Entretien avec René Kaës au sujet de son ouvrage Les alliances inconscientes

p. 17-21

Editor's notes

Propos recueillis par Frédérik Guinard, le 21 juin 2010.

Text

 

 

Canal Psy : René Kaës, nous sommes d’abord très heureux de vous accueillir à nouveau dans les pages de Canal Psy. Nous vous avions interviewé en 2007 pour la sortie d’Un singulier pluriel chez Dunod et nous vous retrouvons avec ce nouvel ouvrage, Les alliances inconscientes.
Pourriez-vous nous préciser la manière dont s’est formé le projet de ce livre ? Comment se situe-t-il par rapport à vos travaux ?

René Kaës : Certaines formations qui appartiennent à ce que j’appelle « alliance inconsciente » ont été décrites avant que je ne m’en occupe et que j’en propose non seulement un repérage et une description systématique, mais surtout une problématique capable de caractériser ses enjeux inconscients et ses incidences sur les formations et les processus de l’inconscient. Mon propos est, il est constant, de comprendre comment le sujet, les liens intersubjectifs et les ensembles tels que le groupe, le couple, la famille et les institutions sont travaillés, façonnés par ces alliances, comment elles construisent des subjectivités, comment elles se transmettent et se transforment ou non, comment elles se délient.

C. P. : Lorsque l’on est étudiant en psychologie, chercheur, professionnel, de nombreuses recherches sont nécessaires pour approcher les différents concepts qui précisaient les phénomènes d’alliance inconsciente : Nous avons Freud bien sûr, André Green, Piera Castoriadis-Aulagnier avec le contrat narcissique, vous-même sur la notion du pacte dénégatif, Michel Fain avec la communauté de déni… Votre ouvrage parvient à dérouler ces différents travaux et de les repérer les uns par rapport aux autres dans le champ des alliances inconscientes.

R. K. : Vous avez raison de parler des travaux d’auteurs qui ont relevé des pactes ou des contrats, et qui les ont observés ou qui en ont imaginé le fonctionnement, comme Freud par exemple lorsqu’il parle du pacte entre les Frères et de l’Alliance symbolique avec le Père. Il me semble toutefois que j’ai contribué à donner à ces alliances une plus grande visibilité, j’en ai exploré les divers types, qualifié la consistance au regard de l’inconscient, et finalement construit la problématique en la maintenant dans le champ de la psychanalyse. Ce fut en tout cas mon projet. Pour y parvenir, ici encore j’ai pris appui sur la clinique des ensembles et des liens, une clinique dont, par exemple, Freud ne disposait pas, ou que Lacan rejetait, ou que Fain limitait à la configuration hystérique. Mais il y a autre chose : la notion que les alliances sont inconscientes et qu’elles déterminent de processus et les mécanismes de l’inconscient chez les sujets qui y sont associés est, je crois, une idée nouvelle.
Il existe une assez grande variété d’alliances. J’en ai distingué quatre grandes catégories : les alliances structurantes comme le contrat narcissique, le pacte fraternel et l’alliance symbolique avec le Père, le pacte de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels destructeurs. Les alliances défensives forment un second ensemble où figurent les pactes dénégatifs les dénis en commun, leurs dérives pathologiques formant une troisième catégorie, avec notamment les contrats pervers et les pactes narcissiques. Une quatrième catégorie, que j’emprunte à J.-P. Pinel est celle des alliances offensives. Pour prendre un exemple bénin dans l’actualité, on pourrait dire que l’équipe de France de football n’a pas pu se former sur deux alliances inconscientes qui lui étaient indispensables pour jouer un bon foot et gagner : l’illusion groupale associée à une alliance offensive, et qu’elle s’est paralysée par ses conflits fratricides.
Je voudrais insister sur ce point : c’est le travail psychanalytique en situation plurisubjective, avec les groupes et les familles, qui a ouvert un accès à l’expérience, à la connaissance de ces alliances et au traitement de leurs effets pathogènes, alors que les dispositifs dits « individuels » ne permettent de les traiter, et à la condition d’y être attentif, que dans leurs effets dans l’espace interne du sujet. Dans les groupes fondés sur les principes de la méthode psychanalytique, les participants et les analystes font, je le répète, l’expérience du nouage de ces alliances, car elles sont la matière première de la réalité psychique qui se forme dans l’espace du groupe, et c’est aussi la condition imposée à chaque sujet pour y exister. Chacun y contribue, chacun en est partie prenante et en quelque sorte garant des liens qui se nouent avec les autres, avec l’ensemble, dans ces alliances, par leur effet.

