J’espère que le lecteur me pardonnera le jeu de mot (jeu de lettre plus exactement) entre le titre de la présente revue et celui de cet article. Mais la lettre « psi » désigne traditionnellement le champ parapsychologique. De Canal Psy à « canal psi », il y a si peu d’écart, d’autant que, dans les deux cas, c’est bien de communication qu’il est censé s’agir.
Merci donc à Canal Psy d’avoir pu, pour un numéro, courir le risque de s’« affronter » au parapsychologique. Ce thème ne devrait-il pas intéresser, pour ne pas dire passionner, tout psy qui se respecte ?
Contexte
Jean Guitton écrit, dans un ouvrage consacré à la mystique contemporaine Marthe Robin : « Dans ce siècle savant, où l’observation, l’information, la critique ont fait des progrès considérables, le cas que je propose est une sorte de provocation. Il interpelle, comme un défi, tous ceux qui ont encore de la curiosité. »
Il est sans doute toujours utile de savoir où passe la curiosité des clercs. Quelle part les « autoroutes de l’information » et les « chaînes de la connaissance » que l’on nous promet pour demain, après-demain au plus tard, laisseront-elles à un « Inconnu » et à un « Invisible » qui ne soit pas localisable au bout des deux infinis, microscopique et télescopique ?
Le matériel du savant s’accroit de jour en jour au point d’y inclure les résultats des sondages ou même parfois le divan du psychanalyste qui, en s’appliquant au tout venant du fait divers, contribuent à réduire tout témoignage à des chiffres ou des fantasmes.
Tout ceci, bien sûr, n’est pas sans conséquence sociologique. L’entreprise scientifique contemporaine nous abreuve de ses séduisantes et multiples applications technologiques, mais elle fait aussi plus que nous être utile. Elle nous désigne le vrai du monde, délimitant ainsi le champ de ses possibles et de ses exclusions. Organisant la pensée des hommes de pouvoir, une certaine idée de la raison contribue certainement, tout régime politique confondu (totalitarisme et intégrisme pouvant être considérés comme une caricature d’une pensée hyper-ratiocinante) à éliminer des pensées, des intérêts, des objets d’études désignés comme étant indignes d’être investis (il faut à ce propos relire T. S. Kühn et son concept de paradigme).
Le paranormal, l’intérêt même pour le paranormal (en dehors de toute position théorique le concernant) est, dans notre culture, un de ces rebuts. Il ne faut, dès lors, pas s’étonner de le voir réapparaître sous diverses formes, et notamment dans les usages pervertis que peuvent en faire les sectes ou autres illuminés de l’extrême. On le retrouve aussi dans une médiatisation ponctuelle (tel ou tel phénomène de poltergeist, par exemple) qui, traitée sur un mode sensationnaliste va défrayer la chronique durant une ou deux semaines, la plupart du temps dans une logique coupée des champs classiques du savoir.
Cela explique – le niveau de connaissance de ce type de phénomènes étant voisin de zéro chez de nombreux intellectuels – la levée de boucliers que soulèvent parmi ceux-ci les rares émissions télévisées tentant, pas toujours adroitement au demeurant, d’aborder de tels sujets.
Dès lors, comment s’étonner que parfois d’autres encore s’en mêlent, qui ne se sont pas particulièrement fait connaître pourtant par leurs contributions scientifiques. C’est le cas d’un François Cavanna (l’auteur des Ritals) qui, s’il a pu, en son temps, participer à la levée de certains refoulements par Charlie Hebdo interposé, ne fait plutôt, pour la circonstance, qu’en conforter d’autres, par les positions intempestives qu’il prend sur ces questions. Il n’est, hélas, pas le seul qui, voulant sauver le monde au nom de la Raison, jamais d’ailleurs clairement définie (et pour cause puisqu’on touche là à un problème philosophique complexe, plus qu’à une certitude scientifique), ne fait en général qu’épaissir l’ignorance des uns et conforter les convictions des autres.
