen de la suggestion.
Comme l’illustre le Dôme de Florence, il importe de saisir l’effet produit, qui ne se réduit pas à la somme des composants. L’énumération d’ogives, de colonnes et formes diverses ne sert qu’à amplifier « la bizarre et saisissante harmonie » qui parvient à transcender le foisonnement au départ chaotique19. La perfection de la forme finit par s’imposer après avoir été niée par l’excès du détail car celui-ci, pour reprendre Daniel Arasse, « résiste à la raison, fait écart et, loin de se soumettre à l’unité du tout, la disloque pour susciter […] un tumulte20 ». C’est aussi une unité d’effet que recherche James qui, sans passer par le détail ni l’égrènement des innombrables ornements de Santa Maria Maggiore à l’instar de l’historien français, va droit à l’impression d’ensemble, dont le chœur est l’expression métonymique : « a choir of an extraordinary splendour of effect ». Afin d’en rendre compte, un regard englobant fond les différents éléments en un éclat général, au fur et à mesure que ceux-ci sont embrasés par un rayon de soleil couchant qui structure la saisie visuelle21.
C’est en ayant recours au pittoresque que les deux écrivains, historien comme romancier, vont tenter de véhiculer l’impression ressentie, et c’est par cette technique que Taine parvient selon James à faire œuvre à la fois de littérature et d’érudition historique. Le pittoresque, tel qu’il est pratiqué par les deux hommes dans leurs ouvrages, recouvre les deux approches évoquées par Daniel Arasse dans son étude du détail, à la fois « l’anecdotique en peinture » et « ce qui est proprement plastique », « le pictural22 ». Ce genre est le prisme par lequel James aborde les lieux visités dans tous ses récits de voyages, à l’affût de ses ingrédients, qu’il juge omniprésents en Italie, dominants dans le paysage anglais et terriblement absents dans son pays natal des débuts du XXe siècle. Il l’entend d’abord comme la capacité d’une scène observée à se constituer en tableau, par ses propriétés de composition, de cadrage, d’équilibre et de proportions. L’Italie se prête à merveille à une description picturale, parce qu’elle offre une expérience avant tout visuelle. Les deux écrivains répètent à l’envi que le pays est une véritable fête pour les yeux.
Si Taine situe l’apothéose de son périple italien à Venise et James à Naples, comme le signale dans les deux cas l’emplacement du chapitre correspondant en fin d’ouvrage en guise de point d’orgue, la raison en est de même nature esthétique, à savoir le sentiment de contempler la manifestation ultime de la beauté et de l’art dont reste imprégné le pays, en dépit du coup fatal porté par la civilisation moderne comme partout ailleurs dans le monde occidental. Les auteurs reproduisent les sites explorés avec des yeux de peintres, multipliant les analogies au tableau, à l’estampe ou à la gravure. Claude Lorrain constitue une référence commune face à la douceur harmonieuse des paysages. Les descriptions sont régies par des considérations de couleur et de forme, une attention aux jeux de lumière, et bon nombre d’esquisses n’ont rien à envier aux tableaux impressionnistes. Chaque auteur multiplie les tentatives pour saisir la nuance exacte d’une teinte, suivre les métamorphoses de l’eau ou l’étincellement de la lumière.
Le pittoresque mis en œuvre dans les deux ouvrages ne se limite cependant pas à la description picturale définie par Liliane Louvel dans Texte/Image, même s’il en présente tous les marqueurs23. Il recouvre aussi l’esthétique de l’accident et de l’irrégularité, qui valorise le mouvement, les contrastes, la ligne brisée, les ruines et la mise en scène dramatique24. Si James admirait par-dessus tout l’art classique, qu’il nommait le « Grand Style », il n’en éprouvait pas moins de la tendresse pour le pittoresque dans cette dernière acception et, comme l’explique Viola Hopkins Winner, recherchait l’alliance des deux dans le même objet25. Le récit d’une flânerie dans Rome fournit une parfaite illustration de son goût pour le genre. Le Colisée est apparenté au sublime vertigineux d’une falaise alpine, l’église San Giovanni e Paolo se distingue par une concentration d’« accidents charmants », et celle de St Jean de Latran accumule les ingrédients caractéristiques : « the crooked old court », « a jumble of chance detail, of lurking recesses and wanton projections », « the oddly perched peaked turret », « the architecture has a vastly theatrical air »26.