C. P. : Comment êtes-vous parvenu à rendre accessible et à tisser ensemble ces différentes recherches théorico-cliniques ?

R. K. : Comment ces alliances se rendent-elles accessibles ? J’apprécie que l’on pose cette question, car elle articule méthode et connaissance. D’une manière générale, je pense que les alliances inaugurales qui se nouent dans un groupe (ou dans toute autre configuration de liens) constituent le socle de la réalité psychique inconsciente propre à cet ensemble. Cette réalité est partagée et suffisamment commune aux sujets qui forment ces alliances afin qu’ils soient dans le lien. Plusieurs sortes d’alliances se nouent à ce moment-là, je les ai brièvement évoquées, mais ce qu’il m’importe de souligner avant tout, c’est que ces alliances se constituent sur du refoulement, des dénis ou des rejets. Ces mécanismes producteurs d’inconscient sont tenus ensemble par les sujets impliqués dans le lien – pas l’un sans l’autre et sans le lien qui les unit. Dans les configurations de lien, ce sont les contenus de ces alliances qui feront retour dans la réalité psychique de l’ensemble et dans celle de chaque sujet. Lorsque nous travaillons dans un dispositif psychanalytique tel qu’un groupe, ces contenus font retour dans les diverses modalités des transferts et des résistances, dans les processus associatifs (voir mon livre sur La Parole et le lien, 3e édition, 2010).
Autrement dit, il n’y a pas de groupe, ou d’une manière plus générale, pas de liens intersubjectifs sans alliances inconscientes et – c’est un corrélat sur lequel nous ne pouvons pas faire l’impasse – il n’y a pas d’inconscient ni de sujet de l’inconscient sans ces alliances. À partir de là un chantier de travail épistémologique critique s’ouvre sur l’objet spécifique de la psychanalyse et l’extension du champ de la pratique de celle-ci. Nous ne sommes qu’au début de ce travail, car l’extension de cette pratique convoque nécessairement une réorganisation de son corpus théorique. Ce sont ces questions que j’ai mises en travail dans mon dernier livre.

C. P. : Dans les sociétés humaines, il y a autant de manières de « s’engager », de promettre, de se lier à un autre ou à un plus d’un autre, que de cultures… Pourtant la part inconsciente de ces alliances semble offrir une structure symbolique de base qui constitue un invariant anthropologique autour des questions du don, de la dette et du contre-don.

