Méthode projective et épreuves projectives

Quelques points de repères

DOI : 10.35562/canalpsy.2483

p. 4-6

Plan

Texte

À l’origine était l’image…

La méthode projective est née au siècle de l’image : photographie, radiographie, cinématographie… tous ces modes d’expression de l’image ont contribué, de diverses manières et dans des projets et perspectives variés, à la construction d’un savoir spécifique (M. Sicard, 1994). C’est à un véritable mouvement de déconstruction de l’objet que les techniques de l’ère moderne ont donné l’impulsion : la création de l’image pouvait alors se détacher de la réalité de l’objet pris dans une perception immédiate. Le vu-vécu n’était alors plus le seul modèle de la représentation : la place de l’inconscient se profilait en filigrane de ces néo-réalités, « virtuelles » d’une certaine manière, auxquelles donnaient accès les appareillages électro-magnétiques et optiques.

La fin du xixe et le début de notre siècle ont été marqués, d’une part par les techniques précédemment mentionnées, qui viennent révolutionner le lien du regard, et d’autre part, de manière plus large, par une fracture dans la nature des représentations de la réalité du monde environnant, tout particulièrement dans le champ pictural et sculptural : le passage de l’impressionnisme à l’expressionnisme semble constituer un repère permettant de saisir ce qu’il en est de cette quête d’une figuration dans la réalité externe d’une réalité interne jusque-là traitée dans la dynamique du clivage. Dans ce même temps, un certain Sigmund Freud, s’attachait à proposer une nouvelle conceptualisation de la réalité psychique : celle-ci se constituerait en étayage sur le corps (et non plus dans la dichotomie corps/âme…), c’est-à-dire dans un mouvement de figuration qui s’établit à partir du corps propre.

Si cette dernière proposition constitue aujourd’hui un des fers de lance de la méthodologie projective, et, en particulier, de la méthodologie des épreuves projectives structurales auxquelles appartient l’épreuve de Rorschach (Nina Rausch de Traubenberg, 1978), elle ne se présente alors qu’en toile de fond, de manière implicite, au travers des écrits de H. Rorschach. En effet, ce dernier, qui peut être considéré comme l’un des « découvreurs » de la méthode projective, n’a pas eu le loisir d’en apporter une théorisation avancée (H. Rorschach est mort prématurément, en 1921, à l’âge de 37 ans). En tous les cas, il n’a pas eu les moyens, c’est-à-dire ici le recul nécessaire, malgré (ou du fait…) de son inscription dans le mouvement psychanalytique, alors en plein bouillonnement, de mener à bien un véritable travail d’ancrage de la pratique du Psychodiagnostic (Hermann Rorschach, 1921) dans le référentiel de la psychanalyse.

C’est essentiellement dans le champ de la perception et de l’imagination que se situe H. Rorschach, dans le projet d’établir un outil diagnostic dans le champ de la personnalité. Sa référence aux travaux du psychanalyste Bleuler s’inscrit dans cette perspective. À cette époque, et dans le contexte que j’ai précisé auparavant, il n’est pas le seul à s’essayer à cette entreprise : avant lui, A. Binet en 1900, avec ses expériences visant à mesurer l’intelligence à partir de l’interprétation de taches d’encre, puis C. Jung en 1904, avec la mise en place de son épreuve d’association de mots, avaient, chacun à leur manière, contribué à l’élaboration d’une pensée, ou tout au moins d’une intuition, du lien entre représentation-mot et représentation-chose.

Rappelons également que l’interprétation de formes fortuites (pour reprendre l’expression de H. Rorschach concernant le travail à l’œuvre dans la confrontation aux dix planches de son épreuve) appartient à des pratiques culturelles ancrées dans des traditions fort diverses : de L. de Vinci au xve siècle invitant les artistes à puiser l’imagination dans les formes des auréoles d’humidité des murs des maisons aux pratiques populaires des pays nordiques consistant à lire dans du plomb fondu des indicateurs de la vie à venir (on pourrait ajouter la lecture de l’avenir dans le marc de café…), la participation d’une dynamique projective, c’est-à-dire d’un double mouvement d’incorporation/expulsion, se trouve sollicitée. Il semble justement que ce soit à partir des modèles d’une appréhension de ces ordres de réalité, proposés au travers des avancées scientifiques et techniques (l’apparition du rayon X pouvant en constituer le paradigme en ce qu’il autorise un nouveau regard sur la connaissance du corps – des échos se font ici jour avec les travaux de M. Foucault, 1975), que peut se penser le traitement du lien entre réalité interne et réalité externe : ce que le rayon X va permettre dans le procédé radiographique quant à une investigation du somatique, l’épreuve projective devrait être en mesure de le signifier dans le champ de la psyché. C’est en tous les cas dans ce contexte que L. Frank (1939) introduit le terme de « méthode projective » pour nommer des épreuves ayant pour objet de constituer un savoir structuré sur l’intrapsychique (épreuve de Jung, de Rorschach, et T.A.T. de Murray).

