La psychothérapie du sujet âgé et de sa famille

p. 11-12

Notes de la rédaction

Pierre Charazac, chargé de cours à Lyon 2, psychiatre, exerce au CMP géronto-psychiatrique A. Einsten à Vénissieux. À l’occasion de la toute récente parution de son ouvrage, Psychothérapie du patient âgé et de sa famille, Dunod, 1998, 192 p., 160 F., nous l’avons interrogé sur les crises activées par le vieillissement. Cet ouvrage, illustré de nombreuses situations cliniques, offre des repères précis et clairs pour penser les crises activées par le vieillissement et pour créer des dispositifs permettant d’élaborer le travail de séparation qui concerne le patient âgé, sa famille mais aussi l’institution et les soignants. Propos recueillis par Monique Charles.

Texte

Canal Psy : Quelles sont les problématiques qui se rencontrent chez le patient âgé ?

P. Charazac : On peut distinguer les problématiques individuelles et familiales selon deux étapes. La première, correspondant schématiquement au départ à la retraite, est celle du travail de la perte des rôles sociaux. La crise du grand âge est différente. Précisons que les démographes définissent le grand âge comme l’âge dépassant l’espérance moyenne de vie, actuellement de 80 ans.

Dans la problématique individuelle, la souffrance associée à la privation des investissements sociaux va se présenter diversement selon la structure de chaque individu. On peut voir resurgir l’angoisse de castration. Chez d’autres personnes, moins fermement organisées par l’Œdipe, la dépression va dominer. Les sentiments d’insuffisance, d’incomplétude ont souvent accompagné l’âge adulte, mais ils avaient été jusque-là compensés par les réalisations sociales. Dans cette période, on voit beaucoup de séparations affectant les couples : cet aspect est peu connu, mais il y a un pic de séparations vers 60 ans. Dans bien des cas ces personnes, qu’on définit après Bergeret comme états-limites, avaient trouvé appui dans une profession mais aussi souvent sur le conjoint. En perdant ces étayages, ces sujets vont connaître des dépressions répétitives qui répondent souvent mal aux anti-dépresseurs ou à la psychothérapie.

Canal Psy : Quelle serait la spécificité du travail psychique exigé dans ce moment de la vie et comment s’effectuent les dégagements ?

P. Charazac : Le sentiment d’immortalité sur lequel on a pu s’appuyer pendant tout une partie de la vie se heurte au sentiment de finitude, alors qu’il est en quelque sorte nécessaire à la survie. On ne peut pas se lever le matin, affronter la journée, faire des projets, si on n’a pas la certitude narcissique silencieuse qu’on va traverser la journée, en atteindre le terme, survivre. Le narcissisme doit pouvoir être nourri jusqu’au bout. C’est là qu’il faut remettre en question le terme discutable d’une inversion de l’Œdipe au troisième âge et faire ressortir un aspect important des identifications œdipiennes. En effet, les dégagements vont mettre en œuvre un versant des identifications qui permettent de regarder, non plus les parents mais les enfants, comme pouvant nous apporter narcissiquement quelque chose. À travers l’investissement de ce que les enfants réalisent, la personne âgée peut effectuer une délégation du projet œdipien à la génération suivante. C’est ainsi qu’il faut interpréter la réactivation œdipienne au troisième âge : la personne âgée revit avec ses enfants ce qu’elle a vécu avec ses parents et elle trouve en ses enfants non seulement des rivaux mais des appuis narcissiques.

Canal Psy : Ce qui pose le problème des patients isolés, en situation de transmission impossible. Comment les personnes qui n’ont pas fondé de famille parviennent-elles à effectuer ce don narcissique aux générations suivantes ?