On retrouve les mêmes ingrédients chez Taine qui, après avoir âprement fustigé la crasse des quartiers romains sur la rive droite du Tibre, reconnaît que « l’intérêt et le pittoresque ne font jamais défaut », les détectant dans les ruines d’une tour, la ligne brisée, le fragment, les contrastes27. La couleur, élément de picturalité, se double de la connotation métaphorique de couleur locale qui la tire du côté du pittoresque, lorsque les accidents parsemant le parcours des deux visiteurs, au sens de rencontres ou conditions atmosphériques fortuites, révèlent le caractère haut en couleur de la nation italienne ou de son héritage. La pauvreté et la détérioration repoussantes du monde présent s’effacent alors pour céder la place à une survivance de la beauté d’antan, qui suffit à capter l’imagination de l’observateur.
Le pittoresque visuel s’accompagne chez Taine d’un pittoresque de style, célébré par James dans son essai pour la force des descriptions et une expression très imagée28. Le recours au procédé de l’analogie permet de véhiculer ce qui de l’impression résiste au langage et l’historien en fait un usage abondant, tout autant que le futur romancier. Il s’agit de communiquer au lecteur des images davantage que des informations et lorsque le narrateur se désole de son impuissance langagière, une cascade de comparaisons et de métaphores prennent le relais : « Le golfe entier semble un vase de marbre arrondi exprès pour recevoir la mer. […] Au pied des roches, l’eau est verte comme une émeraude transparente […], sorte de joyau bigarré et mouvant qui encadre l’épanouissement de la divine fleur29. » L’ampleur de la phrase n’a rien à envier à celle de James, spécialiste de la syntaxe complexe ; elle est mue par un élan interne analogue à la respiration ou à la houle marine. Mais contrairement à Théophile Gautier, dont James déplorait l’indigence intellectuelle derrière la surface étincelante d’un style admirable proprement visuel30, Taine ne pratique pas l’analogie à des fins décoratives. Le tableau qu’il esquisse tient de la vision, témoignant par là de force d’imagination et d’expression symbolique à valeur de commentaire général sur le caractère italien ou la condition humaine. James cite dans son essai l’évocation par l’historien d’une Déposition de croix du peintre espagnol Ribera à la fin de sa visite napolitaine et celle du quatuor de monuments au centre de Pise, qui se clôt sur une ekphrasis de la Niobé de Florence. Ces extraits sont choisis comme illustration des talents littéraires du Français en ce qu’ils élèvent le compte-rendu du voyageur au rang de la vision artistique et qu’ils donnent matière à réflexion31.
