Canal Psy : Quels ont été vos objectifs essentiels ?
Albert Ciccone : J’ai voulu faire percevoir l’importance de l’observation clinique. L’expérience montre qu’il est très difficile de faire une observation clinique parce que très souvent l’observation est parasitée par des théories préalables. Lorsque la théorie est plaquée, elle fonctionne comme un écran défensif qui empêche de s’approcher de la subjectivité de la personne, d’entrer dans la situation, d’en éprouver la teneur émotionnelle. Il est essentiel de prendre le temps de mettre la théorie à l’écart, pour y revenir ensuite. L’observation suppose et développe des capacités d’attention, de réceptivité, de contention de l’incertitude qui sont nécessaires pour penser la clinique et pour trouver la position subjective qui définit le vertex de la psychologie clinique.
Je me suis attaché à présenter les diverses méthodes d’observation, qu’elles proposent une observation participante ou en extériorité, qu’elles aient une visée objectivante ou implicative, en essayant de repérer, au-delà des formalisations, comment une position clinique peut ou ne peut pas s’y déployer, et ce que l’observation clinique peut ou ne peut pas leur emprunter.
J’ai ainsi proposé une modélisation de l’observation clinique. En ce domaine les repères et les cadres manquaient. L’objet de l’observation clinique est la réalité psychique et les processus de la subjectivité. Elle suppose un dispositif qui demande de surseoir le moment de l’interprétation, de prendre le temps de laisser se déployer les phénomènes et d’entrer effectivement dans la situation observée. Et elle s’appuie sur un cadre qui est d’abord un cadre interne. On pourrait dire que ce cadre interne aide à lâcher le cadre formel.
J’ai désiré faire percevoir comment, à partir de l’observation des signes, des symptômes, des associations, du transfert et du contre-transfert, le clinicien construit un modèle d’intelligibilité de la manière dont le sujet s’approprie le monde et débat avec l’altérité.
Canal Psy : Votre étude fait apparaître une volonté de contextualiser la définition de la psychologie clinique et de clarifier les questions épistémologiques. Quelles sont les raisons de cette perspective ?
Albert Ciccone : En montrant que la psychologie clinique ne peut se définir actuellement ni par ses objets, ni par ses pratiques, j’ai voulu d’abord souligner que ce qui caractérise cette approche est la position subjective du clinicien, quelles que soient les modalités de sa pratique. La clarification des présupposés épistémologiques est importante car elle permet d’appréhender la place de la clinique dans un ensemble et les lignes de force qui organisent cet ensemble. J’ai ainsi fait apparaître les deux positions épistémologiques, le positivisme et le constructivisme, à partir desquelles, en science, on pense le rapport de la vérité scientifique à la réalité. Ces deux positionnements parcourent aussi la psychologie et éclairent les deux paradigmes, expérimental et psychanalytique, à partir desquels est conçue l’observation clinique.
J’adopte un point de vue constructiviste d’abord parce que la perception elle-même est déjà un acte. Percevoir, c’est déjà inventer le réel. Par ailleurs, lorsque l’observation vise la réalité psychique, elle ne la rencontre qu’à travers ses effets et jamais en elle-même. C’est là une raison supplémentaire pour considérer que les données d’observation sont en fait toujours des données construites.
L’observation conduisant à une interprétation, on retrouve à ce niveau la question de l’objectivité et la manière de la concevoir. Dans le champ de l’observation de la réalité psychique, l’interprétation ne peut être validée par la réponse immédiate du sujet. Freud l’a énoncé il y a déjà longtemps : la pertinence d’une interprétation s’évalue par les effets qu’elle va produire, par sa potentialité à générer des associations. D. Meltzer écrit dans ce sens que l’interprétation d’un rêve est toujours l’interprétation du rêve que l’analyste fait à propos du rêve du patient. Toute interprétation devrait contenir l’énoncé implicite suivant : voilà le rêve que je fais à propos de votre rêve ; voilà comment moi j’interpréterais mon rêve ; je vous livre cette interprétation qui pourra, peut-être, vous aider à interpréter votre rêve. La psychanalyse et la psychologie clinique ne prétendent pas entrer dans un modèle de scientificité qui est celui de l’explication causale et de la prédiction. Elles visent à cerner et à décrire des processus, à les reconstruire après-coup et à construire des modèles rendant intelligible la subjectivité. Et c’est à travers sa propre subjectivité que s’élabore la construction « objective » de la subjectivité de l’autre.