C’est avec les travaux de Léopold Bellak aux États-Unis, avec ceux de Sami-Ali (1970), puis ceux de D. Anzieu et de C. Chabert (1970 puis 1983), que s’élaborera une théorie de la méthode, inscrite dans le référentiel théorique de la psychanalyse. Le concept de projection est alors convoqué dans ses différentes acceptions : processus défensif et non-défensif, organisateur de la polarité interne/externe, participant d’un double mouvement progrédient/régrédient dans le modèle de la production du rêve. Sami-Ali propose une définition du processus de la projection, référé à la méthode projective : la projection serait « relation imaginaire au monde », à partir de laquelle peut être mise au travail une analyse des organisateurs internes de la psyché. C’est en effet cette production singulière de la psyché comme création dans le registre de l’imaginaire (et, à ce titre participant d’un processus de symbolisation), marquée par le jeu transféro-contre-transférentiel propre à spécifier la situation clinique, qui se donnera comme matrice pour l’interprétation, au même titre que le discours de l’analysant dans la cure analytique.

C’est dans cette mesure que l’on peut considérer la méthode projective, dans les différentes épreuves qui ressortent de celle-ci, comme dispositif à symboliser (pour reprendre ici une expression de René Roussillon), dispositif mobilisant électivement le champ d’expérience de la représentation-chose (la trace de l’expérience), au travers de la présentation du matériel des épreuves accompagnée de la consigne spécifique à chacune, dans un lien nécessaire (et explicitement sollicité) à une élaboration dans le champ de la représentation-mot.

Un tel ancrage méthodologique, hérité des premières perspectives formalisées par D. Anzieu (1970), élaborées dans des termes voisins par N. Rausch de Traubenberg (1994), pour qui le mouvement de production de la réponse projective s’établit entre percept et fantasme, permet de dépasser le registre expérientiel de la méthode pour en explorer les multiples enjeux dans la clinique.

Rorschach, T.A.T. et les autres…

Pour D. Lagache (Lagache, 1957), la planche de l’épreuve de Rorschach est une « image d’image » : en effet, l’absence de pré-détermination formelle du matériel (constitué par dix planches présentées successivement au sujet), engage dans la voie d’une structuration perceptive/projective d’un stimulus ambigu. La consigne traditionnelle de Herman Rorschach (1921) : « Qu’est-ce que cela pourrait être ? », ou celles proposées respectivement par D. Anzieu (1970) : « Ce que l’on vous demande de dire, c’est tout ce qu’on pourrait voir dans ces taches » ou par C. Chabert (1983) : « Je vais vous montrer dix planches et vous me direz tout ce à quoi elles vous font penser, tout ce que vous pouvez imaginer à partir de ces planches » ancre le sujet dans le mouvement de la projection, c’est-à-dire dans un processus qui vise à la construction d’un mouvement symbolisant et auto-symbolisant dans le champ d’expérience de la transitionnalité. L’enjeu de l’analyse du corpus de réponses ainsi recueilli (que l’on nomme « protocole ») tient dans un repérage des différents organisateurs de la symbolisation, au travers de la qualité du discours et de ses différents niveaux de rupture au regard du stimulus proposé, dans la double dimension de la dynamique intra et inter-planche.

La Société du Rorschach et des Méthodes Projectives de Langue Française

La Société du Rorschach et des Méthodes Projectives de Langue Française est une Société scientifique qui a pour objet de promouvoir des échanges entre praticiens et/ou « théoriciens » des épreuves projectives. Elle regroupe des collègues francophones : Suisse, Belgique, France mais aussi Canada. L’épreuve de Rorschach y tient une place privilégiée.

Le siège de la Société du Rorschach et des Méthodes Projectives de Langue Française se trouve au centre Henri Piéron, dans les locaux de l’Institut de Psychologie de l’Université René Descartes – Paris V (28 rue Serpente, 75006 PARIS), Institut de Psychologie qui constitue en France un pôle reconnu pour l’enseignement et la recherche en méthode projective, avec en particulier un diplôme de troisième cycle en méthode projective.