R. K. : Oui, il existe sans doute une base anthropologique, une structure élémentaire pour rendre compte de cette constance et de cette diversité des « engagements » réciproques dans des alliances, dont certaines sont conscientes et d’autres inconscientes. J’en explore quelques-unes dans mon livre, notamment à propos d’alliances matrimoniales et des contrats sociaux. Cependant, du point de vue psychanalytique, je chercherai cet invariant sur d’autres bases.
Nous pourrions partir de la théorie de la fœtalisation (l. Bolk) et plus précisément de ses conséquences quant à la dépendance du nouveau-né vis-à-vis de son milieu et de ses liens premiers. Ses conséquences concernent essentiellement la réalité psychique qui se noue entre le nouveau-né et son environnement. Cette réalité psychique inconsciente est biface, elle est commune et propre à chacun. Au cours de mes recherches, j’ai pu découvrir et décrire les formations et les processus de cette réalité. Parmi ceux-ci, j’ai porté attention aux étayages réciproques et aux co-étayages pulsionnels, aux fantasmes et à la fantasmatique partagée, aux identifications conjointes, aux espaces oniriques communs ; j’ai dégagé la notion d’un ombilic intersubjectif du rêve, qualifié des mécanismes de défense et de méta-défense, le refoulement et le co-refoulement, le déni et le co-déni, etc. Mais la fœtalisation n’est qu’un point de départ. Ce qui importe pour comprendre la genèse, la structure et la fonction des alliances inconscientes c’est de prendre en compte ce phénomène universel corrélatif de celui de la fœtalisation : les soins et surtout les investissements et les représentations inconscients de l’environnement premier, ceux de la mère en particulier mais aussi ceux du groupe premier, sur cet infans, et dès avant sa venue au monde.
Nous sommes d’emblée dans l’intersubjectivité, ou plus précisément dans un processus d’intersubjectivation : entendons par là une des conditions majeures qui façonnera le processus d’avènement du sujet. Dès les processus d’accordage décrits par Stern, et plus précisément dès les investissements pulsionnels et les représentations imaginaires et symboliques qui sont dirigés sur cet infans, des alliances se nouent. Dans l’ordre de l’étayage réciproque du narcissisme, entre S.-M. le Bébé et sa famille, comme Freud l’a décrit dès 1913, et comme le confirment les recherches sur les liens originaires. C’est ce que P. Castoriadis-Aulagnier a décrit en 1975 avec le concept du contrat narcissique. Ce contrat décrit « l’espace [de la réalité psychique commune et partagée] où le Je peut advenir ». Il se fonde sur l’anticipation d’une place pour le nouveau-né dans le groupe, les investissements qu’il reçoit et qui le font exister requérant de sa part qu’il contribue à assurer l’autoconservation du groupe et la reprise de son mythe fondateur. Ce contrat assure une fonction structurante pour le sujet et pour les liens intersubjectifs et trans-subjectifs comme pour les ensembles. J’ai travaillé sur les implications de ce contrat à différents moments de la trajectoire d’un sujet, dans sa famille, lorsqu’il rentre à l’école et qu’il s’affilie à d’autres groupes, à l’adolescence, lorsqu’à son tour il devient parent, puis grand-parent. J’ai aussi exploré les dérives pathologiques, aliénantes, de ce contrat, lorsque la place anticipée devient une place assignée.
La problématique du don, du contre-don et de la dette chez Marcel Mauss repose sur une épistémé différente de celle qui soutient mes explorations, mais il est clair qu’elle suscite des questions qui intéressent au plus haut point les psychanalystes. Chez Mauss, comme chez Lévi-Strauss qui en fut le disciple, ce sont des actes qui concernent l’organisation du lien social, plus précisément l’équilibre et la stabilité du lien sociétal : les alliances qui dérivent du don, du contre-don et de la dette rendent possible la vie en société, elles structurent et règlent les échanges sociaux. Qu’il y ait de la matière psychique engagée dans ces alliances est certain, et que les pratiques du don, du contre-don et de la dette engagent des structures symboliques, cela ne peut laisser les psychanalystes indifférents. Mais l’idée que ces alliances ont une consistance inconsciente ou des effets inconscients n’est pas ce qui a préoccupé M. Mauss, pas plus que C. Lévi-Strauss. C’est la tâche des psychanalystes d’en explorer la spécificité, et ils peuvent le faire de deux manières, indépendantes ou associées : prendre en considération l’effet de ces alliances dans l’espace interne et spécialement dans la formation de l’inconscient ; prendre en considération la contribution des sujets à de telles alliances et à leur contenu inconscient. Pour ma part, je travaille avec l’hypothèse que l’inconscient se forme dans l’intersubjectivité et qu’il obéit à une double logique, intrapsychique et intersubjective.

C. P. : Comment expliquer cette diversité de formes sociales, religieuses, culturelles et idéologiques des alliances au regard des enjeux structurants fondamentaux qu’elles recouvrent ?

