Positions du clinicien face aux traumatismes intentionnels extrêmes

DOI : 10.35562/canalpsy.1245

p. 6-7

Texte

L’actualité de Malaise dans la Civilisation ne fait pas de doute au regard des évènements du monde, tant notre civilisation évolue dans l’imprévisible et le désordre. La violence insidieuse, incontrôlable, s’étend. Ici les fractures sociales se développent à partir des quartiers en difficulté. Là-bas les attentats, le terrorisme, les guerres civiles ou les exterminations « purificatrices » se multiplient. La puissance des médias fait que nous sommes de plus en plus mêlés au monde ou à l’idéologie de la mondialisation, au point que « l’ici et là-bas » se contaminent et s’interpénètrent. L’humanité s’expose de plus en plus comme porteuse de déliaison, de destruction, de déshumanisation. À l’incrédulité succèdent le plus souvent la stupeur et l’effroi.

Ne soyons pas naïfs, la violence est une constante dans l’histoire de l’homme ; Freud soulignait l’existence de sentiments de rivalité, violents, conduisant à une tendance à l’agression, ou indiquait les effets dévastateurs du narcissisme des petites différences. Les errements du monde contemporain qui en découlent sollicitent les psychologues pour qu’ils interviennent, assez souvent en urgence, auprès des personnes traumatisées et victimes de ces évènements. Les spécialistes en « victimologie » fleurissent, peu conscients des effets hautement pervers de la victimisation quand la personne traumatisée n’est pas accompagnée à se départir de ce statut de victime. Alors qu’il est incontestable que le travail thérapeutique se fonde sur la souffrance des traumatisés et la reconnaissance du préjudice, la position annexe qui en découle – celle de témoin – est envahie pour des raisons militantes par des procédures insidieuses d’exacerbation du témoignage. Cependant les choses ne sont évidemment pas si simples. Dans un ouvrage récent1, j’ai plaidé pour le temps nécessaire à l’élaboration du compromis, à la réorganisation complexe des défenses étayantes, pour penser le traumatisme psychique, en soulignant le risque de la capture narcissique que l’action urgente produit, et peut-être recherche. Le temps nécessaire à retrouver est la condition pour que la mémoire se reconstruise. Or, dans l’expérience traumatique, la mémoire devient impossible parce qu’elle n’est plus que torturante. La mémoire des personnes traumatisées est prise au piège, comme si une ombre venait se poser pour toujours sur le sujet. Des troubles importants de l’identité en découlent : régressions, suspension du développement chez les enfants, épisodes de dépersonnalisation, hémorragies narcissiques, attaques contre soi-même ou les autres pour les adultes. Souvent les plaintes et les désordres somatiques occupent le devant de la scène : le corps devient l’ultime recours pour faire signe au lieu de faire sens.

Si l’on admet de manière générale que ce sont les faits qui construisent la théorie, les traumatismes (intentionnels) délibérément induits par des humains n’ont pas fait l’objet de grandes recherches théoriques, en tout cas dans le modèle qui nous intéresse, celui de la théorie analytique. Pour mémoire, Freud, après l’abandon de la « neurotica » a construit sa théorie sur le fantasme et non sur le traumatisme, et les travaux de Ferenczi sont longtemps restés en friche. Convenons cependant que le trait est un peu forcé car ces évènements du monde contemporain ont contribué à réveiller l’intérêt des cliniciens pour le traumatisme psychique. En toile de fond une question décisive : comment recevoir, accompagner, re-symboliser, co-élaborer l’éprouvé traumatique ? Comment ne pas en désapproprier l’autre ? Deux dangers surgissent immédiatement : le premier, déjà signalé, la victimisation du sujet traumatisé ; le deuxième, la difficulté d’intégrer dans la conceptualisation théorique un événement extérieur hors du commun qui vient faire effraction. Je pense en particulier aux violences extrêmes dans les situations de guerres civiles avec « purification ethnique », aux violences d’État dans les régimes totalitaires ou les dictatures.

Dans les cas de « purification ethnique » sur lesquels j’ai travaillé dans la supervision des soignants-volontaires recevant des personnes réfugiées en ex-Yougoslavie, on constate d’abord que les sujets traumatisés sont soumis à une entreprise délibérée de destruction de l’enveloppe psychique par rupture des liens permanents entretenus entre les faits psychiques et les univers référentiels.

