Le voyage en Italie a été pendant longtemps le voyage par antonomase. Pèlerins, scientifiques, marchands, grands touristes et, plus tard, le tourisme de masse ont fait de l’Italie la destination d’innombrables voyages et l’objet d’incalculables récits. De même, l’Italie a joué pendant longtemps le rôle symbolique de la destination idéale du voyage. Le pouvoir d’attraction de la péninsule est resté constant de la Renaissance jusqu’à nos jours, bien que les raisons de cette primauté aient changé suivant la période historique et la typologie des voyageurs. La religion, l’histoire, la politique, l’art, aussi bien que la nourriture et le climat, ont joué un rôle dans cette fascination persistante. Dans son ouvrage, The Mediterranean Passion1, l’historien britannique John Pemble soutient que les victoriens et les édouardiens se rendaient en Italie et dans le Sud pour plusieurs raisons, classifiables dans quatre macro-catégories, notamment : pèlerinages, culture, santé, et ‘raisons cachées’.
L’Italie a été au cœur de plusieurs traditions et pratiques de voyage, qui ont connu des évolutions et des variations tout au long des siècles2. Les variations au Voyage en Italie, bien codifiées dans certains moments historiques, sont devenues plus fréquentes au XIXe siècle, quand les voyageurs et voyageuses, surtout anglais, héritiers du Grand Tour, ont commencé à traverser l’Italie pour le plaisir de voyager, sans aucun but précis défini à priori.
Le XIXe siècle est une période charnière pour l’histoire des voyages. C’est notamment le cas pour les voyages des femmes, et ceci grâce à l’amélioration des conditions matérielles des transports, à l’urbanisation, à la naissance du tourisme, au bien-être acquis par la classe moyenne, qui commence à voyager comme l’aristocratie aux siècles précédents, aussi bien que du fait de l’appropriation graduelle de l’espace public par les femmes et que de leur autonomie consécutive. Désormais, les femmes aussi ont accès, à travers l’écriture de voyage, à des espaces physiques qui leur étaient jadis interdits, et à des sujets traditionnellement réservés aux hommes, tels que des observations scientifiques, politiques, économiques sur les pays visités3.
Loredana Polezzi et Sharon Ouditt proposent une analyse innovante du voyage en Italie. Elles suggèrent de penser le voyage « comme élément constitutif pour définir les notions d’Italie »4 et elles affirment que « l’Italie doit une bonne partie de son identité […] au voyage et à ses récits [...]. Penser à l’Italie comme à un espace pratiqué plutôt qu’à un point de destination […], fait passer l’Italie du statut d’objet du regard du voyageur à celui d’espace dynamique inhabité, modelé et transformé par les trajectoires et les mots des voyageurs »5. L’Italie n’est pas seulement un espace et un objet du regard, mais aussi l’interconnexion de pratiques, de discours et de représentations.
Vernon Lee occupe un espace inédit dans la pratique et l’écriture de voyage. D’un côté, elle arrive en Italie, comme les voyageurs décrits par John Pemble, pour des raisons liées à la culture, au climat, à la beauté du paysage, mais probablement aussi pour des raisons liées à son identité sexuelle. Elle s’habillait en homme et elle aimait les femmes, tout en n’ayant jamais fait aucune déclaration publique. (Il était possible en Italie d’avoir des relations que la réprobation victorienne et les barrières sociales en Angleterre empêchaient.) De l’autre côté, elle interprète le voyage d’une façon innovante et elle contribue à rendre une image plurielle de l’Italie et à la transformer dans « un espace dynamique inhabité »6.
Anglaise de nationalité, italienne par choix, avec des racines profondes en France, Vernon Lee avait beaucoup voyagé en France, en Suisse, en Allemagne et en Italie. Elle choisit ce dernier pays comme sa patrie d’adoption, dont elle nous renvoie des représentations complexes et plurielles, entre discours et pratiques. Née Violet Paget (Vernon Lee était son nom de plume) en 1856 et décédée en 1935, elle incarnait l’esprit cosmopolite, alors que le voyage contribuait à renforcer sa culture et son identité européennes ainsi que son engagement politique. Pour elle, le voyage en Europe représentait un voyage vers l’ailleurs, et en même temps un voyage pour arriver « chez elle » ; un mouvement vers la culture de l’autre, mais aussi vers une culture qu’elle reconnaissait comme sa propre culture, comme une culture partagée. Finalement, le voyage est un instrument de construction d’un espace commun et d’un sentiment d’appartenance à l’Europe. D’habitude, elle passait les hivers à Florence (devenue la patrie d’adoption de nombreux Anglais et Américains fascinés par l’Italie) et les étés en Angleterre, alternant entre l’un et l’autre monde, l’une et l’autre culture. Elle incarnait l’identité européenne avec un penchant pour le monde méditerranéen. À Florence, elle habitait à Villa « Il Palmerino », où elle tenait un salon qui accueillait les plus importants intellectuels du moment – dont Sargent, Praz, Signorini – et la communauté des expatriés. Vernon Lee s’inscrit ainsi dans la vague des voyageurs anglais qui, entraînés par la modernité qui avait transformé et bouleversé leur pays, allaient en Italie à la recherche du passé classique et traditionnel, mais aussi d’un contact plus direct avec la nature. Beaucoup d’entre eux se rendaient en Méditerranée à la découverte de la dimension archaïque et arcadique et des « présences païennes », que Heine avait nommées « Les Dieux en exil » et le Genius loci.