Je crois pourtant qu’entre la foi inconditionnelle et la détraction acharnée, il y a une petite place pour un abord rationnel de ces phénomènes, souvent qualifiés d’irrationnels. Cela implique la capacité de dissocier le fait et la théorie qui cherche à en rendre compte, l’objet d’étude et les moyens que l’on se donne pour l’étudier.
Abord rationnel qui ne peut être à mon avis qu’anthropologique, au sens très large du terme, incluant les différentes approches scientifiques possibles, dans l’état actuel de nos connaissances et se gardant du piège de la réduction à un seul point de vue, par trop univoque. Sciences humaines et Sciences exactes doivent donc être convoquées au lit du parapsychologique.
Mais dans notre monde, et pour reprendre les propos de Jean Guitton, qui est sans doute à l’Académie française l’un des rares à se pencher sur de tels sujets (j’espère me tromper), il est effectivement devenu provocateur de s’intéresser, fut-ce rationnellement, au paranormal.
Quelle place pour le psy dans tout cela ?
Une première remarque à ce propos : les psys m’apparaissent pris, majoritairement, dans les discours dominants se tenant sur le parapsychologique. À leur décharge, il faut dire qu’ils n’ont guère de chance. Pour peu que, déjà, leur « curiosité » soit quelque peu émoussée, lorsqu’ils rencontrent le psi, c’est la plupart du temps à travers le discours de patients, à l’occasion délirants sur ce thème, qui fondent sur leurs croyances en la télépathie ou l’influence à distance, l’essentiel de leur rapport au monde. Dès lors, il est tentant de réduire le champ du parapsychologique à celui du délire. Et ce, d’autant plus qu’il est moins organisé culturellement que le religieux ou le politique, pourtant propices, eux-aussi, aux thématiques délirantes. N’aura-t-on pas tendance à considérer comme étant plus fou celui qui prétend contrôler les pensées du président de la République que celui qui pense l’être ?
Pour une aide au discernement
Mais avant d’aller plus loin et pour être certain de bien se comprendre, il me paraît utile de faire un détour par quelques distinctions et définitions.
Il faut d’emblée distinguer la parapsychologie comme pratique de la parapsychologie comme science éventuelle. Le parapsychologue « praticien » exerce ses talents dans des domaines variés (voyance, guérison, médiumnité, etc.), activité culminant dans les pratiques dites de « marabout à cartes » où rien n’est impossible : retour d’affection, désenvoûtement, succès dans les affaires et aux examens, etc.
N’importe qui peut s’installer et faire métier d’une éventuelle pratique occulte, au même titre que rien ne permet légalement de qualifier un psychanalyste ou un psychothérapeute.
L’approche scientifique de la parapsychologie consiste, pour sa part, à tenter de mettre en évidence et d’étudier un certain nombre de phénomènes (en laboratoire ou sur le terrain).
Les chercheurs en parapsychologie (et il en existe sur tous les continents) ont décrit des phénomènes dits paranormaux, classiquement répartis en deux grandes catégories (essentiellement par commodité de langage, car en ce domaine, tout concept ouvre sur un abîme épistémologique dont les chercheurs ont parfaitement conscience).
Il s’agit :
- Des phénomènes de perception extrasensorielle (EPS) : télépathie (la « classique » transmission de pensée), clairvoyance (la capacité de décrire un événement ou un objet à distance et sans l’aide des moyens de connaissance habituels), prémonition (ou précognition : la possibilité d’être informé d’évènements futurs).
- Des phénomènes physiques de type psychokinèse (ou télékinèse), consistant en la possible action (ou interaction) de l’esprit sur (avec) la matière (pour écrire les choses rapidement).
Si l’on ne part pas d’un certain nombre de définitions, le risque est grand de tomber dans le piège de l’amalgame, savamment entretenu par les deux extrêmes : les détracteurs acharnés d’une part, et les adorateurs de l’occulte d’autre part.
