« À Montpellier et à Cambrai, la culture scientifique constitutive du projet d’établissement »

DOI : 10.35562/arabesques.3702

p. 20-21

Text

Sur le mode décalé d’une interview fictive, David-Jonathan Benrubi, concepteur du Labo-Cambrai, aujourd’hui à la tête des médiathèques de Montpellier Méditerranée Métropole, et Laurent Dierckens, son actuel directeur, reviennent sur les idées-forces de ce projet sans équivalent.

Le décor : le Studio des sciences du Labo-Cambrai, son sol vert-pomme, ses paillasses blanches, les larges vitres qui éclairent une profusion de matériels nécessaires à l’expérimentation scientifique : erlenmeyers, microscopes, jeux, livres. Quatre ans après son inauguration, David-Jonathan Benrubi, concepteur du projet, qui a depuis rejoint les médiathèques de Montpellier Méditerranée Métropole, et Laurent Dierckens, ingénieur-conservateur, qui en a pris la direction en juillet 2022, se rejoignent pour une interview fictive autour de cet équipement singulier dans le paysage de la lecture publique.

LE JOURNALISTE : J’ai dû me tromper de salle.

LAURENT D. : Pas du tout, nous avons bien rendez-vous pour une interview sur les bibliothèques publiques au XXIe siècle ?

LE JOURNALISTE : Oui. Au départ, ça devait être ma collègue Émilie, mais elle a été envoyée en urgence sur la scène d’un crime spectaculairement atroce qui fera la Une demain.

DAVID-JONATHAN B. : On est content de vous rencontrer. Une première définition possible d’une bibliothèque publique est « un lieu culturel fréquenté par des gens ». Cela vous convient ?

LE JOURNALISTE : Je ne sais pas trop. On m’a dit de venir parler de science en bibliothèque.

LAURENT D. : Oui, tout à fait.

Les espaces du Labo

Les espaces du Labo

© LD Le Labo-Cambrai

UN USAGER passe la tête : C’est ici l’escape game Virus Attacks sur les cellules ?

LAURENT D., souriant : Oui, mais le compte à rebours commence dans deux heures. En attendant, vous avez la rencontre autour des coups de cœur littéraires de la rentrée ou la présentation des incunables italiens. Renseignez-vous au bistrot !

LE JOURNALISTE : C’est varié. En venant, je suis passé par un genre de musée sur l’architecture de la ville et un grand escalier avec des œuvres numériques.

DAVID-JONATHAN B. : Ça s’appelle la culture. C’est pour ça qu’il existe quelque chose qu’on appelle bibliothèque publique, pour rendre ces propositions accessibles.

LE JOURNALISTE : Et la culture scientifique dans tout ça ?

DAVID-JONATHAN B. : C’est agaçant qu’on soit encore obligé de parler de « culture scientifique », comme pour en faire un complément de la « culture littéraire ». Vous vous souvenez de cette étude du DEPS1 qui montrait que les Français étaient plus nombreux (77 %) à classer systématiquement la science comme activité culturelle que la lecture de romans (57 %) et à évoquer plus spontanément le savoir et la connaissance (41 %) que la lecture et la littérature (37 %) pour définir la culture ?2

LAURENT D. : Moi, cela m’intrigue que dans une bibliothèque, qu’on considère a priori comme encyclopédique, on ait encore du mal à braver la césure quasi mécanique entre les sciences pures et les autres. Séparer les sciences n’est pas intellectuellement logique. Le Labo-Cambrai a pour philosophie de marier le patrimoine écrit et graphique, l’interprétation du patrimoine architectural en tant que centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine (CIAP), la lecture publique et la culture scientifique, technique et industrielle (CSTI). Ce lieu est parfois perçu comme un ovni alors qu’il est pour moi l’héritier naturel d’une certaine forme de culture humaniste, mais contemporanéisée. Dans l’idéal, les sciences devraient occuper leur place dans toutes les offres culturelles, sans besoin de les « extraire » pour mieux les faire exister. Au Labo, le positionnement « en mode CSTI » fait rayonner le champ scientifique partout et l’affirme comme une composante aussi légitime que les autres. Ce fonctionnement garantit l’avenir de la chose scientifique dans l’établissement.

LE JOURNALISTE : Et d’où est venu l’idée ?

DAVID-JONATHAN B. : Faut-il revenir sur le besoin de science ? Cela fait tout de même trois quarts de siècle qu’est proclamée l’urgence de lutter contre l’inculture scientifique et technique. Parmi les raisons qui ont présidé au choix d’affirmer le Labo, qui allait prendre la suite de la plus ancienne « médiathèque » de France, comme un lieu intégrant la culture scientifique et technique, il y avait d’abord une question de cohérence du programme : une médiathèque centre de sciences, c’est une médiathèque tout court. C’était aussi une problématique d’aménagement culturel du territoire : la lecture publique constitue le premier maillage culturel du pays, alors que les opérateurs historiques de culture scientifique, dans leur grande diversité (CCSTI et muséums, fédérations d’éducation populaire, structures régionales, musées thématiques) sont moins nombreux. Si on habite dans la France périphérique, ou même parfois dans une grande métropole (comme Montpellier !), il n’existe pas ou peu d’offre de culture scientifique à proximité, ce qui fait comme un trou dans la raquette des offres de loisirs et des politiques d’émancipation. Il y avait aussi des questions de mixité des publics, d’image de la bibliothèque, de brassage des compétences professionnelles3.