Son expérience de voyage réunit deux traditions différentes du voyage en Italie. D’un côté, il y a le voyage savant, codifié, archéologique du XVIIIe siècle, vers lequel Vernon Lee se tournait avec passion et qu’elle a approfondi dans ses recherches et dans ses écrits comme, par exemple, Studies of the Eighteenth Century in Italy, consacré aux ouvrages de Métastase, Goldoni et Gozzi. De l’autre côté, il y a le voyage sentimental, anthropologique, déstructuré et l’essai de voyage impressionniste qu’elle a vécus vers la fin-de-siècle et dont la vague se termine avec le début de la Première Guerre mondiale. Tout en ayant vécu jusqu’en 1935, Vernon Lee reste néanmoins éminemment une écrivaine voyageuse du XIXe siècle. Elle-même, dans son livre The Sentimental Traveller (1908), se définit comme une voyageuse sentimentale, terme emprunté au Sentimental Journey through France and Italy par Laurence Sterne (1768). La référence au Sentimental Journey de Sterne, au catalogue des voyageurs et aux voyageurs sentimentaux qui voyagent par nécessité et pour le besoin de voyager est explicite.
Some questions asked made me aware that my friends, even the nearest and dearest, imagine me to have been born and brought up in a gipsy-cart, at any rate metaphorically. A childhood of romantic roamings would account in their eyes for my worship of the Genius of Place, such as it is, and for my being a Sentimental Traveller. [...] Since I believe that living in gipsy-carts (or trains de luxe, motors, Cook’s hotels) is of all modes of life the most sacrilegious to the Genius loci; and as regards myself, that I have grown into a Sentimental Traveller because I have travelled not more, but less, than most folk at all events, travelled a great deal less than I have wanted. For the passion for localities, the curious emotions connected with lie of the land, shape of buildings, history, and even quality of air and soil, are born, like all intense and permeating feeling, less of outside things than of our own soul. They are of the stuff of dreams, and must be brooded over in quiet and void. The places for which we feel such love are fashioned, before we see them, by our wishes and fancy; we recognize rather than discover them in the world of reality; and this power of shaping, or at least seeing, things to suit our hearts’ desire, not of facility and surfeit, but of repression and short commons.7
Elle continue, affirmant que la passion pour des lieux, les curieuses émotions liées à la topographie, à la forme des bâtiments, à l’histoire et même à la qualité de l’air et du sol, naissent, comme tous les sentiments pénétrants, moins de “choses” extérieures qu’intérieures. Elle affirme, en empruntant l’image à la Tempête de Shakespeare, qu’elles sont faites de l’étoffe des rêves, et doivent être ressassées, ruminées dans le silence et le vide. Ce passage est un « Manifeste programmatique » sur la façon de voyager de Vernon Lee : une pratique qui nécessite le silence, la profondeur, l’attention aux détails et le courage d’abandonner les chemins plus battus, ce que James Buzard a désigné du nom de « the Beaten Track »8.
Il est évident, par conséquent, qu’elle n’aime pas le tourisme de masse ni les touristes qui commençaient à voyager partout. Elle pratique un voyage d’introspection, de la lenteur et des lieux éloignés de la foule de touristes.
Essayiste, nouvelliste, romancière, critique littéraire, spécialiste de l’histoire de l’art et dramaturge, son œuvre, éclectique, compte une cinquantaine d’écrits. Des moments sublimes vécus au cours de promenades romantiques l’amènent à écrire sept carnets de voyages, où l’érudition se fond avec le pittoresque : Limbo and Other Essays (1897), Genius Loci : Notes on Places (1899), Genius Loci et The Enchanted Woods (1905), Laurus Nobilis (1906), The Sentimental Traveller (1908), The Spirit of Rome (1910), The Tower of Mirrors (1914) et The Golden Keys (1925)9.