P. Charazac : Cet aspect de la question revient à se demander comment peuvent s’articuler les investissements sociaux et familiaux, ce qui est transférable des uns aux autres et ce qui a valeur de spécificité. Mon point de vue est que les investissements familiaux ont des enjeux propres, mais que les liens sociaux peuvent offrir, à certains patients qui n’ont pas fondé de famille, des voies évolutives. Paradoxalement, les patients psychotiques qui ont un besoin vital de recréer l’objet défaillant par le délire, révèlent l’importance des objets sociaux. Je pense à des personnes célibataires qui, avec le renouvellement des locataires, se trouvent isolées dans un immeuble où elles ne connaissent plus personne. Pour certaines d’entre elles, on voit apparaître un délire qui se fixe sur tel ou tel voisin. Ainsi, une patiente se dit persécutée par un voisin qui passe sous ses fenêtres, mais elle passe son temps à le guetter. On a l’impression que c’est une manière de réaffirmer que quelqu’un s’intéresse à elle, ne serait-ce qu’à travers la persécution. L’objet reconstruit par le délire permet d’entretenir un investissement, donc de soutenir le moi.

Canal Psy : Comment comprenez-vous la seconde modalité des crises liées au vieillissement, à savoir les crises familiales ?

P. Charazac : Il faut bien différencier crise dans la famille et crise de la famille. La crise de la soixantaine est souvent organisée par les identifications œdipiennes. Dans cette dynamique où les individus et les générations sont suffisamment différenciés, on peut parler de crises dans la famille. Les crises de la famille sont déclenchées par l’apparition, chez la personne âgée, des grandes atteintes physiques et psychiques comme les syndromes démentiels. Ce ne sont plus des personnes qui entrent en conflit, conflit qu’on pourrait lire avec la grille œdipienne. Le groupe en tant que tel s’interroge sur son destin, sa survie, sa capacité à traverser l’épreuve actuelle. Ces crises de la famille sont dominées par une angoisse de mort collective et par une impossibilité à concevoir que l’introduction d’un tiers ne soit pas synonyme de mort pour le parent ou de catastrophe. On voit ainsi très souvent des familles qui s’épuisent dans le projet de gérer à elles seules des troubles du parent. Le travail de séparation est rendu impossible pour le groupe. La famille est prisonnière de l’idée qu’elle seule peut soigner le patient âgé. Elle fantasme que l’entrée du parent dans une institution se solderait par la mort. Toute représentation de séparation est impossible. Ce que l’on voit aussi dans ces familles en crise, c’est le retour de traumatismes passés, de deuils ou de séparations non élaborés. Il se produit une espèce de télescopage entre un avenir irreprésentable, un présent très douloureux qu’on n’arrive pas à mettre en mots et un passé qui contient des traumatismes encore actifs.

Canal Psy : Comment, dans ce contexte difficile, s’établit la prise en charge ?

P. Charazac : Avant de parler de prise en charge, il faut convaincre la famille qu’il est possible de parler ensemble. La personne qui fait appel est souvent prise dans une logique de l’urgence. Elle demande qu’on agisse, qu’on trouve une place pour le parent dans les jours qui suivent. Elle pense que toute parole est impossible, dépassée : ça dure, dit-on, depuis trop longtemps, on invoque aussi des ruptures de liens familiaux qui rendraient vain l’essai de se réunir pour parler. Le parent âgé est présenté comme tellement malade qu’il est inimaginable qu’il puisse accepter de venir nous voir. Il faut donc d’abord convaincre la personne qui appelle qu’on peut venir parler, que non seulement cela est possible mais que cela peut soulager tout le monde. Quand on a fait accepter au groupe l’idée d’introduire un tiers, on a déjà réalisé une part essentielle du travail.

Canal Psy : L’approche psychodynamique n’entre-t-elle pas en conflit avec des idéaux collectifs quant aux devoirs des enfants envers leurs parents âgés ?

