L’Abes a 20 ans : points et contrepoints

DOI : 10.35562/arabesques.921

p. 21-23

Plan

Texte

Fabrice Piault, rédacteur en chef adjoint de Livres Hebdo, nous a fait l’honneur d’être le grand témoin des Journées Abes 2014. Nous reprenons ici son texte de conclusion à ces journées, une invitation à replacer les bibliothèques universitaires dans un contexte plus large, celui de l’interprofession.

À vous qui venez de passer deux jours à évoluer avec aisance parmi les métadonnées interopérables, et à affuter vos outils de data mining, mon intervention risque de paraître un peu futile. Jérôme Kalfon l’a rappelé : je figure ici dans la catégorie des observateurs extérieurs. Je suis extérieur au monde universitaire, au monde de l’informatique. Je n’ai pas la facilité de Lars Svensson à « décomposer le noyau de la description bibliographique ». Mais, après ces deux jours, je peux reprendre sans hésiter la jolie formule d’Alain Abecassis : « je ne suis pas sûr de tout comprendre, mais je vois que c’est important ».

Commençons par le plus futile : l’écoute des présentations faites ici m’a remémoré un souvenir d’enfance, les émissions de météo marine, alors radiodiffusées. Vous vous souvenez : « Humber, Tamise : mer belle à peu agitée ; Casquets, Ouessant : averses en soirée ; Iroise, Yeu, Rochebonne : dépression secondaire se creusant »… Et je vous épargne Pazenn, Finisterre, Fastnet ou Lundy. Il y a ici des territoires mystérieux tout aussi poétiques : Istex, Sudoc et Periscope ; Colodus, Calames, SGBM ; Bacon ; Star ; Step…

J’ai essayé de comprendre si le vent variable faible y tournerait faible à modéré ; pourquoi la mer belle à peu agitée y deviendrait localement agitée au nord… à la fin ; et comment y évoluerait la houle de nord-ouest et les bancs de brume.

La brume s’est levée et, au-delà du climat poétique et des enjeux techniques et technologiques, plusieurs interrogations plus stratégiques, économiques, politiques, culturelles, me sont apparues, au travers desquelles certaines de vos préoccupations entrent en résonnance avec les défis posés à l’ensemble des bibliothécaires, mais aussi aux éditeurs, aux auteurs, aux libraires, à tous ceux qui relèvent du « monde du livre » aujourd’hui en train d’éclater.

Pragmatisme

Tout d’abord, ce qu’il y a de réconfortant et même d’enthousiasmant chez vous, les bibliothécaires universitaires, c’est votre détermination dans l’exploration des champs pour l’instant encore illimités du virtuel. J’ai l’impression ici de me trouver dans un colloque américain, où les questions sont abordées avec pragmatisme, sans aprioris. Je vais depuis plus de vingt ans chaque année aux États-Unis où j’ai eu la chance de pouvoir suivre toutes les étapes de la révolution numérique, plus particulièrement dans l’édition et la librairie. J’ai longtemps souffert en rentrant en France de l’incompréhension, voire du désintérêt vis-à-vis des phénomènes majeurs qui se produisaient outre-Atlantique ; du refus de les regarder en face, fût-ce pour choisir d’autres options.

Il y a cinq ou six ans seulement, la plupart des éditeurs littéraires étaient malheureusement convaincus que le numérique, s’il existait, ne passerait en tout cas pas par eux. On se raccrochait à l’idée que le papier existerait toujours, pour ne pas voir que le numérique disposait d’un vrai espace de développement. On pensait qu’Amazon connaissait une croissance spectaculaire aux États-Unis essentiellement parce qu’il n’y avait pas dans le pays un bon réseau, dense, de librairies. On pense encore que les modèles Spotify ou Netflix n’ont aucune chance de fonctionner pour le livre, et on sous-estime toujours l’ampleur de l’internationalisation et de la globalisation en cours dans le secteur.

Du coup, on se prive de réflexions stratégiques essentielles, par exemple sur les moyens de préserver la diversité culturelle dans un monde dominé par de grands opérateurs internationaux (en fait essentiellement américains, et peut-être bientôt chinois) ; les nouvelles conditions économiques de la création ; le rôle des éditeurs, des libraires, des bibliothécaires dans le nouveau paysage.

À Jérôme Kalfon, qui se demandait si les bibliothécaires universitaires n’étaient pas aujourd’hui coupés des professions connexes, s’ils n’étaient pas des extraterrestres, je répondrais que c’est plutôt le contraire. Vous me direz que cela revient au même. Certes, mais pas tout à fait !

En même temps, il n’appartient qu’à vous de chercher à réduire l’écart, à trouver les voies du dialogue et des convergences. Comment d’ailleurs pourrez-vous avancer sur des questions qui vous tiennent à cœur comme l’open access ou la licence globale sans impliquer toutes les parties concernées ?