Car Taine oscille entre les deux pôles de la représentation, entre réalisme et romantisme. Il allie la rigueur de l’historien, par la précision de son information, à la fantaisie de l’artiste, par la force de son imagination, comme le souligne James dans son article critique. Il a le culte du chiffre, notant l’effectif de spectateurs et de gladiateurs du Colisée dans la Rome impériale. Il emploie le terme architectural exact dans ses descriptions de monuments et rapporte scrupuleusement le nombre de composants d’une série d’ornements, ainsi dans son évocation de la cathédrale de Sienne. Le passage correspondant de James, s’il offre une relative précision dans les quantités, le lexique et les éléments, met surtout l’accent sur l’exubérance de la façade, au moyen d’une énumération en vrac et d’adjectifs subjectifs traduisant son impression de pittoresque32. Taine se lance régulièrement, en abordant un site, dans un long rappel d’événements ou de circonstances historiques de même que des différentes périodes qui se sont succédées au fil des âges, par exemple les vicissitudes des palais florentins, cause de leur présent état de décrépitude. Il indique d’ailleurs dans sa correspondance qu’il nourrit son périple d’abondantes lectures spécialisées, que son intérêt réside dans les connaissances amassées et que l’histoire constitue pour lui un mode d’accès à ce qui s’offre à son regard, civilisation actuelle du pays ou tableaux de musées33. Mais en dépit de ce goût du détail, il ne tombe pas dans le travers signalé par Daniel Arasse qui déplore : « c’est que Gérôme masque sous l’érudition son absence d’imagination34. »
L’imagination joue en effet un rôle essentiel dans son récit et contribue à sa qualité éminemment pittoresque saluée par James. Ce dernier, dans son essai sur William Dean Howells, insiste sur la part inévitable accordée à cette faculté par tout visiteur en Italie à la différence des autres pays : « We go to Italy to gaze upon certain of the highest achievements of human power,—achievements, moreover, which, from their visible and tangible nature, are particularly well adapted to represent to the imagination the maximum of man’s creative force35. » Saint Pierre de Rome en est l’expression la plus aboutie, témoignant d’une imagination prodigieuse poussée à la limite de ses possibilités. Monuments grandioses et paysages d’une incomparable beauté stimulent en permanence l’imagination du voyageur, qui communie d’abord avec le spectacle par l’entremise de la tradition littéraire et artistique. Les scènes contemplées ne manquent de convoquer les tableaux de Claude Lorrain ou, face à la baie de Naples, les vers d’Homère et d’Euripide dans un cas, les écrits de Virgile et Théocrite dans l’autre36. À l’inverse, les illustres prédécesseurs donnent accès à la civilisation éteinte en permettant de se représenter les habitants du passé tels qu’ils évoluaient dans ce cadre empreint d’art antique : « Tout le long du chemin je pensais à Ulysse et à ses compagnons37 ». Ce souvenir littéraire, éveillé à la vue de la côte napolitaine, déclenche chez l’historien une dérive onirique bien peu caractéristique de sa discipline, sur le bonheur des corps nus et les plaisirs simples d’une vie en harmonie avec une nature sereine.
Car les deux écrivains partagent un intérêt commun pour la vie, James se concevant plus tard comme le peintre de la vie, et celle-ci s’exprime dans les mœurs des habitants, préoccupation sociale placée au cœur des deux récits. La compréhension des faits observés passe par la voie de la communion empathique favorisée par l’imagination. Taine déclare vouloir « comprendre les sentiments des grands hommes et des vieilles époques. Pourquoi ont-ils senti de cette façon ? Et de questions en questions, au bout d’une semaine, on les entend, on les voit face à face38 ». L’un et l’autre traquent l’esprit humain tel qu’il se révèle dans ses réalisations, comme l’immense mosaïque du Christ byzantin dans la cathédrale de Pise, qui suscite la même interrogation. Ils partent en quête du « drame humain », que James détecte dans l’emprise de l’Église catholique manifeste à Santa Maria Maggiore et Taine dans la physionomie particulière des villas romaines39. En dernier ressort ils recherchent l’homme à travers les formes multiples prises par la civilisation : « l’homme parle dans ses décorations, dans ses chapiteaux, dans ses coupoles, parfois plus clairement et toujours plus sincèrement que dans ses actions et ses écrits40. »
De fait, leurs récits sont au service des idées et ont pour fonction de dégager un sens. La « construction par abstraction41 » que Jean Viviès attribue au travail de l’historien correspond à un mode de fonctionnement du romancier américain, caractéristique de son œuvre de fiction et revendiqué dans ses récits de voyage. L’anecdote que rapporte James dans le café de Sienne, qui tourne à la scène de roman de mœurs, part du détail enregistré pour s’acheminer vers la généralisation et la conceptualisation42. De même, ce qui importe avant tout à Taine est d’établir une théorie d’ensemble à partir de l’observation. Il est en quête de causes et fournit les faits observés comme autant d’illustrations de l’état de la civilisation ou des méfaits de l’Église, son cheval de bataille43.