R. K. : Je reviens à cette idée d’un invariant anthropologique : l’humain est celui qui pour vivre, aimer, se défendre, penser, survivre, doit établir des liens nécessaires à la vie et contracter des alliances, je rejoins P. Ricoeur sur ce point. Il établit ces alliances dans tous les domaines et avec des partenaires multiples et variés : avec les dieux, avec le diable, avec les autres, avec les groupes, avec les idéaux, les idées et les idoles, et d’abord avec les premiers objets qu’il rencontre et les premiers sujets qui le rencontrent. Des alliances le précèdent, elles sont assymétriques, il en est le sujet assujetti, mais aussi le maillon de transmission, l’héritier, le serviteur et le bénéficiaire, je l’ai souvent formulé ainsi à partir de Freud. D’autres alliances se nouent dans la rencontre synchronique, ici et maintenant, avec ses aléas et ses déterminations. Cette diversité correspond à la multiplicité des processus structurants dont nous avons besoin pour construire notre vie psychique et nos liens : les alliances doivent couvrir le champ du narcissisme nécessaire à la vie, celui des interdits et des dispositifs symboligènes et aussi celui des défenses que nous mettons en œuvre avec les autres.

C. P. : Depuis vos travaux sur l’utopie en passant par ceux autour des processus associatifs dans les groupes, nous remarquons votre application à décrire les phénomènes psychiques dans leur face et leur contre-face… Ce que vous nommez « les bifaces psychiques » défensifs d’une part, structurants d’autre part. Pouvez-vous nous en dire davantage de ces formations bifaces, doubles, concernant les alliances inconscientes ?

R. K. : C’est une question qui me tient l’esprit depuis le début de mes recherches. Elle s’est exprimée dans le modèle de l’appareil psychique groupal, à la fin des années soixante. En retenant qu’il existe dans les groupes trois espaces psychiques, et non pas un seul, celui du groupe comme le modèle des premiers psychanalystes de groupe le postulait, j’ai engagé mes recherches dans l’étude de leur spécificité et de leurs articulations. Trois espaces psychiques : celui du sujet singulier, celui des liens intersubjectifs et celui du groupe en tant qu’il forme une entité psychique spécifique, ce que Freud nommait « psyché de groupe ».
Je n’entrerai pas ici dans les détails de la description de ces espaces, sauf pour dire que chacun d’entre eux se caractérise par des formations et des processus inconscients spécifiques et pour partie communs avec ceux des autres espaces. Dès lors se pose la question de leurs frontières et des chevauchements entre ces espaces. J’ai abordé cette question avec le concept de processus et de formations intermédiaires, par exemple en analysant les fonctions « phoriques » de porte-parole, de poste symptôme et de porte rêve, et encore les points de nouage entre la chaîne associative de chacun et celle qui se forme dans le groupe, et bien sûr les alliances inconscientes.
J’ai décrit quelques aspects de ces organisations bifaces dans mes réponses à vos questions précédentes. Maintenant vous me parlez d’une autre variété de formations bifaces psychiques, celle qui caractérise la double fonction d’une même alliance. C’est en effet le cas du pacte dénégatif : il assure à la fois une fonction défensive et une fonction structurante.

C. P. : Dans les dernières parties de votre ouvrage, vous vous intéressez à la manière dont les alliances inconscientes se traduisent dans les cliniques de groupe, familiale, institutionnelle et enfin dans la pratique psychanalytique. Lorsque les alliances se révèlent pathogènes, aliénantes, l’axe thérapeutique que vous décrivez est de « dénouer » ces alliances.
En thérapie, quels sont les étapes et les outils possibles de ce travail des alliances inconscientes, quels sont les signes repérables chez le patient et dans son environnement que ces alliances sont en train de se traiter, de se délier, de se « dénouer » ?

