C’était hier… mais c’est toujours là !

p. 20-21

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C’est ce titre inspiré de la célèbre chanson de Henri Salvador (quelque peu modifié, je le concède, volontiers) qui m’est venu au moment de rendre hommage à Dominique Ginet. Oui, à déjà une cinquantaine d’années de notre rencontre avec Dominique, c’est cette formule paradoxale qui s’est associée dans ma mémoire : le près et le loin, « c’était hier, c’est loin déjà, c’était hier, mais c’est toujours là ».

Il y aura bientôt un demi-siècle donc, en 1967 précisément, que nous nous sommes connus au laboratoire de pédagogie expérimentale de la rue Philippe de Lassale, où nous débutions nos stages de DPP1 sous la houlette attentivement bienveillante de Guy Avanzini. Guy s’employait fermement à nous apprendre à se coltiner à la réalité des concepts et à se forger une pensée critique dans une démarche scientifique rigoureuse, état d’esprit qui devait nous accompagner tout au long de notre carrière d’enseignant-chercheur. C’est là que nous avons expérimenté le travail en commun, le travail en groupe et la richesse des séminaires de travail à plusieurs, où la pensée de l’un force la pensée de l’autre. C’est ainsi que 20 ans plus tard, c’est tout naturellement auprès de Dominique que j’allais chercher – et que je reçus – une lecture critique constructive, inoubliable par les discussions enflammées qu’elle suscitait, pour ma thèse d’état. En fait, Guy nous orientait résolument vers la clinique de la formation et de la transmission, tendant à nous encourager à appliquer ces analyses à nos secteurs de prédilection : pour moi le sport et les maths (c’était le temps des expériences pédagogiques post-soixante-huit des « maths modernes » dès la maternelle, notamment celles de Francheville). Pour Dominique, le sport, les groupes adolescents (après un travail historique sur Roger Cousinet, objet de sa thèse) et les maths. C’est ainsi que Dominique et moi-même fûmes amenés à enseigner la psychologie à l’IREPS (ancêtre de l’UEREPS qui deviendra – réforme aidant – l’UFRAPS actuelle) et qu’il approchera l’analyse clinique de l’échec en mathématiques. Mais nous n’étions alors qu’en phase de constitution de notre pensée et je voudrais aujourd’hui souligner ce qui fut rétrospectivement un de ces temps forts, temps fondateurs, qu’ont été les week-ends de travail au Centre Thomas More à Eveux, notamment ceux qui se tinrent sur « l’initiation » et qui donnèrent lieu à publications communes en 1977 et en 1978. Rappelons-en les thèmes.

La première année, nous nous étions intéressés aux mécanismes d’intégration d’un individu dans un groupe et aux difficultés de définition des frontières du groupe. Nous nous appuyions alors sur les analyses, récentes à l’époque, de R. Laing pour considérer l’individu comme un « nexus social » qui pouvait difficilement être sorti de son contexte de communication et d’interrelations sociales pour être compris jusque dans ses comportements « très personnels », voir intimes, alors que tous les courants de la psychologie, avant lui, avaient justement eu tendance à considérer que ces comportements l’érigeaient en individu individué face à son environnement. Ce type d’analyse de l’individu groupal, pas aussi individué que l’on voulait bien le croire, dépendant de l’autre jusque dans ses réactions psychosomatiques, nous fut d’un grand secours en clinique du sport (nous suivions alors quelques athlètes de haut niveau) dans la compréhension d’objets cliniques étranges tels que la pensée magique, la dynamique des équipes féminines coachées par un homme, le psychisme « à deux » entraîneur/entraîné dans les sports extrêmes… Depuis, les théories sur la communication ont particulièrement bien analysé ces faits cliniques. Mais ce sur quoi je voudrais insister, c’est l’autre dimension qu’a ouverte à notre réflexion l’étude de « l’initiation », à savoir le problème du changement, celui de la transformation de la personne, cette nouvelle naissance à soi-même, ainsi que l’ambivalence de la demande des sujets face à l’initiation ou aux mécanismes institutionnalisés d’intégration dans un groupe. Comment ce changement est-il assuré et comment peut-il se faire ? Autrement dit, le sujet avec ses moyens personnels, peut-il assumer seul, en dehors de toute initiation, le changement ? Et si oui, au prix de quels investissements ?