Mais par-delà les significations ponctuelles élucidées au fil de l’exploration, il est une idée maîtresse que les deux récits mettent en lumière, en empruntant des chemins différents : l’Italie incarne la beauté et le présent du pays ne fait que parler du passé tout entier voué au culte de cet idéal. Le terme de beauté revient tel un leitmotiv tout au long des deux ouvrages, appliqué aux curiosités humaines comme naturelles, quelle que soit la ville ou le paysage, son emploi culminant à propos des cités favorites. Néanmoins les canons de référence diffèrent. Le summum de l’art réside pour James dans l’art classique, garant d’ordre et de stabilité par l’accent qu’il met sur la composition et l’équilibre. Il se manifeste dans la « dignité » que l’Américain prête aux plus belles réalisations, rappelant par là la dignitas préconisée par Leon Battista Alberti dans son essai sur la peinture afin « d’éviter la “confusion” et le “tumulte”44 ». Taine en revanche dénigre le classicisme45, pour avoir terni la splendeur naturelle de l’antiquité, qui reposait sur une relation harmonieuse entre le corps et son environnement pastoral, et avec laquelle il renoue à Naples, où il décèle « [p]artout des traces de la joie et de la beauté antiques » : « y a-t-il un meilleur endroit pour laisser vivre son corps, pour rêver sainement et jouir, sans apprêt ni raffinement, de ce qu’il y a de plus beau dans la nature et dans la vie46 ? »
À travers la débauche d’effets esthétiques déployés par l’Italie, les deux auteurs prennent conscience de l’omniprésence et de la survivance du passé dans le pays, ce qui en fait un lieu d’exception dans le monde occidental, même si les plaies dues à la civilisation moderne y sévissent aussi. Pour James, l’Italie est hantée par le passé, à l’image de Florence, dont les étroites ruelles ténébreuses se prêteraient à l’apparition d’un fantôme47. Quant à Taine, il vit son périple comme un retour à l’âge d’or de l’antiquité : « À chaque pas, ici comme ailleurs, dans les textes et les monuments, on retrouve, en Italie, les traces, le renouvellement, l’esprit de l’antiquité classique48. » Leur voyage à tous deux n’a pas pour objectif la découverte du pays dans le présent mais la résurrection du passé, qui s’effectue en convoquant l’imagination.
Leurs yeux ne voient pas tant ce qui se présente devant eux que ce qu’ils imaginent comme ayant eu lieu en cet endroit précis à un âge reculé. Le premier contact avec la piazza de Sienne leur inspire la même réaction : « I had half-an-hour’s infinite vision of mediæval Italy » déclare James en écho aux propos de Taine : « nul spectacle n’est plus propre à mettre devant l’imagination les mœurs municipales et violentes des anciens temps49. » Certes, ils décrient d’une même voix la crasse, la pauvreté de certains quartiers et l’état de délabrement de l’exceptionnel héritage architectural. L’historien s’appesantit avec véhémence sur cette situation contemporaine choquante en jetant sur elle la lumière crue d’une description de type naturaliste, tandis que James édulcore une réalité indécente qui, selon lui, n’a pas de place dans une œuvre littéraire et glisse rapidement sur le sujet, expédiant les mendiants du Capitole en une phrase50. L’un et l’autre s’empressent ensuite de se concentrer sur les vestiges témoins d’un autre temps. Taine a tôt fait lui aussi de reléguer au second plan la laideur entachant les abords du Panthéon pour reconstituer la gloire de la Rome impériale : « il a l’air d’un estropié et d’un malade. En dépit de tout cela, l’entrée est grandiosement pompeuse51 ».