R. K. : Les alliances défensives, notamment dans leur dimension pathologique, se manifestent par des symptômes qui surviennent chez les sujets ou dans leur lien : silences de contention, troubles de pensée et/ou interdits de pensée, gel des affects, surgissement de signifiants bruts et énigmatiques, clivages, passages à l’acte, ruptures brutales des liens, angoisse catastrophique lorsque l’alliance est menacée. Ses contenus se manifestent aussi dans des rêves. Je donne plusieurs exemples de ces effets. J’ai essayé de repérer comment, malgré le refoulement et a fortiori le déni, des signes de l’irreprésenté apparaissent, imperceptibles d’un premier coup. Il faut de la patience pour les identifier, et lorsqu’ils se dénouent être attentif aux effets tantôt de libération, tantôt d’effondrement que ce déliement provoque. Il ne faut évidemment jamais « dénoncer » une alliance, notre tâche n’est pas de l’attaquer. Il faut d’abord en comprendre la topique, la dynamique et l’économie pour chacun et pour le lien qui lient les uns aux autres. Ensuite nous pouvons proposer de la mettre en lumière et d’en interpréter le fonctionnement complexe, subjectif, groupe et intersubjectif. Je constate que trop souvent on « dénonce » l’illusion groupale : or c’est une alliance nécessaire, elle comporte, comme le pacte dénégatif, une face structurante et une face défensive. Nous devons d’abord être attentifs aux fonctions attachées à ce biface.

C. P. : De nombreuses références culturelles, des films, de la littérature, du théâtre, ainsi qu’une réflexion anthropologique et historique de la question du lien, jalonnent votre ouvrage. Bien loin d’une « psychanalyse appliquée » vous déployez une pensée qui fait dialoguer autant les chercheurs-psychanalystes et leurs différentes approches que les autres champs qui les environnent.
Comment concevez-vous cette place de la culture dans votre démarche et dans vos écrits scientifiques ?

R. K. : La culture est à la fois une création et un conservatoire de formes, une organisation de représentations travaillées par des artistes singuliers et par des ensembles doués d’une capacité de signifier des questions qui font énigme ou sens, qui surgissent de nos conflits, de nos sensibilités, des grandes questions que nous ne cessons de vivre : l’amour, la mort, la guerre, la nature, la souffrance, les rapports de l’origine et de ses transformations. C’est le travail de culture qui nous fournit de quoi étayer des représentations ou des signifiants dont nous n’avons pas conscience, qui demeurent inconscients et non encore disponibles à notre pensée. Je suis sensible, comme beaucoup de psychanalystes, à cette fonction pré-figurative et « pro-phétique » de la culture, dans ses diverses expressions, littérature, peinture, architecture, musique, cinéma, théâtre…
Ce rapport à la culture ne fournit pas d’abord des exemples, des illustrations. Les œuvres ouvrent l’œil et les oreilles, elles éclairent souvent en nous déconcertant ce que nous ne voyons ou n’entendons pas encore. Regardez un tableau de groupe, comme ceux des peintres hollandais du siècle d’Or : le groupe représenté fonctionne comme un miroir avantageux qui exprime et soutient l’identité d’un groupe homogène, unifié, accordé. Regardez maintenant ce que la peinture moderne nous propose comme image d’un groupe, à partir de Picasso, mais aussi avec de Staël ou Ensor : des dislocations, du morcellement, un assemblage ou une déconstruction de formes qui cependant fonctionnent en configurations ou en « compositions », souvent en appareillage dynamique, en mouvement. La représentation du groupe suit ici un ordre qui est avant tout celui d’images internes, d’associations imprévues et cependant déterminées. Ce sont là des compositions du maître d’œuvre anonyme qu’est l’inconscient et dont le peintre est le médium, il peint en même temps son tableau et celui du monde. Je me sens tout particulièrement saisi par ces créations lorsque je suis dans un groupe : une structure se cherche et prend forme en gardant trace du chaos dont elle est issue, elle se forme, se stabilise, se défait, se met en stase, redevient chaotique puis un nouvel ordre s’esquisse, engendre d’autres formes, énigmatiques, qui révèlent des figures et des visages inconnus. Moi qui le regarde, je suis bouleversé par la brusque émergence d’une forme de la psyché qui me met en contact avec de l’imprévu, une présence de l’altérité, comme une butée du réel. Un tableau de Bram van Welde me parle du groupe, d’un autre groupe que celui des Hollandais, d’une groupalité que notre modernité fabrique et qu’elle nous révèle. Avec ces tableaux, je reviens à la clinique, aux modèles que de mon côté je construis. Ce détour m’a ouvert à des pensées nouvelles qui, elles, suivent les caractéristiques propres à l’objet sur lequel je travaille.

