La France accueille depuis de nombreuses années des populations venues de différents points du monde. Parmi celles-ci se trouvent des familles parfois analphabètes, mais bien enracinées dans une culture de tradition orale.
Or le fait de migrer entraîne une situation de rupture plus ou moins bien supportée selon les sujets : ruptures des liens familiaux, rupture vis-à-vis des groupes d’appartenance, rupture enfin avec la culture d’origine, cette enveloppe faite de sons, de saveurs, d’odeurs, de couleurs, mais aussi de systèmes symboliques complexes qui permettent de communiquer en permanence avec autrui. Gravée dans la mémoire, la culture est porteuse d’histoire, elle imprègne les faits et les gestes de la vie quotidienne. Vécue de façon consciente, elle comporte cependant des soubassements inconscients, un certain nombre de signes culturels d’échanges incorporés par le sujet dès les premiers jours de la vie et qui sous-tendent les comportements. Le vécu de rupture porte donc à la fois sur l’ensemble des liens affectifs conscients, mais aussi, de façon plus secrète sur des liens inconscients non élaborés, de caractère archaïque que J.-C. Rouchy1 désigne sous le nom d’« incorporats culturels ». L’ensemble de ces éléments constitue en quelque sorte le cadre culturel du sujet, cadre indispensable au fonctionnement de la vie psychique et qui la contient à son insu.
Le migrant est par conséquent confronté à une situation de « crise ». L’adaptation à un milieu culturel différent repose sur la capacité du sujet à faire le deuil de ses objets d’amour, de sa culture d’origine. C’est-à-dire sur un travail psychique d’élaboration qui va lui permettre d’identifier, de mentaliser, de nommer les objets perdus. Le travail psychique du deuil correspond également à un travail de mémoire dans la mesure où il consiste pour le sujet à rendre présents les objets absents, à se situer dans le temps et dans l’espace des générations. C’est en élaborant la position dépressive liée à la crise par l’intermédiaire d’un travail de mémoire que le sujet prend conscience de la distance qui s’instaure vis-à-vis de sa culture d’origine. Il parvient alors à situer l’écart culturel dans lequel il se trouve, à mettre en relation des niveaux différents de signification, et par conséquent à construire de nouveaux repères sociaux et à les investir. Le groupe interculturel est l’un de ces espaces intermédiaires où un travail psychique d’élaboration peut advenir. C’est la raison pour laquelle de nombreux groupes sont organisés dans les quartiers urbains.
Or la situation de groupe, particulièrement en ses débuts, peut être angoissante. Chaque sujet est saisi par ce qu’on appelle une « angoisse de morcellement », liée à la peur de perdre son identité. L’expérience montre que la présence de participants appartenant à des cultures différentes accroit encore ce sentiment d’angoisse. Celui-ci est lié à l’étrangeté qu’éprouvent les membres du groupe les uns vis-à-vis des autres. L’utilisation d’un objet culturel destiné à médiatiser la relation est apparue au fil du temps susceptible de favoriser les échanges. C’est ainsi que le conte a été introduit dans le travail des groupes, à cause de ses caractéristiques universelles et singulières, et parce qu’il entretient des relations étroites avec la tradition orale.
En tant qu’objet de relations, le conte possède des qualités qui sont propres aux objets transitionnels. Il représente une partie du moi du sujet, mais il s’agit d’un objet externe qui appartient à la catégorie non-moi. Transmis par la tradition orale, le conte est parfaitement malléable, déformable, transformable au gré du conteur ou de ceux qui l’écoutent. Il délivre des messages multiples, car il possède la particularité de se référer simultanément à une histoire externe et de révéler au sujet ses propres images internes. Le langage utilisé par le conteur est un langage métaphorique qui rassemble et condense un ensemble de perceptions. La pensée du conteur est en effet une pensée imageante proche de la perception et du rêve. Se réapproprier des contes, c’est réactiver la mémoire d’un groupe social, retrouver des liens essentiels.