Pour le philosophe français, le détour par le passé constitue un passage obligé parce qu’il perçoit l’Italie de son temps dans la continuité historique. C’est là que l’érudition de l’historien, saluée par James, vient compléter la vision de l’artiste alimentée par l’imagination. Mettant au service de son lecteur l’acuité de son observation et une mine d’informations, Taine constitue « le meilleur des compagnons de voyage52 ». Ainsi la villa Albani est dépeinte en ce qu’elle est représentative du mode de vie d’une classe sociale dans la Rome du XVIIIe siècle. Au moyen de courtes scènes imaginaires nourries de la connaissance de l’époque sont évoqués l’art de la conversation et les habitudes de salon qui expliquent l’indifférence des propriétaires à la nature environnante, d’où le simple rôle d’accessoire de celle-ci, condamnée à servir de toile de fond dans le tableau53. Le récit ne se contente pas d’une représentation mimétique du monde réel observé, fondée sur l’accumulation minutieuse des détails architecturaux ou picturaux offerts au regard, mais il retrace les causes de la situation constatée, remontant souvent jusqu’à l’antiquité afin de souligner l’évolution globale et de dégager un sens de l’histoire du pays. L’exploration spatiale devient alors recherche de causes et de signification.
L’ennui selon James est que cette approche conduit à l’élaboration d’un système, qui clôt le sens au lieu de l’ouvrir grâce à la suggestion, qui condamne l’objet décrit à n’être plus que l’illustration d’une idée. Le spectacle qui capte l’attention du voyageur par l’étrangeté de son altérité est ainsi dépouillé du mystère qui fait tout le charme du pittoresque aux yeux du futur romancier, par exemple l’architecture de la cathédrale de Pise. Qualifiant Taine de matérialiste, il lui reproche de ne faire de place ni au sacré ni au mystère dans sa conception de l’homme54. La perspective de l’historien, poussée à l’extrême du déterminisme naturaliste, réduit le présent à n’être que le produit du passé et l’œuvre d’art le résultat du milieu dont elle est issue : « Naples est une colonie grecque, et, plus on regarde, plus on sent que le goût et l’esprit d’un peuple prennent la forme de son paysage et de son climat55. » Comme le regrette James dans son essai, Taine envisage l’homme comme une « machine » et le dissèque à la manière d’un anthropologue, dont il utilise la terminologie (« la plante humaine », « la machine humaine ») et la classification en types (« l’homme du Moyen-Âge », « l’homme du Midi56 »). Le critique américain se demande alors si cette approche n’occulte pas la complexité inhérente à la nature humaine : « The question remains […] whether, as the author claims, the description covers all the facts; as to whether his famous theory of la race, le milieu, le moment is an adequate explanation of the various complications of any human organism57 ». Ce sont donc là les limites du pittoresque de Taine dans son récit sur l’Italie.
James, quant à lui, souhaite surtout communiquer le sentiment de raffinement extrême qu’incarne pour lui l’Italie, ce degré ultime de civilisation atteint dans le passé par le pays dont l’art s’est élevé à la hauteur de son environnement naturel d’une beauté inégalée. Commentant les fresques de Benozzo Gozzoli qui ornent le cloître de Pise, il célèbre « la légèreté et la grâce » du peintre58. Par l’élégance de sa facture, ce dernier lui fait songer à Ernest Renan, qu’il devait qualifier de « modèle de délicatesse » dans un essai ultérieur de 1883, en raison à la fois de son style irréprochable et de ses opinions raffinées59. Contrairement à Renan, Taine ne sait pas faire preuve de la mesure, toute en finesse, qui est la marque du véritable artiste. Il se laisse aller aux excès dogmatiques de sa théorie et aux débordements de sa rhétorique.
On comprendra la différence d’approche de l’Italie entre l’historien français et le romancier américain en comparant leur représentation des fresques d’Orcagna dans le cloître de Pise. Pour illustrer sa thèse de l’incomplétude de l’art italien dans la période de transition entre le mysticisme religieux du Moyen-Âge et la réhabilitation de la beauté d’ici-bas à la Renaissance, Taine grossit le trait de la peinture grotesque et n’épargne aucun détail macabre, avec la vigueur de style qui le caractérise :
Ces puissants […] aperçoivent tout d’un coup les cadavres de trois rois, aux trois degrés de pourriture, chacun dans sa tombe ouverte, l’un enflé, l’autre fourmillant de vers et de serpents, l’autre montrant déjà ses os de squelette. Ils s’arrêtent […] : un d’eux se penche […] un autre se bouche le nez ; c’est une moralité60.