Cette production s’inscrit parfaitement dans le genre de la « littérature de voyage ou littérature voyageuse », qui comprend des écritures hétérogènes, ouvertes et aux limites mal définies. Voilà ce qu’écrit Franco Marenco : « le récit de voyage occupe depuis toujours une position intermédiaire entre deux partis – celui de la vérité et celui de l’invention, qu’une bonne partie de la critique contemporaine continue à considérer comme étant irrémédiablement opposés.
Cela est dû à son caractère mixte entre récit d’expérience et essai géographique, historique, anthropologique et utopique etc., ce qui en fait le modèle narratif le plus composite et versatile, le plus polyphonique parmi ceux qui sont pratiqués aujourd’hui, marqué par l’intertextualité et par la mosaïque, et donc véhicule d’infinis échanges et transports, carrefour continuellement bondé pas seulement des différents genres, mais aussi des discours qui s’ensuivent […] »10. C’est précisément à cause de son manque de formes et règles structurées que, pendant le XIXe siècle, la littérature de voyage s’est ouverte aux femmes également. Ce n’est sûrement pas pour cette raison que Vernon Lee, intellectuelle bien que peu connue, se consacre à la littérature de voyage.
La dimension polyphonique convient à Vernon Lee, qui a exploré dans ses récits de voyage le caractère ambigu et liminaire de ce genre. Un genre qui intègre et mélange d’autres genres, tels que l’autobiographie, l’essai d’art et d’esthétique, et le récit fantastique. Selon Vineta Colby, l’écriture de voyage est la forme d’écriture la plus personnelle et la plus révélatrice de la personnalité de Lee et en constitue l’autobiographie11.
Vernon Lee était déterminée à découvrir des destinations très peu connues. C’est pour cela qu’Attilio Brilli la considère l’une des adeptes du Petit Tour, évidemment conçu comme l’antithèse du Grand Tour. Le Petit Tour comprenait des étapes insolites qui, dans le cas de Vernon Lee, étaient dans le Nord et le centre de l’Italie, surtout la Toscane12. Il faut préciser que Lee était à l’écoute non seulement des lieux, mais aussi de certains de leurs aspects : elle cherchait le Genius Loci, à qui elle a dédié un de ses livres de voyage, paru en 1899.
Elle précise aussi que les lieux qui éveillent de l’amour en nous ne sont pas ceux que l’on voit, mais ceux que l’on reconnaît. Les images qu’elle propose sont le reflet des illustrations des livres ou des peintures. La visite d’un lieu est soit l’acte final d’une longue préparation, soit le moment où ce lieu provoque l’émergence des souvenirs accumulés dans le temps où paysages réels et livresques se superposent. Si l’on voulait dessiner une carte (topographique) des endroits visités par Vernon Lee, elle serait incongrue et hypertextuelle. En effet, elle ne suivait jamais un itinéraire précis, mais offrait plutôt à son lecteur une série de traces et d’indices à interpréter, recourant à l’imagination et aux citations littéraires disséminées dans le texte. Les citations sont des instruments visant à guider les voyageurs-lecteurs à la découverte des lieux, mais aussi un voyage imaginaire à travers la littérature et la culture partagée. Le contact avec un passé tant convoité, moteur principal de la recherche en voyage, devient inspiration, qui à son tour engendre un contenu littéraire, qui se canalise dans le récit des lieux et dans le récit fantastique. Au cœur de l’expérience de voyage de Vernon Lee on trouve le regard. C’est un regard qui bouleverse les schémas codifiés de la vision et qui se reflète dans la réalité observée ou, plus souvent encore, dans un détail troublant de la réalité observée.
La forte émotion ressentie par Vernon Lee devant la beauté des lieux, des paysages, des œuvres d’art, ressemble de très près à celle ressentie et décrite par Freud dans son Le Moïse de Michel-Ange (1904). Dans cet essai Freud affirme que, pour comprendre une œuvre d’art – compréhension qui ne peut jamais être purement intellectuelle – : « il faut que soit reproduit en nous l'état de passion, d'émotion psychique qui a provoqué chez l'artiste l'élan créateur »13.
De plus, on dirait que notre Auteur décrive véritablement ce que Freud qualifie de unheimlich (inquiétant) lorsque, dans l’Introduction à The Spirit of Rome, elle déclare éprouver pour Rome un mélange de familiarity et astonishment.