La présidente de la Société est actuellement Nina Rausch de Traubenberg, qui représente celle-ci au sein de la Société Internationale du Rorschach, organisatrice d’un congrès tri-annuel (Paris-1990, Lisbonne-1993, Boston-1996).

Les rencontres scientifiques organisées par la Société du Rorschach et des Méthodes Projectives de Langue Française sont l’occasion d’approfondir une problématique particulière mise à l’épreuve de la méthode projective ou de travailler de manière spécifique sur une épreuve donnée. Ces rencontres ont lieu deux fois par an, sur une ou deux journées, traditionnellement au printemps à Paris et à l’automne dans une ville « de province ». Le colloque de printemps a eu lieu le 20 mai 1995 à Paris sur le thème de la « Psychologie des malades somatiques ». Le colloque de l’automne 1995 aura lieu à Lyon, accueilli par le Centre de Recherches en Psychologie et Psychopathologie Cliniques, au sein de l’Université Lumière Lyon 2, les 18 et 19 novembre 1995. Le thème sera le suivant : « Méthodologie des épreuves projectives en psychopathologie de l’enfant » (des précisions sur le contenu, l’organisation et l’inscription à ce colloque seront communiquées par Canal Psy en temps utile).

Enfin, la Société du Rorschach et des Méthodes Projectives de Langue Française est éditrice d’une revue qui a porté différents noms dans son histoire : Bulletin du Groupement Français du Rorschach, puis Bulletin de la Société du Rorschach, cette publication prend une nouvelle orientation et un nouveau titre à compter de 1995 : Psychologie Clinique et Projective qui sera diffusé par Dunod et publiera deux numéros par an (abonnements : Dunod Éditeur, 15 rue Gossin, 92543 Montrouge Cedex). Cette revue veut pouvoir se faire l’écho, non seulement de recherches dans le champ de la méthode projective, mais de manière plus large, de travaux dans le champ de la psychologie clinique. Le comité de lecture international est composé de praticiens, de chercheurs et d’enseignants. Le premier numéro de Psychologie Clinique et Projective paraîtra dans les semaines à venir, sur les « Problématiques du féminin ».

P. R.

Notons que les principales avancées théoriques et méthodologiques concernant les épreuves projectives sont élaborées dans le cadre de ce que l’on appelle « l’École Française du Rorschach », représentée essentiellement par Nina Rausch de Traubenberg et Catherine Chabert (ainsi que leurs collègues du Groupe de Recherche en Psychologie Projective de l’Université Paris V-René Descartes) dont les travaux sont nombreux et internationalement reconnus (voir la revue bibliographique également présentée dans ce dossier).

Si l’épreuve de Rorschach, véritable précurseur de la méthode projective, demeure aujourd’hui l’épreuve-phare dans le champ de la psychologie clinique et de la psychopathologie (tant dans le champ praticien que dans celui de la recherche), elle a ouvert la voie à l’établissement d’un certain nombre d’autres épreuves projectives, parmi lesquelles je citerai particulièrement l’épreuve de T.A.T. (Thematic Apperception Test), établie par Murray aux États-Unis en 1935, et son adaptation pour enfant le C.A.T. (Children Apperception Test) élaboré quelques années plus tard par Léopold Bellak aux États-Unis : ce dernier a permis outre cette adaptation à la clinique infantile, l’ancrage de l’épreuve de T.A.T. dans le champ d’une interprétation référée à la théorie psychanalytique, interprétation qui était jusqu’alors dominée par des positions de type motivationnel et comportemental. Plus tard, l’épreuve de Patte-Noire (également destinée à la clinique infantile) a été élaborée en France par Louis Corman (1957), tout récemment disparu, dans l’objectif de proposer un matériel spécifiquement élaboré en direction des enfants (les planches du C.A.T., et c’est là une des critiques majeures apportée à l’épreuve, ne s’établissant que comme une transposition sur des figures animales de traits et de modalités relationnelles humaines). La référence de l’épreuve de Patte-Noire au contexte culturel du conte (les planches relatent les « Aventures de Patte-Noire », cochon différent du reste de la fratrie du fait de sa tache sur une des pattes arrière… contexte qui, outre les perspectives régressives qu’il ouvre, n’est pas sans évoquer les aventures… des Trois Petits Cochons !) ouvre le champ des productions de l’imaginaire telles qu’elles se trouvent sollicitées dans l’épreuve projective.