P. Charazac : En effet, on pense souvent que la famille constitue le meilleur environnement possible pour le parent. C’est là qu’il est nécessaire de bien préciser ce qu’est le travail de séparation car des malentendus existent. Le travail de séparation permet d’accepter que l’objet, c’est-à-dire le parent pour les enfants, change, se transforme. Par identification, l’acceptation du changement de celui qu’on aime s’accompagne d’un travail du moi sur son propre changement. Accepter que le parent ne soit plus ainsi qu’on aurait souhaité qu’il demeure, est quelque chose d’important à élaborer lorsqu’on pose le problème des devoirs de la famille. La famille a toujours le projet narcissique de garder le parent idéal. Au fond, c’est rassurant pour soi-même. Freud parle de « his majesty the baby » lorsqu’il introduit le narcissisme, expliquant que les parents accueillent l’enfant comme l’incarnation de leurs idéaux : il sera tout ce qu’ils ont rêvé d’être et qu’ils n’ont pu être. Le fait que les enfants veulent que leurs parents « vieillissent bien » renvoie à la même problématique. Il n’y a rien de plus précieux, dans une institution et dans une famille, qu’un centenaire. À l’image de sa majesté le bébé, il incarne le triomphe du projet narcissique, l’accomplissement du fantasme d’immortalité du groupe. Une confrontation à la désillusion s’impose donc à la famille et c’est ce à quoi renvoie le travail de séparation qui est souvent interprété faussement comme un slogan préconisant la séparation concrète avec le parent. Le travail de séparation n’implique pas obligatoirement la séparation physique. Il pousse à percevoir et à accepter la transformation des parents, il permet aussi de penser qu’ils pourraient trouver ailleurs ce que la famille ne peut leur apporter. C’est une limite apportée au désir narcissique d’être un bon enfant qui fait tout pour son parent et qui entretient avec lui une relation idéalement bonne. Le travail de séparation, en ce qu’il demande de percevoir les modifications réelles d’un objet qui demeure en vie, se distingue ainsi du travail du deuil.

Canal Psy : Tout ce difficile travail exigé par le vieillissement débouche-t-il parfois sur de nouvelles modalités d’être psychiquement fécondes ?

P. Charazac : Devant les problèmes que lui posait le vieillissement de sa mère, une femme a été conduite à élaborer le passé. Elle a entrepris une psychothérapie et a réalisé un livre sur le passé familial, qu’elle a diffusé auprès des membres de sa famille. Un travail de sublimation s’est effectué, par lequel les liens avec les parents se sont désexualisés. On pourrait aussi parler de ce qu’apporte, dans certains cas, l’entrée en institution : un élargissement de la vie du patient, du champ de ses investissements objectaux, tandis que la famille découvre de nouvelles relations avec son parent. Il faut se départir de l’idée qu’il y aurait de bonnes ou de mauvaises évolutions, des solutions standards à préconiser et que le placement en institution signerait obligatoirement un échec. Et considérer que les effets des solutions qui auront été choisies dépendront beaucoup de la manière dont on les a préparées et dont on les a travaillées. Nous ne sommes pas là pour offrir à la famille des solutions ni pour valider son choix, mais pour l’aider à les travailler psychiquement et à les intégrer dans son histoire.

Canal Psy : Quelles seraient les retombées souhaitables de votre travail ?

P. Charazac : Le point le plus important serait d’encourager la rencontre, l’écoute de la famille. Une évolution très importante s’est déjà faite en gériatrie dans ce sens, mais il est nécessaire qu’elle se poursuive. En outre, des cadres et des dispositifs sont nécessaires pour organiser ces échanges. C’est à ce niveau-là que le rôle des psychologues dans les institutions est à considérer. Ils ont déjà une position décentrée par rapport aux soignants, car ils ne travaillent pas sur le même registre de la réalité. Ils sont très bien placés comme interlocuteurs de la famille qui a, elle aussi, une position décentrée par rapport à l’institution.

Un des buts de mon ouvrage serait atteint si les praticiens intervenant en gériatrie craignaient moins de recevoir les familles. Il ne s’agit pas de tenir forum avec la famille, n’importe où, n’importe comment, pour lever des non-dits, comme on l’entend parfois. Il s’agit de mieux s’interroger sur la famille et de mieux l’écouter grâce à un minimum de repères théoriques et pratiques.

Citer cet article

Référence papier

Pierre Charazac et Monique Charles, « La psychothérapie du sujet âgé et de sa famille », Canal Psy, 34 | 1998, 11-12.

Référence électronique

Pierre Charazac et Monique Charles, « La psychothérapie du sujet âgé et de sa famille », Canal Psy [En ligne], 34 | 1998, mis en ligne le 16 juillet 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2200

Auteurs

Pierre Charazac

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