I was brought up in Rome, from the age of twelve to that of seventeen, but did not return there for many years afterwards. I discovered it anew for myself, while knowing all its sites and its details; discovered, that is to say, its meaning to my thoughts and feelings. Hence, in all my impressions, a mixture of familiarity and of astonishment; a sense, perhaps answering to the reality, that Rome—it sounds a platitude—is utterly different from everything else, and that we are therefore in different relations to it14.
C’est une familiarité de l’inconnu qui est rassurante, mais non moins bouleversante, car elle laisse présager que l’on est confronté à quelque chose d’invisible, de sinistre, de sombre, voire surnaturel. Ainsi le Genius loci se retrouve dans ses contes surnaturels : l’idée du Genius loci est indissociable d’un besoin esthétique de contact avec ce qui n’est pas présent, c’est-à-dire l’invisible, l’antique, le perdu15. Vernon Lee définit le Genius Loci comme « l’esprit immanent », la divinité tutélaire qui protège les lieux et accompagne les gens dans leur vie quotidienne. Selon elle, le fluide secret qui met l’homme en communication avec le Genius Loci est réservé aux voyageurs romantiques, qui entretiennent des liens intimes, à la fois physiques et spirituels, avec la nature. Vernon Lee recherche et reconnaît la dimension méditerranéenne de l’Europe. J’ai sélectionné ici trois passages extraits de Tower of Mirrors et The Sentimental Traveller, qui montrent de façon assez frappante les impressions et les sentiments de Vernon Lee pour la Méditerranée et la France. Elle retrouve la Méditerranée déjà en Touraine.
I find myself back in Touraine; and once more I am subdued by the charm of this country – the charm, quite apart from that of its beautiful, delicate lines, of an approach to the south : the sense of ripeness, the silvery tone of the vegetation which has had sufficient sun without being seared by it16.
And there is a poignant pleasure also in finding among this Northern vegetation the humble scented things of Italy, the wild thyme and balm, the fennel and peppermint, or, rather finding these friendly herbs growing Italian fashion, on each wall and in each stone-heap17.
Vernon Lee, comme Edith Wharton l’avait très bien remarqué, possédait une extraordinaire capacité de décrire les paysages. Elle peint un tableau méditerranéen et elle propose au lecteur une explosion de sensations synesthésiques: la couleur argentée de la végétation et le parfum des plantes et herbes typiques du maquis méditerranéen qui caractérisent le chapitre intitulé « A deserted Pavilion in Touraine » du Sentimental Traveller.
Vernon Lee chérissait, au-delà des paysages et des beautés naturelles, le patrimoine artistique et architectonique de l’Italie, si bien que pour le défendre elle n’hésitait pas à prendre des risques (par exemple, on connaît son soutien à la campagne pour la sauvegarde des palais historiques florentins). Cela montre la valeur qu’elle donnait à ce patrimoine, qu’elle reconnaissait comme un héritage européen commun (partagé), qui allait bien au-delà des frontières nationales. C’est justement sur la base de ce patrimoine commun, matériel et immatériel, qu’elle souhaitait la construction d’une identité européenne qui dépasserait les frontières nationales. Cette ambition, cet espoir se brisa avec le début de la Première Guerre mondiale, qui l’obligea à rester en Angleterre de 1915 à 1919. Comme l’écrit Paul Fussel, à l’exception des correspondants de guerre, tous les autres citoyens étaient obligés de rester sur les Îles britanniques parce-que tous les voyages étaient dangereux, inappropriés et fortement découragés par les gouvernements18. Vernon Lee était une farouche anti-interventionniste et elle écrivit plusieurs articles pacifistes pour la presse ainsi qu’une pièce de théâtre dans le genre allégorique, The Ballet of Nations. A Present-Day Morality (1915)19.
Après la Première Guerre mondiale, Vernon Lee publia un seul volume dédié au récit de voyage, paru en 1925, parce que la vague des essais de voyage impressionniste s’épuisa avec la Guerre pour être remplacée par la diffusion d’une écriture de voyage informative et pratique utile aux touristes.
Pour conclure, si les essais de voyage de Lee sont innovants, ils s’inscrivent néanmoins dans la culture cosmopolite, érudite et individuelle des voyageurs du XIXe siècle. Vernon Lee inaugure une nouvelle façon de voyager, mais elle s’adresse à des lecteurs qui lui ressemblent et qui ont les mêmes points de repère culturels. Le cosmopolitisme et l’européisme de Vernon Lee plongent leurs racines dans sa modalité nomadique de vivre en Europe, sans pourtant appartenir de manière définitive et permanente nulle part. C’est précisément ce nomadisme matériel et du regard qui peut nous offrir un modèle pour repenser l’Europe, voire même nous apprendre à reconsidérer notre idée de l’Europe.