Le studio des sciences en mode Virus Attacks

Le studio des sciences en mode Virus Attacks

LE JOURNALISTE : OK, mais qu’en est-il concrètement pour le public et pour les personnes qui travaillent ici ?

L’USAGER : Moi, je peux témoigner !

LE MÉDIATEUR : Moi, aussi !

L’USAGER ET LE MÉDIATEUR : En premier lieu, en présence des deux directeurs, et sans pression aucune, nous tenons à dire que nous sommes heureux et d’accord.

LE JOURNALISTE, à voix basse : Dites, question liberté d’expression, ça a l’air limite, non ?

LAURENT D. : C’est que nous n’avons pas encore pleinement déployé notre programme d’éducation aux médias et à l’information (EMI), qui se situe au croisement des versants CSTI et documentaire des politiques culturelles publiques.

LE MÉDIATEUR (ce jour-là, un vacataire) : Quand nous sommes recrutés pour des vacations, nous sommes formés par les cadres du Labo, qui nous initient à la fois aux supports de médiation, au contenu des expositions, et à la connaissance des collections documentaires. Comme dit Gérald Delfolie, chef du service CSTI au Labo, « Tout le monde ici peut parler Sciences. Et si on vous pose une question qui vous laisse sans réponse, pas de panique ! Il suffit de partager la question ou de trouver le bon bouquin dans les collections. ».

L’USAGER : Honnêtement, avec ma famille, on ne venait pas à la médiathèque. Mais les ateliers robotiques, la cuisine moléculaire, les jeux sur les minéraux, ça nous a plu, les enfants adorent. Les livres, je passais devant, c’est tout. Mais en discutant avec les bibliothécaires, j’ai trouvé des trucs vraiment sympas.

LAURENT D. : L’esprit de la culture scientifique doit être palpable, et prendre corps au quotidien dans le déploiement de l’offre documentaire, dans la programmation culturelle, dans la coopération territoriale, dans le travail avec les partenaires, la politique d’exposition, la bibliothèque numérique patrimoniale, dans nos actions pour la petite enfance. Elle ne doit pas fonctionner comme une bulle.

DAVID-JONATHAN B. : Sinon on s’est contenté d’une addition de circonstance. Si on veut traiter le sujet durablement, il faut recruter au sein des effectifs des médiateurs scientifiques, dont la formation, la culture et l’expérience en font des spécialistes de la culture scientifique, au même titre que pour d’autres domaines. Une bibliothèque publique est un établissement généraliste mais composé de collègues dotés d’expertises thématiques souvent très fortes, dont le dénominateur commun est la relation à l’usager. Nous intégrons aussi des écosystèmes régionaux et nationaux de la CSTI qui, eux, sont principalement composés d’établissements spécialisés4.

LE JOURNALISTE : Quelques éléments d’actualité, pour illustrer tout ça ?

LAURENT D. : En 2023, le « Février des sciences » a déployé 120 actions sur tout le territoire de la communauté d’agglomération (14 300 personnes touchées), illustrant à quel point la CSTI peut être « un poisson pilote » pour la coopération à l’échelle supra-communale. Nous avons accru le nombre de malles scientifiques que nous prêtons aux écoles, et avons récemment acquis un planétarium numérique itinérant (47 000 euros) pour couvrir les 55 communes de l’intercommunalité.

DAVID-JONATHAN B. : À Montpellier, en 2022, un groupe de travail réunissant une dizaine de collègues a planché pendant des mois sur le sujet dans le cadre de la réécriture du projet culturel scientifique éducatif et social. Le réseau est devenu officiellement Réseau des médiathèques et de la culture scientifique - ce qui est une première – et constitue maintenant une direction déléguée du Pôle culture de la métropole, au même titre que la direction des Musées et du Patrimoine. Dans les mois et les années qui viennent, certaines bibliothèques, notamment celles situées en quartier prioritaire, intègreront un fort volet de culture scientifique, tandis que la très grande médiathèque centrale Émile Zola se dotera d’un plateau d’accueil pour de grandes expositions de CSTI.

Notes

1 Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation du ministère de la Culture.

2 Jean-Michel GUY, « Les représentations de la culture dans la population française », 2016, p.7. www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-synthese/Culture-etudes-2007-2023/Les-representations-de-la-culture-dans-la-population-francaise-CE-2016-1

3 David-Jonathan BENRUBI, « Le rôle des bibliothèques publiques en matière de diffusion de la culture scientifique et technique », dans M. NETZER (dir.), Les sciences en bibliothèque, Cercle de la Librairie, 2017, p. 233-246.

4 Le Labo-Cambrai et le Réseau des médiathèques et de la culture scientifique de Montpellier Méditerranée Métropole sont les deux principaux représentants du monde de la lecture publique au sien de l’AMCSTI.

Illustrations

References

Bibliographical reference

David-Jonathan Benrubi and Laurent Dierckens, « « À Montpellier et à Cambrai, la culture scientifique constitutive du projet d’établissement »  », Arabesques, 111 | 2023, 20-21.

Electronic reference

David-Jonathan Benrubi and Laurent Dierckens, « « À Montpellier et à Cambrai, la culture scientifique constitutive du projet d’établissement »  », Arabesques [Online], 111 | 2023, Online since 03 octobre 2023, connection on 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=3702

Authors

David-Jonathan Benrubi

Directeur des médiathèques de Montpellier Méditerranée Métropole

dj.benrubi@montpellier3m.fr

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Laurent Dierckens

Directeur du Labo-Cambrai

ldierckens@media-cambrai.com

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