Les publications sur la petite enfance sont actuellement innombrables. L’image du « bébé cadum » née aux États-Unis au début de ce siècle, a été relayée dans les médias par une soif d’informations sur ce bébé qui est devenu compétent, témoin ce film dense de B. Martino diffusé sur TF1 en 1984 Le bébé est une personne (texte chez Balland, 1987). Les livres grand public se multiplient, alors que la recherche se développe dans des perspectives bien différentes : c’est une caractéristique de ce thème, très vaste, trop vaste. Quelques pistes, liées à ma trajectoire…
Le bébé est « un étranger à demeure » selon la belle expression d'Anne Bouchard-Godard : si proche de nous, il est pourtant dans un monde dont nous avons perdu l’idée même de son climat. Le bébé a beaucoup été considéré comme une « masse de réflexes », cette perception est malgré tout encore tenace chez nous, contrebalancée qu’elle est par une tendance à l’idéaliser.
Montaigne et même Rousseau se préoccupaient peu de la vie de leurs enfants en nourrice, la mortalité infantile était énorme. Notre culture n’a ensuite reconnu l’idée d’une spécificité de la petite enfance qu’en l’opposant à l’adulte, à l’animal, à l’homme primitif. Avec S. Freud la régression de l’adulte permet d’inférer une vie psychique au nourrisson, avec Jean Piaget le nourrisson observé montre la complexité du développement de l’intelligence humaine alors qu’Henri Wallon s’attache à le comprendre comme être social, différent du « primitif ». Philippe Ariès a ensuite ouvert l’étude de sa place historique (il cite le journal d’Héroard sur la petite enfance de Louis XIII, décoiffant !)1.
Dans cette évolution, quelques noms… Avec l’extension de la psychanalyse en direction des jeunes enfants Melanie Klein a d’abord mis en évidence l’existence d’un monde interne bien loin de l’image d’un « bébé rose », sans conflictualité et sans anxiété. D.W. Winnicott s’est ensuite plus centré sur ce lien ténu du tout-petit avec son « environnement-mère » tandis que John Bowlby et René Spitz ont secoué les consciences de l’après-guerre pour pointer les risques en collectivité de carence affective due à l’absence de la mère. Influence de la systémie et de l’éthologie, cette même relation à la mère a beaucoup été étudiée après, outre-Atlantique, en termes d’interaction, alors que Françoise Dolto en France a défendu avec pugnacité la conception du petit enfant « être de langage », de désir.
Le paysage français est riche, il suit l’évolution de l’attention aux bébés dans nos institutions et nos pratiques.
Quelques repères schématiques… Jeanne Aubry, Geneviève Appell, Myriam David et Michel Soulé2 ont beaucoup travaillé dans cette voie en mettant l’accent sur les problèmes de carence. L’influence de la psychologie du développement a été importante dans le milieu éducatif : le test intellectuel de Brunet-Lézine (1952, 1965) est contemporain de l’introduction de la psychologie et des psychologues en crèche3, les relations entre pairs sont aussi particulièrement étudiées. Après 1968, la « naissance sans violence » (1974), l’haptonomie, la création de la Maison Verte (1979), les progrès de la néonatologie, différentes recherches ou innovations ont été transcrites dans Les Cahiers du nouveau-né4. Au congrès de psychiatrie du nourrisson à Cannes en 1983, T. B. Brazelton est venu. Le courant des interactions précoces se développe en s’efforçant par contre d’inclure sous l’influence de Serge Lebovici et Bertrand Cramer la dimension fantasmatique. En 1979, la Nouvelle revue de psychanalyse a rendu compte d’un débat : s’il paraît maintenant entendu qu’il est vain de rechercher l’origine directe, de visu, des principaux mécanismes pathologiques chez le bébé, la question des influences entre données comportementales et psychanalyse reste ouverte. En 1990, le succès du colloque « La révolution à petit pas », en référence à F. Dolto, consacre son influence auprès du public. Au total, l’optique au début surtout sanitaire et de dépistage a fait place à une perspective de prévention, avec toutes les difficultés que l’on imagine pour tenir ce cap et pour réaliser la complexité des besoins des bébés et de leur entourage.
L’observation est souvent utilisée pour approcher le jeune enfant, sa méthodologie varie ainsi suivant les différentes tendances de la psychologie… Elle a aussi un sens différent quand sa finalité est plutôt celle de la recherche, celle du soin, en thérapie ou en collectivité, ou bien celle d’une formation personnelle comme dans l’approche psychanalytique d’Esther Bick (qui m’a personnellement beaucoup apporté). Il est possible que le primat que notre culture accorde au visuel nous empêche maintenant d’aller plus avant pour rencontrer « cet inconnu parmi nous ».