L’accumulation rhétorique mime le sens livré par l’historien : « L’artiste veut donner une instruction au public, et, à cet effet, […] il entasse tous les commentaires possibles61. » La version jamesienne du même tableau est édulcorée, le spectacle est annoncé sans être décrit : « see his feudal courtiers, on their palfreys, hold their noses at what they are so fast coming to62 ». De même, le narrateur glose avec élégance sur la technique de l’artiste sans l’enfermer dans une interprétation : « The painter aims at no very delicate meanings, but he drives certain gross ones home so effectively ». L’attention du lecteur est attirée sur les traits saillants de la représentation, qui font tout le charme pittoresque de ces restes d’art naïf à l’écart de l’agitation moderne : « all the vividness of his bright hard colouring », « direct, triumphant expressiveness », un art moins nuancé que Gozzoli, le peintre aussi délicat que Renan. Etrange… On croirait entendre James parler de Taine.
Si James a ressenti une affinité avec Taine, en dépit de sa théorie réductrice du milieu, qui revenait à expliquer l’art par son époque et à nier la part de création propre à l’artiste, c’est que l’historien français était parvenu à dépasser son système pour donner de l’Italie une image originale et personnelle. Sa vision est bien celle d’une conscience réfléchissante, qui tente d’extraire un sens de son expérience et du monde alentour – ce qui le distingue d’un Théophile Gautier – et celle d’un artiste, qui ne se contente pas de produire une belle aquarelle mais s’efforce de transmettre toute la force de ses impressions par un style imagé inventif. Le pittoresque ainsi mis en œuvre se heurte néanmoins aux limites du système et de son déterminisme historique, dans la mesure où il ne laisse pas de place au mystère et à l’inexpliqué pour se nourrir. Si son rationalisme d’historien conduit Taine à considérer le passé italien comme perdu et dénaturé par les époques qui ont éloigné l’homme de sa vigoureuse simplicité antique, James en revanche veut voir le pays à travers la magie de son azur lumineux comme un cas unique de survivance du génie de la civilisation occidentale dans le monde d’aujourd’hui, de fusion harmonieuse entre le passé et le présent magnifiquement incarnée par la baie de Naples. Tandis que le chapitre sur Florence se clôt chez Taine sur la vision tragique de la mortalité humaine incarnée par Niobé, celui de James affirme la persistance intangible d’une marque laissée par les habitants d’autrefois, aussi insaisissable que les reflets sur la lagune vénitienne. « Time has devoured the doers and their doings, but there still hangs about some effect of their passage63 » conclut-il. La vision de chacun incarne une des deux propositions du paradoxe que Paul Ricœur attribue à la trace dans Le Temps raconté, « un passé révolu qui néanmoins demeure préservé dans ses vestiges64 ».
Certes, comme le fait remarquer le critique John Auchard dans son introduction à Italian Hours, le sentiment de la disparition du pittoresque italien se perçoit de plus en plus nettement au fil des essais du romancier américain65. Son idée élevée de la décence en art conduisait James à pudiquement détourner le regard des scènes modernes de crasse et de misère sur lesquelles Taine jetait une lumière crue. Mais il n’en déplorait pas moins la civilisation de masse qui faisait déferler des hordes de touristes, en particulier germaniques, dans sa retraite préférée, et en 1892, il voyait bien en Venise ce que le Français étendait à l’ensemble du pays, à savoir le cimetière de l’histoire66. Toutefois, il souhaitait, semble-t-il, entourer d’un halo romantique le lieu auquel il se sentait redevable de son éducation en matière esthétique, et c’est bien ce que proclame son apologie finale de Naples. Le récit de ses visites répétées de l’Italie, en tirant du côté du pittoresque, lui a peut-être permis de réaliser en mots le rêve enfoui qu’il nourrissait d’être peintre. Chacun des deux auteurs a donc finalement trouvé en Italie ce qu’il était parti y chercher, « un cours d’histoire67 » pour l’un, un cours d’esthétique pour l’autre.