Karol, un homme de Vukovar, raconte que, dans l’obscurité de l’entrepôt-prison où lui et ses compagnons étaient entassés après le siège puis la prise de la ville, il reconnaît dans le changement de tour de garde la voix de son voisin de palier le plus proche, qui prenait son tour de garde. Au matin, ce dernier lui a asséné plusieurs coups de crosse de son fusil sur la tête, parce que Karol faisait état de ce voisinage pour tenter d’obtenir une libération… Ailleurs, des enfants d’un village de Bosnie centrale nous transmettront leur stupeur : celle d’avoir découvert que leur instituteur était le principal meneur d’un groupe d’agresseurs qui organisait, sur la place du village, la déportation de leurs pères.

L’atteinte à la confiance et aux liens est majeure et il serait dangereux d’ailleurs de présenter les personnes uniquement comme homogènes ou identiques car elles sont frappées en particulier, et ceci dans un moment propre de leur histoire. Le sujet est de surcroît placé devant une sorte d’injonction paradoxale : sa reconnaissance par l’autre passe par le déni de son droit à l’existence (ce qui est reproché au sujet n’est pas un faire, une faute, un défaut ou un crime, mais un être). Cette thèse (où est un Serbe se trouve la Serbie par exemple) exclut dans le même temps le pouvoir de la parole. Elle exclut l’humain qui ne se fonde pas sur le sol et le sang mais sur la culture, sur des actes et des paroles dans un rapport essentiellement symbolique qui se constitue pour une collectivité comme pour un sujet.

On constate par ailleurs que dans ces situations, le souvenir obsédant et envahissant de l’acte traumatique vient prendre la place de la vie psychique. Une grande partie de l’énergie psychique est détournée des relations objectales et redéployée dans le domaine de l’individu et de son traumatisme. Le discours, les préoccupations du sujet rabâchent sans cesse l’histoire traumatique, sans qu’il y ait de temps ni de place pour les apprentissages et les affects. La fonction de la mémoire est dévoyée, elle n’est plus l’appareil qui permet de restituer le passé mais, perturbée par le traumatisme, devient l’outil grâce auquel le passé destitue le présent. Aussi, une partie des changements de personnalité évoqués par l’entourage des traumatisés psychiques sont-ils à mettre sur le compte de cette occupation du champ psychique par la reviviscence. La ou les séquences traumatiques semblent incrustées dans le psychisme sous leur forme sensorielle originale. Ce que les personnes relatent donne l’impression qu’elles sont comme au cinéma, avec en plus les odeurs, les goûts et la peur. C’est cette sensorialité qui rend les souvenirs traumatiques « réels et présents » et cela explique l’apparition d’un effroi qui tient plus à la peur qu’à l’angoisse.

Ainsi cette petite fille de six ans, originaire de la région de Vukovar, qui répétera inlassablement des centaines de fois, en noir et blanc, le même dessin de l’événement traumatique, sans qu’elle puisse y mettre une seule parole de commentaire. La stéréotypie du dessin ouvrant d’ailleurs à des hésitations de diagnostic de la part des soignants compatriotes de l’enfant, pris sans doute eux-mêmes dans les effets désymbolisants de l’effraction traumatique et tentant de la dénier, ou plutôt se montrant inhibés à penser autre chose que des catégories nosographiques connues, comme pour se protéger de cette irruption du « réel » dans le dessin.

J’ajouterai que ce réel sidérant s’impose tellement qu’il arrive à faire penser que les personnes traumatisées sont sous influence.

La question de la position du clinicien se pose à nouveau au regard de cette influence, tant il peut être aussi identifié par le sujet traumatisé comme un agresseur potentiel si cette position est vécue comme un « faire dire ». Il faut bien se représenter que le simple fait de poser des questions, ou même d’interpréter, peut être vécu comme une forme de manipulation mentale propre à l’agresseur. Aussi des relations d’alliance sont-elles à rechercher hors de l’excessive compassion ou de l’empathie manichéenne pour faire vivre un début de résolidarisation citoyenne qui permettra au sujet traumatisé de percevoir que le thérapeute partage, à la fois quelque chose de la situation traumatogène et une opinion commune sur l’intentionnalité de l’agresseur. Ceci peut lui permettre de vérifier que tout n’a pas été atteint par la logique de l’effraction traumatique et qu’il peut, en tant que sujet, se re-lier à un autre sujet semblable et différent, sans que tous et tout soient soumis à l’identification à la théorie du persécuteur.