 

 

Adeline Bidon (adeline.bidon.illustration@gmail.com, http://methylaine.blogspot.com)

C. P. : Cette interview prend place au sein d’un numéro de Canal Psy qui a pour sujet : l’engagement.
L’engagement, au sens du recrutement d’un professionnel dans un lieu institutionnel (des enjeux de l’entretien d’embauche à l’entrée dans l’équipe, en passant par la signature du contrat)… mais aussi, au sens de l’implication du psychologue qui, confronté à des contraintes issues de logiques économiques et sécuritaires paradoxantes est amené à se positionner dans son champ professionnel.
Que vous évoquent ces deux thématiques qui se situent aux bordures de nos positionnements cliniques et méthodologiques ?

R. K. : Il y a bien évidemment des contrats qui concluent les rapports entre les professionnels et l’institution, et l’on peut imaginer que ces contrats, dans leurs diverses composantes (juridiques, économiques, sociales psychologiques) rencontrent ici ou là des alliances inconscientes, dans toute la gamme que j’ai indiquée. Il y aurait là une recherche à entreprendre. Mais attention, lorsqu’il s’agit de recrutement, la question n’est pas en priorité de mettre au jour ces alliances dans leur contenu et leur fonctionnement inconscient, ce serait sombrer dans le « psychanalytisme », cette réduction du social ou du politique au psychique justement décrite par R. Castel en 1973.
La question est d’abord, me semble-t-il, de comprendre quelles sont les convergences et les divergences entre ces deux ensembles, l’institution et les professionnels du point de vue de la conception de la tâche primaire, des qualifications requises, des modalités et des conditions indispensables pour l’accomplissement de cette tâche. Cette question élémentaire ouvre déjà un vaste débat, par exemple : qui détient le pouvoir de décider du recrutement et de la tâche ? J’ai en mémoire l’exemple d’un service où la décision de recruter un psychologue était prise par une partie du personnel et sur la base du principe de la moindre perturbation du service, sans consultation du psychologue en place. Pour aboutir à ce résultat, il fallait que des alliances défensives se nouent, mettant au premier plan des intérêts maintenus voilés et sans rapport avec le cœur du problème : pourquoi, pour quoi faire recruter un psychologue ? Un recrutement ne peut se conclure à deux, en tiers exclu, sinon en acceptant le risque d’un coup de force.
L’élargissement du cercle des partenaires doit intégrer la présence de garants du contrat. Les conventions collectives ont cette fonction. Aucun contrat ne peut survivre aux conflits et aux dérives qu’il recèle dans son principe même s’il ne comporte pas des garants qui en assurent la légitimité. Le garant juridique est indispensable, mais il ne suffit pas, car il est lui-même l’expression d’un état conjoncturel. La fonction de garant s’inscrit dans un champ plus vaste, en amont comme en aval. Elle implique les instances qui ont la charge de la formation des professionnels (l’Université, les associations de professionnels) et les instances qui ont en charge les politiques de la santé. Le décret sur la formation des psychothérapeutes pourrait être un bon exercice de décryptage de toutes les composantes engagées dans les futurs recrutements, de toutes les alliances conscientes et inconscientes conclues sous la pression de groupes d’intérêts particuliers.

C. P. : Nous vous remercions pour cette nouvelle maille dans vos recherches. Sa lecture nous fournit davantage d’éléments sur ces formations de la réalité psychique que sont les alliances inconscientes, des formations souvent évoquées dans les travaux psychanalytiques mais finalement assez peu décrites en tant que telles dans leurs formes, leurs fonctions et leurs destins.
Et dans la continuité de ce livre… ma dernière question concernera vos projets en cours ou à venir.