Basculement

J’ai été frappé par une information donnée hier, suivant laquelle, depuis l’an dernier, les dépôts de thèses en ligne sont plus nombreux que les dépôts papier. J’imagine que pour vous, qui évoluez dans un univers désormais essentiellement numérique, cette information a principalement une valeur symbolique. Elle vient comme la confirmation d’un processus très avancé par ailleurs. Pour ma part, je la rapproche du basculement, survenu il y a deux ans aux États-Unis, où les ouvrages auto-édités, essentiellement en numérique, sont désormais plus nombreux que ceux qui sont produits par l’édition traditionnelle.

Cela pose bien sûr question sur le rôle de l’éditeur dans le nouvel univers numérique. D’ailleurs, plusieurs grands éditeurs se sont empressés de créer des départements ou des filiales proposant des services d’auto-édition. Mais cela soulève aussi, comme dans la presse, la question de la validation des œuvres, du tri, de la sélection qualitative, non contradictoires avec la diffusion massive sur la toile de tout type de textes, mais également essentiels au développement de la recherche (pour ce qui vous concerne plus particulièrement) comme plus largement de la création sous toutes ses formes. Et cela pose la question des conditions de viabilité économique de ce travail éditorial dans le nouvel environnement.

Je ne suis pas sûr que vous puissiez rester indifférents à ce défi renouvelé de la rémunération de la création. Je comprends l’impératif de l’accès, voire dans une certaine mesure de l’open access, pour la recherche scientifique. Mais cette dernière n’est pas la seule dimension de l’activité des bibliothèques universitaires. Si la licence globale peut faire sens, en particulier dans votre domaine, encore faut-il déterminer comment la mettre en œuvre sans déséquilibrer une partie de la création, pas seulement scientifique, mais aussi artistique, culturelle au sens large. C’est un débat qui concerne l’ensemble du monde de l’édition, des bibliothèques, des librairies et plus largement la société.

Édition

Cela m’amène, au risque de ne pas me faire beaucoup d’amis dans cette salle, à aborder la question de l’édition. Je suis gêné par la manière dont elle est appréhendée ici. Dommage que mon intervention soit la dernière et que vous ne puissiez pas me répondre, qu’on ne puisse pas en parler ensemble. Peut-être une prochaine fois.

Soit le terme d’éditeur était utilisé pendant ces journées dans son acception la plus large : éditeur de livres et de revues bien sûr, de presse, mais aussi de logiciels. Il est vrai que, dans le langage courant, on peut être éditeur de jeux, de musique, de vidéo, de tissus, de meubles et d’autres produits du design… Mais je suis un peu troublé de ne pas voir ressortir ici une définition plus fine, ou tout au moins une réflexion sur cette définition.

Soit il est au contraire appliqué à l’éditeur une définition extrêmement restreinte, réduite à vos principaux fournisseurs et même essentiellement à un grand groupe anglo-néerlandais dont vous subissez la position prééminente, au point que ce matin, le président du conseil d’administration de l’Abes, Jean-Pierre Finance, pouvait définir ainsi les attentes des éditeurs : « les profits et, parfois, la satisfaction des clients ».

Je passe sur le fait que même Elsevier a bien dû identifier les besoins de ses clients pour pouvoir en tirer tant de profits. Je sais qu’on est ici dans le champ spécifique des bibliothèques universitaires et même, avec l’Abes, concentrés sur les ressources numériques et donc d’abord face à Elsevier et autres Springer ou McGraw Hill, et beaucoup moins face aux éditeurs français comme les Puf, Dunod, La Découverte ou Ellipses qui, avant de faire des profits, ont d’abord besoin d’assurer leur équilibre et de rémunérer leurs auteurs. Mais, même pour des bibliothèques universitaires, cela me semble un peu court. Et il me semble que cette approche vous nuit ; qu’elle constitue pour vous un gros handicap pour faire avancer les dossiers interprofessionnels que vous jugez majeurs, et que vous ne pourrez pas faire avancer tout seuls.

On ne peut pas concevoir de la même manière les relations et le partenariat avec un éditeur qui agrège des contenus issus de l’université pour ensuite les lui revendre après un traitement éditorial plus ou moins important, et la collaboration avec un éditeur qui bâtit des projets éditoriaux, des livres, des collections en faisant travailler spécialement des chercheurs pour un public de pairs mais aussi pour un public plus large, y compris les étudiants.

Il est vrai que l’édition a longtemps entretenu la confusion entre les différentes formes d’édition, réputées participer d’un grand tout. Il me semble que ce temps est révolu. Les géants mondiaux de l’édition universitaire et professionnelle, le plus souvent détenus par des fonds d’investissement, connaissent une évolution de plus en plus spécifique. Et les autres groupes assument de plus en plus souvent des dynamiques et des intérêts différents.

Je ne crois pas qu’il soit dans l’intérêt des bibliothèques universitaires, comme de la communauté universitaire et de la société, de fragiliser l’édition sous prétexte qu’elles ont à subir les contraintes de leur relation avec le leader mondial de l’édition de revues et de documents scientifiques.