Aussi, du côté du clinicien, est-il important de relier ces situations traumatiques aux évènements d’ordre collectif qui les ont produites, aux causes sociales et politiques, aux phénomènes de déviance ou de perte de normes dont elles sont issues. L’intérêt d’une telle position qui doit être prudemment maniée est de remobiliser dans un premier temps chez le sujet traumatisé, une sorte de violence féconde qui s’appuie sur le principe vital ; et dans un deuxième temps de vérifier que sa propre violence peut s’exprimer sans pour autant qu’elle détruise le thérapeute. Un tel dispositif implique évidemment un ré-aménagement de la pratique clinique habituelle : le thérapeute n’est plus tout à fait en position d’amener le patient à subjectiver une expérience non intégrée, il lui faut penser avec ce dernier la manière dont il a été pensé et agi par son agresseur. Nous sommes alors bien néanmoins centrés sur une pratique et une théorie du soin qui s’appuient sur l’interaction. La difficulté de cette approche est patente et nécessite évidemment un cadre pour la penser et des tiers pour l’élaborer, ne serait-ce que pour contenir les dépôts psychiques douloureux placés chez les thérapeutes.

En effet, l’expérience clinique dans ces situations critiques conduit le plus souvent le clinicien à retrouver en lui-même une certaine vulnérabilité. Cette vulnérabilité peut être inquiétante quand elle vient révéler chez le thérapeute ses propres expériences de détresse, évoquer ses propres traumatismes éventuels, sidérer sa pensée non préparée, l’engloutir dans une compassion débordante ou le submerger comme une vague, un tourbillon ou un remous dans lequel il s’agiterait en pure perte. Alors le risque est bien de ne produire que des actes aussi réalistes que le traumatisme lui-même. Toutefois cette vulnérabilité peut être stimulante parce qu’elle permet de retrouver des contenus internes comme étant familiers et non étrangers. Cette familiarité maintient dans une certaine humilité « celle qui permet de ne pas céder à l’illusion d’une puissance illimitée2 ». Le plaisir de penser qui entretient le mouvement qui nous fait vivre révèle en même temps la douleur de penser. Dans ces conditions, il y aurait une grande vanité à imaginer que nous ne pourrions pas être plongés aussi dans une grande détresse, sinon à oublier qu’on est tous capables, dans une situation de violence sociale, d’agir ou de subir la violence. Cela nous ouvre à une sollicitude pour l’autre que nous pouvons tempérer, à condition que les mots entrent dans cette sollicitude.

C’est à ces conditions que nous osons soigner et aider dans cette position complexe mais riche de thérapeute, de témoin et de passeur de mémoire, ne serait-ce que pour refuser l’arbitraire ou pour répondre à « l’ordre de ne pas laisser autrui seul, fût-ce en face de l’inexorable, comme fondement de la socialité3 ». Nous voulons croire alors (mais est-ce à dire que nous produisons sans cesse une illusion ?) que l’histoire n’est pas terminée et qu’elle ne se répète pas (la répétition étant un produit du traumatisme), aussi bien l’histoire des hommes… que l’histoire d’un homme.

Notes

1 Francis Maqueda, Carnets d’un psy dans l’humanitaire. Paysages de l’autre, Toulouse, Eres, 1998, Prix Psychologie 1998. Vient de paraître : sous la direction de Francis Maqueda, Traumatismes de guerre. Actualités cliniques et humanitaires, Paris, Hommes et Perspectives, 1999.

2 Michelle Bertrand, La pensée et le trauma. Entre Psychanalyse et Philosophie, Paris, L’Harmattan, 1990.

3 Emmanuel Levinas, 1972, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana. Rééd. Livre de Poche, biblio. Essais, no 4058, 1990.

Citer cet article

Référence papier

Francis Maqueda, « Positions du clinicien face aux traumatismes intentionnels extrêmes », Canal Psy, 41 | 1999, 6-7.

Référence électronique

Francis Maqueda, « Positions du clinicien face aux traumatismes intentionnels extrêmes », Canal Psy [En ligne], 41 | 1999, mis en ligne le 26 mai 2021, consulté le 24 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1245

Auteur

Francis Maqueda

Psychologue, psychothérapeute, Santé Mentale et Communautés, 136, rue Louis Becker, 69100 Villeurbanne, chargé de mission Handicap International, 14, avenue Berthelot, 69007 Lyon, chargé d’enseignement, Facultés Catholiques de Lyon

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