R. K. : J’aimerais être d’un avis aussi optimiste que le vôtre sur le fait que les alliances inconscientes sont souvent évoquées dans les travaux psychanalytiques. Nous ne sommes qu’au début d’une nouvelle façon de penser, dans le champ des objets théoriques de la psychanalyse, les conséquences de ces nouvelles pratiques que les travaux de Bion, de Pichon, d’Anzieu, de Neri et de quelques autres ont introduit il y a soixante-dix ou cinquante ans. Leurs innovations ont suscité ou appellent l’invention de nouveaux modèles du fonctionnement psychique. Il faut du temps pour changer un socle épistémique sans détruire ses fondements, pour admettre de nouvelles pratiques sans effacer les précédentes, pour articuler le groupe et le sujet du groupe dans leurs rapports avec l’inconscient.
J’observe que pour une grande partie de la génération qui se lève, les questions que nous avons soulevées et les modes de pensées qui les accompagnent sont plus familières, plus contemporaines de leurs propres questionnements sur le sujet, sur le groupe et les institutions, et sur la manière de les penser avec la psychanalyse. Mais j’observe aussi que dans plusieurs universités françaises les enseignements qui correspondent à ces nouveaux espaces de la réalité psychique sont souvent réduits ou menacés d’extinction. Il faut se demander pourquoi.
Pour ma part, je n’en ai pas fini avec les alliances inconscientes. Il me faut dire mieux et avec plus de précision leurs effets sur l’organisation et le fonctionnement de l’inconscient et de la réalité psychique inconsciente dans les trois espaces où je me suis tenu pour en recevoir, en observer et en traiter les manifestations. J’ai entrepris depuis quelques années de formuler une « troisième topique » dont la spécificité est de comprendre les liens entre ces espaces.
Dans une autre recherche en cours, j’essaie de comprendre avec les instruments conceptuels que nous donnent ces nouvelles explorations, en quoi consiste le mal-être psychique dans nos sociétés hypermodernes. Je relance avec beaucoup de précautions cette question complexe, difficile, encore largement spéculative. Une de mes questions est la suivante « qu’en est-il aujourd’hui des alliances structurantes du point de vue où elles sont les garants métapsychiques de chaque espace psychique ? » C’est, me semble-t-il, sur les failles et des défaillances de ces alliances que prend souche le grand trouble de la confiance de base nécessaire à la vie et à sa transmission.

C. P. : Merci d’avoir répondu à nos questions…

Bibliography

Kaës R. (1976), L’appareil psychique groupal. Constructions du groupe, Dunod, Paris, 2010.

Kaës R. (1980), L’idéologie. Études psychanalytiques, Dunod, Paris.

Kaës R. (1993), Le groupe et le sujet du groupe. Éléments pour une théorie psychanalytique des groupes, Dunod, Paris.

Kaës R. (1994), La parole et le lien. Les processus associatifs dans les groupes, Dunod, Paris, 2010.

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Kaës R. (2002), La polyphonie du rêve. L’espace onirique commun et partagé, Dunod, Paris.

Kaës R. (2005), « La structuration de la psyché dans le malaise du monde moderne », in Furtos, J. et Laval Ch., La santé mentale en actes. De la clinique au politique, Érès, Ramonville Saint-Agne, p. 239-253.

Kaës R. (2007), Un singulier pluriel. La psychanalyse à l’épreuve du groupe, Dunod, Paris.

Kaës R. (2008), « Pour une troisième topique de l’intersubjectivité et du sujet dans l’espace psychique commun et partagé », in Funzione Gamma, 21.

Kaës R. (2008), Le complexe fraternel, Dunod, Paris.

Kaës R. (2009), Les alliances inconscientes, Dunod, Paris.

Kaës R. (2010), L’expérience du groupe. Approche de l’œuvre de René Kaës (ss. la dir. de Pichon M. et Vermorel H.), Dunod, Paris.

Illustrations

References

Bibliographical reference

René Kaës and Frédérik Guinard, « Entretien avec René Kaës au sujet de son ouvrage Les alliances inconscientes », Canal Psy, 94 | 2010, 17-21.

Electronic reference

René Kaës and Frédérik Guinard, « Entretien avec René Kaës au sujet de son ouvrage Les alliances inconscientes », Canal Psy [Online], 94 | 2010, Online since 04 octobre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2913

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