Pour les premiers, en effet, tout ce qui déroge à l’ordre scientifique établi est à inclure dans un même sac d’ordures pestilentielles, risquant de contaminer les âmes d’une jeunesse que seul le progrès de la raison délivrera des croyances archaïques, sources de toutes les régressions. Gardiens du temple, ils comptent en fait, avec leurs pires ennemis, occultistes et ésotéristes de tous bords, leurs plus sûrs alliés. Ces derniers, ne renonçant parfois à aucun syncrétisme fait de croyances pseudo-religieuses et pseudo-scientifiques, entretiennent également, à leur manière, amalgame et confusion.
Cet état de fait sociologique rend difficile l’emploi des mots en ces domaines marginaux. Ainsi, le terme de paranormal est souvent employé dans un sens plus large que celui de parapsychologique. S’y trouve inclus tout ce qui sort de l’ordinaire ou qui paraît inexpliqué. Pêle-mêle : la lévitation, les fantômes, l’« énigme » des OVNIS ou du Triangle des Bermudes, les « secrets » des guérisseurs, les tables tournantes, le Suaire de Turin, l’astrologie et ses mille facettes, le magnétisme, etc.
Science et parapsychologie
Depuis que la science existe telle que nous la connaissons, de nombreux scientifiques ont tenté d’appliquer au vaste champ du paranormal les méthodes qu’ils avaient apprises par ailleurs. Des universitaires, des savants « reconnus » (voire même des Prix Nobel), ou des chercheurs plus marginaux ont essayé, à partir des moyens de leur époque, de classifier, de comprendre et d’élucider. Il n’est pas question ici d’en faire un quelconque inventaire et pour en avoir un petit aperçu, je ne peux que vous renvoyer à l’article de Pascal Le Malefan dans ce même numéro de Canal Psy.
Car les phénomènes paranormaux posent un problème scientifique. Problème tout à fait particulier, à la différence des autres objets de science, puisqu’est sans cesse reposée la question même de leur existence.
Ne pourraient-ils pas être comparés au lapsus qui, s’il insiste sur le terrain de la vie quotidienne (certains diraient : de sa psychopathologie), ne se prête guère à une étude fiable en laboratoire pouvant satisfaire aux critères habituels de la scientificité (répétabilité, falsifiabilité des théories en rendant compte, etc.).
Penser que le phénomène parapsychologique n’existe pas, c’est déjà le théoriser. Je crois que peu de ceux qui connaissent le « dossier scientifique de la parapsychologie » (pour reprendre l’expression de Rémy Chauvin) se risquent à une telle hypothèse. C’est en partant d’elle (qui a l’avantage d’être la plus économique, scientifiquement parlant) que des chercheurs critiques s’évertuent à démontrer que l’on peut obtenir certains effets, au prime abord mystérieux, par les voies de « trucs » ou d’astuces parfois élémentaires. Ainsi Henri Broch, physicien à Nice, reproduit-il sans difficulté la liquéfaction du sang de Saint Janvier ou parvient-il à marcher sur le feu.
Quand il s’agit de « s’attaquer » à certains travaux expérimentaux, l’affaire devient plus difficile. À moins, bien sûr, de systématiquement considérer que les résultats positifs sont le fruit de la fraude, de la naïveté de l’expérimentateur, ou d’un triste mélange des deux. De la même manière que l’existence de plantes vertes artificielles pourrait mettre en doute, dans l’esprit de qui n’aurait jamais rencontré qu’elles, la réalité même de plantes vertes « naturelles ».
L’erreur et la supercherie sont, hélas, aussi répandues en science que dans les autres domaines de l’activité humaine. L’histoire des sciences en est truffée. Souvent d’ailleurs, c’est en partant d’un point de départ erroné que sont nées quelques grandes découvertes. Et même si la parapsychologie ne devait être considérée que comme une gigantesque blague, au mieux, ou comme un complot (mondial, au demeurant), au pire, cela n’ouvrirait-il pas un champ de réflexions digne du plus grand intérêt ? Car, que tant de scientifiques aient pu se tromper, en des lieux et des temps si éloignés parfois, ne relèverait-il pas du… paranormal ! ?