Nous partions des analyses très judicieuses de Guy Avanzini. Guy avait alors très bien montré comment notre société était devenue particulièrement pathogène, dans la mesure où les institutions en place et les modèles offerts par les adultes perdaient de leur force et n’offraient plus à l’individu une garantie d’existence justifiant encore des rites initiatiques ; les institutions instituées perdant de leur attrait, l’individu était rejeté vers des institutions plus marginales qui, malgré tout, avaient encore l’avantage d’être instituantes et connaissaient encore une sorte de rite initiatique auquel se soumettaient leurs membres. Inutile de souligner l’actualité de telles analyses faites pourtant il y a une cinquantaine d’années, c’est-à-dire hier, bien avant la montée des sectes, des bandes et autres systèmes claniques plus « modernes ». Ce qui particulièrement nous intéressa, Dominique et moi, fut de chercher à comprendre – et résoudre – ce problème paradoxal alors posé à l’individu : comment s’intégrer quand les modèles sont récusés ? Faut-il s’introduire dans les groupes marginaux lorsque les autres ne fonctionnent plus ? Ou, si on refuse cette marginalisation, s’expose-t-on inéluctablement à l’isolement et aux troubles psychologiques et psychosomatiques qu’il entraîne ? Car ce sont ces problèmes que nous voyions se poser à l’éducateur moderne (ce que l’avenir n’a d’ailleurs pas démenti) qui nous intriguaient et qui semblaient ne pas exister dans une société plus traditionnelle où une certaine « initiation » accompagnait les transformations individuelles et assurait (ou semblait assurer) une maîtrise du changement pour l’individu.

En effet, cette sensibilité liée au changement, source de stress et d’inquiétude, qui nécessite une tentative de maîtrise de la part du sujet et qui justifie son ambivalence à l’égard de l’initiation, s’accroît quand il n’existe nulle part de pôle de stabilité. Le mouvement apparaît comme général et l’on ne peut plus dire par rapport à quoi s’opère le changement : on ne peut plus dire si c’est l’individu qui change par rapport à lui-même ou par rapport au groupe, ou bien si c’est le groupe qui change par rapport à l’individu, ou encore le groupe par rapport à lui-même. Et nous nous appuyions alors sur la clinique des cas extrêmes, celle des transplantés ou des immigrés, qui voyaient (et voient encore !) ces quatre rapports changer d’une manière concomitante perdant de ce fait tout pôle de référence. Cela entraîne chez eux des troubles psychiques divers de type psychotique ou schizophrénique, ou des manifestations psychosomatiques très importantes pouvant aller jusqu’à la mort. C’est alors qu’on découvrait, à la suite d’observations ethnopsychiatriques, que la psychothérapie la plus efficace consistait alors à replacer l’individu « malade » dans son groupe d’origine pour que, retrouvant des racines, une guérison s’installe.

Pourquoi rappeler précisément ces souvenirs ? Tout simplement parce que ce temps marqua aussi la réorientation plus personnelle de nos travaux, la croisée où nos chemins ont quelque peu divergé. Si Dominique poursuivit l’approfondissement de la clinique de la formation, personnellement je me réorientais plus résolument vers l’approche psychosomatique et l’analyse du « être malade ».

Il convient cependant de souligner avec force que si aujourd’hui nous pouvons tenir de tels discours sur la formation et utiliser un langage avec des concepts revendiqués comme autant de truismes en l’état actuel de la compréhension des échecs scolaires – ou des échecs de l’École – c’est grâce à Dominique. Il a su imposer une pensée, il a su apporter un changement de paradigmes, loin d’être évident à l’époque où il les a osés, et non sans mal comme l’a bien rappelé René Kaës. Avant Dominique, s’affirmait une analyse des échecs et des difficultés scolaires à partir d’un manque ou d’un défaut de l’intelligence… ou de la paresse ! Depuis, on est heureusement obligé d’être plus nuancé.

Merci Dom !

Notes

1 Diplôme de Psychologie Pratique.

References

Bibliographical reference

Gérard Broyer, « C’était hier… mais c’est toujours là ! », Canal Psy, 98 | 2011, 20-21.

Electronic reference

Gérard Broyer, « C’était hier… mais c’est toujours là ! », Canal Psy [Online], 98 | 2011, Online since 18 octobre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2307

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Gérard Broyer

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