Dans les groupes où la tradition orale est encore proche, la mémoire du conte trouve son origine dans l’histoire singulière du sujet, mais aussi dans l’imaginaire du groupe familial ou social. Le recours au conte entraîne de ce fait les participants dans un travail psychique sur leur propre histoire, sur leur propre imaginaire, c’est-à-dire sur leurs origines et par conséquent sur la manière dont se sont formées leurs relations d’objet, leurs premières identifications. Ce travail ne s’effectue pas sur des éléments de réalité, ni sur une reconstruction du réel, il puise aux sources mêmes de l’imaginaire, il se fonde sur le jeu métaphorique que le conte introduit dans le groupe. Le travail psychique médiatisé par le conte est un travail de l’absence, il en résulte un retour incontestable aux sources du symbolique.
Le processus associatif montre en effet comment apparaissent, se réactualisent et s’élaborent les systèmes d’étayage multiples de la psyché à l’intérieur du groupe. C’est-à-dire comment, au cours des échanges intersubjectifs vont se construire des points d’appui, des modèles qui vont autoriser un travail de reprise, d’élaboration de la pensée et la formation de liens, notamment par l’intermédiaire des identifications.
Dans l’entre-deux des cultures, ces étayages vont s’organiser autour des organisateurs psychiques des groupes : les imagos et mythes originaires, le corps et le système sensori-perceptif, l’image de la mère, et particulièrement ici, les traces de la langue maternelle, enfin les représentations socio-culturelles des groupes en relation avec les groupes d’appartenance. R. Kaës affirme que l’étayage est multiple, réticulaire, mutuel et critique. Or, tandis que les systèmes d’étayage se recouvrent pendant le travail du groupe, des temps forts se développent simultanément autour de la thématique dominante. Je n’en signalerai ici que quelques aspects qui me paraissent significatifs, notamment le rôle du conte dans la réactivation des traces sensori-perceptrices du sujet, le rapport au corps, le rapport à la langue maternelle et enfin l’actualisation des liens entre le contenu des contes et le contexte où ils ont été produits.
Par l’intermédiaire du conte, s’ouvre un espace où, à partir de leurs étayages corporels, sont associées des « traces » liées aux réminiscences de l’enfance. Les groupes évoquent une enveloppe faite de sons, de saveurs, de lumières, de sensations diverses qui se rapportent au pays d’origine. Comme si toutes ces sensations corporelles composaient autant d’images ancrées de façon indélébile dans la mémoire, témoignaient de l’existence d’une harmonie première revisitée, correspondant à des éprouvés corporels.
Dans les premiers temps des groupes interculturels, la mémoire des contes apparaît comme morcelée, la formulation de « bribes » de contes fait écho à « l’angoisse de morcellement ». Les étayages corporels occupent une place centrale, ainsi, dans un groupe, l’évocation du « vaillant petit tailleur » entraîna des commentaires qui furent mimés. Le corps mémoire est agi il est au cœur de la symbolisation. La référence corporelle se présente comme le témoin silencieux et incontournable des origines identitaires, voire de la spécificité des cultures : gestes du village, postures masculines ou féminines liées à la vie quotidienne. Au cours du processus associatif, lorsque les mots viennent a manquer, le corps lui-même se fait grammaire et langage, soutient le discours, il est fait appel au mime pour préciser la tonalité, indiquer le sens.