Soyons sérieux, les chercheurs en parapsychologie sont tout à fait informés de ce genre de risque et il faut avoir lu certains protocoles de recherche en ce domaine pour comprendre jusqu’à quel point a parfois été poussée la « traque » de l’artefact.
Une fois informé des résultats, chacun peut se forger sa propre conviction, si la vie quotidienne ne suffit pas à en posséder une (certains ne commettent jamais de lapsus et vivent dans un monde où ils ne rencontrent que des gens comme eux). L’esprit éclairé des arguments contradictoires, le rationaliste que nous sommes tous plus ou moins devenus, pourra se faire une opinion. Pour se limiter à des publications en langue française, les « curieux » pourront ainsi lire les ouvrages d’Henri Broch – critique – ou de Mario Varvoglis – favorable – (cf. Biblio).
Retour au psy
Si nous abandonnons maintenant les travaux expérimentaux pour revenir à l’expérience de tous les jours ou à son extension, que peuvent représenter les enquêtes de terrain de nature plus ethnologique ou clinique, le fait psi ne peut alors être isolé du reste de la vie psychique. La relation thérapeutique se mue parfois en laboratoire malgré elle, ce qui explique que, depuis l’origine, médecins et psys aient été aux premières loges de la recherche en ce domaine. On pourra lire avec intérêt, à ce propos, Djohar Si Ahmed, qui ne fait que se situer dans la droite ligne de nombreux illustres auteurs, et non des moindres : Freud, Jung, Ferenczi, etc.
Toute tentative de théoriser le parapsychologique, comme le transfert, rencontre alors immanquablement des interrogations fondamentales concernant la possibilité même de rendre compte de ce qui s’échange dans l’invisible, entre les êtres, à travers l’espace et le temps.
Quelles conséquences à tirer si, par exemple, les effets psi ponctuels, observés au sein de la relation thérapeutique, ne sont à envisager que comme la partie immergée d’un iceberg autrement plus étendu ? Comme si le « psi manifeste » n’était que l’exception consciente d’une règle inconsciente ?
Sans remettre en cause l’évidence de la délivrance que la parole échangée peut conférer à la rencontre, et tout en se libérant du « fourre-tout » du préverbal, comment envisager un acte thérapeutique ouvert sur la dimension de quelques mystères ?
Comment éviter de tomber dans les pièges qui s’ouvrent à nous et qui peuvent prendre les traits d’une revendication « intuitionniste », reléguant au second plan toute théorisation possible, pour ne s’attacher qu’à des techniques ? N’est-ce pas le cas, par exemple, lorsqu’on ne veut retenir que les effets favorisant l’émergence du psi des états modifiés de conscience ?
Il y a donc du travail pour qui se fait une éthique de la quête qui ne soit ni du semblant, ni du pouvoir, d’une meilleure connaissance de quelques paramètres mal connus mais inhérents pourtant à tout travail psychothérapique.
Bien sûr, introduire dans un débat déjà complexe des éléments issus d’une authentique anthropologie du paranormal, menace quelque peu nos habituels cadres de pensée. Mais au moment où François Roustang nous réinterroge sur la part hypnotique de toute relation thérapeutique, où Tobie Nathan fait voler en éclat le cadre réductionniste des restes d’un scientisme appliqué à la psychopathologie et où Juan-David Nasio se demande si l’inconscient n’existe pas que dans la cure, pourquoi avoir peur de s’affronter encore à d’autres interrogations ?
Tout est propice au délire. Les chants de l’Invisible, pour reprendre la belle formule du réalisateur et écrivain Bernard Martino, sont truffés de pièges à qui manque de discernement. Entre scientisme et obscurantisme, un large espace reste ouvert aux esprits curieux. Si Freud a pu laisser entendre en 1921, que si c’était à refaire, il consacrerait peut-être sa carrière à la « recherche psychique » (terme désignant l’actuel champ parapsychologique), peut-être avait-il quelques raisons ?