Concentrations

Au contraire, les concentrations, les monopoles et oligopoles me semblent constituer un domaine de réflexion pour lequel la confrontation des problématiques des bibliothécaires, des éditeurs, des auteurs, des libraires et, plus largement, le débat dans la société ont vraiment du sens. L’accélération des concentrations provoquées par la révolution numérique ne concerne pas que vos principaux fournisseurs. Au nom du libre accès urbi et orbi, Amazon, Apple ou Google sont les premiers à dicter leur loi, à procéder à des censures, à faire pression économiquement sur leurs fournisseurs tout en contraignant leurs clients.

Certes, les intérêts des éditeurs, des libraires, des bibliothécaires ne sont souvent pas les mêmes. Mais d’autres fractures viennent se superposer, notamment entre les stratégies qui concourent à la diversité de la création et de la culture, et préservent la diversité des acteurs qui la portent, et les stratégies qui encouragent les concentrations et fragilisent les acteurs les plus innovants.

Au demeurant, il ne faut pas oublier que les concentrations sont aussi le produit des aspirations à l’optimisation des services rendus, et pas seulement des intérêts financiers. D’ailleurs, tout comme les éditeurs ont souvent eu avantage à traiter avec de gros clients mieux organisés, les libraires n’apprécient pas toujours de devoir multiplier le nombre de petits fournisseurs, et les bibliothèques préfèrent souvent les gros prestataires qui leur apportent un service global. La recherche d’alternatives aux concentrations est de la responsabilité de chacun, y compris des bibliothèques.

Mutualisation

… D’autant qu’il y a vraiment dans votre organisation, dans vos méthodes de travail, des choses qui me semblent exemplaires. C’est le cas non seulement de votre engagement vers l’avenir, mais aussi de votre démarche de mutualisation, illustrée par l’existence même de l’Abes, et plus encore par l’élargissement spectaculaire de ses chantiers.

Sans doute la mutualisation rencontre-t-elle moins d’obstacles avec des structures publiques que pour des entreprises privées. Mais force est de constater qu’en dépit de la globalisation, des forces colossales à l’œuvre pour restructurer le paysage éditorial et le marché du livre, la mutualisation reste peu développée dans l’édition et la librairie où elle serait pourtant tout aussi nécessaire face aux géants du net.

Certes quelques éditeurs se sont par exemple associés pour la distribution numérique, avec Eden ou, sous une autre forme, Cairn. Mais c’est peu et, en librairie, chacun garde le souvenir retentissant de l’échec coûteux, il y a deux ans, de la construction d’une plateforme mutualisée de distribution numérique des libraires indépendants. La mutualisation est pourtant une des voies alternatives à la surconcentration.

Votre stratégie pour le développement du SGBM, qui suscite ici des interrogations, me semble également illustrer une stratégie plus ouverte, plus souple et plus pragmatique, qui privilégie des objectifs d’interfaçage des systèmes et d’interopérabilité des données sur l’idée illusoire de dispositifs informatiques totalisants, d’usines à gaz rigides, coûteuses et surtout obsolètes dès leur entrée en fonctionnement. S’il y a un secteur du monde du livre, ou plutôt issu du livre dans votre cas, où l’avenir s’anticipe, c’est bien le vôtre, et c’est réconfortant.

Je terminerai sur une anecdote. Il y a une bonne vingtaine d’années, alors que le 1er avril tombait un vendredi, jour de sortie de Livres Hebdo, nous avions publié un article conçu comme un poisson d’avril, annonçant l’ouverture dans le centre de Paris, d’une librairie entièrement virtuelle. C’était avant l’explosion numérique, avant l’Internet grand public et bien sûr avant Google et Amazon. Nous décrivions une petite boutique dans laquelle le client immobile, coiffé d’un casque électronique – il y avait une photo – pouvait circuler virtuellement dans des rayons tout aussi virtuels, feuilleter et choisir des livres, imprimés dans la foulée en impression à la demande.

Avec le recul, on voit ce qu’il y avait de prémonitoire dans cet article, même si les choses n’ont pas évolué exactement sous cette forme. Mais avec le recul, aussi, je me dis que, plutôt qu’une librairie, nous aurions pu présenter de cette manière une bibliothèque universitaire car, en définitive, c’est vous qui avez avancé le plus rapidement et le plus systématiquement dans cette direction.

Je vous remercie pour votre accueil. J’ai passé ici deux jours extrêmement enrichissants.

Image chronophotographique d’Etienne-Jules Marey (1830-1904)

Image chronophotographique d’Etienne-Jules Marey (1830-1904)

Illustrations

Image chronophotographique d’Etienne-Jules Marey (1830-1904)

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Citer cet article

Référence papier

Fabrice Piault, « L’Abes a 20 ans : points et contrepoints », Arabesques, 75 | 2014, 21-23.

Référence électronique

Fabrice Piault, « L’Abes a 20 ans : points et contrepoints », Arabesques [En ligne], 75 | 2014, mis en ligne le 07 janvier 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=921

Auteur

Fabrice Piault

Rédacteur en chef adjoint de Livres Hebdo

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