Le conte exerce également une fonction d’expérimentation de la parole, et par conséquent de la langue. Celle-ci est étroitement associée au souvenir de la mère. L’appropriation de la langue maternelle correspond dans l’ensemble des cas observés à l’émergence d’images de la mère dans les groupes interculturels. Moment d’intense émotion, le détour par la langue maternelle apparaît comme un préalable au développement de contages spontanés. Ceux-ci sont souvent exprimés dans la langue d’origine avant d’être traduits en français. Il s’agit le plus souvent de « morceaux » de berceuses ou de comptines appartenant à toutes les cultures en présence. Enfin, comme lieu de surgissement de la parole, le conte provoque une certaine stimulation de la pensée. Dans les groupes interculturels, lorsque, grâce au travail de mémoire, le récit prend forme, on assiste à une combinaison de facteurs extrêmement riches et de plus en plus complexes. Le travail de l’imaginaire associe de plus en plus étroitement la construction du conte, ses thèmes, ses variations et les récits de pratiques. Des thèmes et les variations se comportent comme autant de supports à l’élaboration de la ressemblance et de la différence, en présence de l’autre et des autres.
Au temps des commencements succède une longue période d’élaboration au cours de laquelle les contes servent de support à la pensée des groupes interculturels où leur contenu se diversifient. Étroitement associées, deux thématiques se chevauchent et orientent le travail d’élaboration ; l’une est représentée par une explicitation détaillée des pratiques dans le pays d’origine comme contexte du conte, l’autre est centrée sur le contenu du contage. Cette dernière se caractérise également par l’apparition de la glose, c’est-à-dire par une recherche minutieuse concernant tout ce qui touche à la description des thèmes, à l’existence de variations appartenant à des cultures proches ou voisines.
Entre le corps et les mots, entre l’acte et la mentalisation, les pratiques correspondent à un ensemble de systèmes de signes, à des codes collectivement élaborés et partagés dans la culture d’origine, à des apprentissages gestuels. Ces signes, ces codes, ces gestes perdent leur signification lorsqu’ils sont séparés du contexte, tandis que dans le milieu d’origine, ils forment le cadre, l’environnement habituel de l’acte du conteur… et celui où les participants ont, avec leurs ancrages affectifs, construit leurs premières identifications. Inséparables du contage, les récits de pratiques appartiennent en quelque sorte à l’histoire environnementale du sujet.
Soutenue par le travail de contage, la confrontation interculturelle provoque une explicitation des pratiques dans lesquelles s’inscrivent les histoires individuelles. Des liens identitaires fortement enracinés comme les conduites sexuelles ou les rôles sociaux, les gestes quotidiens dans leurs significations singulières se rattachent aux pratiques. Or, l’exploration des pratiques exerce un rôle essentiel, et contribue à la mise en place des processus psychiques relatifs au travail du deuil. Comme processus de symbolisation et travail de mémoire, le contage permet au sujet de se mettre à distance des affects liés à son origine, tout en accédant à une meilleure appréhension de son identité. Il exerce un rôle facilitateur dans l’élaboration en groupe de la ressemblance et de la différence.
Tandis que se développent dans les contes des schémas universels autour de la perte et de la séparation, de la jalousie fraternelle, des rites initiatiques représentant le passage de l’adolescence à l’âge adulte, les thèmes et les variations du conte alimentent l’autre versant de ce travail d’élaboration en groupe. Chaque conte ayant été trouvé-créé dans un contexte culturel original, les représentants de chaque culture, par l’intermédiaire de la glose, appréhendent de façon ludique les nuances du contage, l’humour et la spécificité des situations présentes, l’imaginaire des groupes sociaux d’appartenance.
Ainsi, les étayages culturels ancrés d’une part sur l’imaginaire des groupes sociaux, d’autre part sur les pratiques, servent de support à un travail intense d’élaboration et de symbolisation au cours duquel se créent ou se recréent des liens : liens intrasubjectifs en relation avec l’histoire individuelle et collective de chaque participante, liens intersubjectifs dans le partage d’une expérience commune et l’élaboration de la ressemblance et de la différence. Le travail sur le conte transforme cette expérience d’élaboration interculturelle en un espace ludique, la ressemblance et la différence deviennent l’objet d’un enjeu collectif dont la peur est absente, où prédominent l’étonnement, la tolérance, l’humour. Ce travail d’élaboration restitue à chacun son identité et la part de créativité qui s’y rattache. De nouveaux investissements se profilent alors, dans les groupes interculturels.