Ces différentes épreuves ont en commun de proposer au sujet des planches présentant des situations de la vie relationnelle ambiguës, à interpréter : elles sont nommées épreuves projectives thématiques (en opposition à l’épreuve structurale que représente le Rorschach) en ce qu’elles proposent un contenu manifeste, repérable, objectivable, en lien avec un contenu latent auquel la production du sujet va être référée : la consigne pour chacune de ces épreuves convoque de manière explicite la dimension de l’inscription temporelle puisqu’elle sollicite la production d’une histoire pour chacune des planches (T.A.T., C.A.T.), ou d’une histoire organisée à l’aide des planches choisies préalablement par l’enfant (Patte-Noire). L’hypothèse fondamentale commune à ces trois épreuves tient d’une part dans la reconnaissance de la participation des planches aux grands enjeux libidinaux, et en particulier à la problématique œdipienne (différenciation intergénérationnelle et inter-sexuelle, mobilisation de la fantasmatique originaire : scène primitive, séduction, castration…) et d’autre part dans la capacité de ces planches à réactiver tel point problématique, en fonction des modalités de traitement du lien opéré entre contenu manifeste et contenu latent.

Chacune de ces épreuves thématiques a fait l’objet d’une élaboration de grilles interprétatives, tant au plan des processus en jeu dans la production des récits que dans la thématique de ceux-ci.

Signalons ici tout particulièrement, en ce qui concerne le T.A.T., les travaux de Vica Shentoub (1990) qui, en France, à partir des années 1950, a élaboré un nouveau mode de passation de l’épreuve, en rupture avec les prescriptions de Murray tant sur le plan du dispositif que de celui des conditions interprétatives. Trouvant alors une assise épistémologique cohérente en référence à la métapsychologie freudienne, mais aussi une légitimité quant au recours au T.A.T. dans la pratique clinique, l’approche de Vica Shentoub fait aujourd’hui autorité.

D’autres épreuves mériteraient bien sûr d’être présentées : les épreuves graphiques (voir à ce sujet le texte de Martine Drevon), mais également le Scéno-Test, le Test du Village… Toutes ces épreuves s’inscrivent dans le projet de constituer une médiation, dans l’ouverture d’une aire transitionnelle qu’elles autorisent, dans le projet d’une figuration de la réalité psychique. Il va sans dire que ces outils possèdent une place tout à fait centrale dans la pratique clinique, dans le cadre de l’examen psychologique mais aussi de manière plus large dans toute situation impliquant la nécessité d’une mise en image des processus psychiques.

Bibliographie

Anzieu Didier, Chabert Catherine, Les méthodes projectives, PUF, 1983, 342 p.

Chabert Catherine, Le Rorschach en clinique adulte, Dunod, 1983, 185 p.

Corman Louis, Le Test P.N. (manuel), PUF, 1974.

Foucault Michel, Naissance de la clinique, PUF, 1963.

Franck Lawrence, « Projective Methods for the study of personality », Journal of Psychology, XXXIX, New York, 1939, 8, p. 389-413.

Lagache Daniel, « La rêverie imageante », Bulletin du Groupement Français du Rorschach et des Méthodes Projectives, 1957, 9.

Rausch De Traubenberg Nina, « Le Rorschach, lieu d’interactions entre le percept et le fantasme », Bulletin de la Société du Rorschach et des Méthodes Projectives de Langue Française, 1994, 38, p. 123-136.

Rausch De Traubenberg Nina, Chabert Catherine, Boizou Marie-France, « Représentation de soi. Identité, identification au Rorschach chez l’enfant et l’adulte », Bulletin de Psychologie, XXXII, 339, 1978, p. 271-277.

Rorschach Hermann, (1921), Psychodiagnostic, PUF, 1976, 470 p.

Sami-Ali, De la projection. Une étude psychanalytique, Payot, 1970, 270 p.

Shentoub Vica, Manuel dutilisation du T.A.T. (approche psychanalytique), Dunod, 1990, 201 p.

Sicard Monique, Lannée 1895, limage écartelée entre voir et savoir, Les empêcheurs de penser en rond, 1994, 138 p.

Citer cet article

Référence papier

Pascal Roman, « Méthode projective et épreuves projectives », Canal Psy, 18 | 1995, 4-6.

Référence électronique

Pascal Roman, « Méthode projective et épreuves projectives », Canal Psy [En ligne], 18 | 1995, mis en ligne le 09 septembre 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2483

Auteur

Pascal Roman

Psychologue clinicien, docteur en psychologie, maître de conférences à l’Institut de Psychologie de l’Université Lumière Lyon 2

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