Images de la psychiatrie aujourd’hui

Psychanalyse et psychiatrie. Crises d’identités ?

DOI : 10.35562/canalpsy.3276

p. 7-9

Plan

Texte

La question du lien entre psychiatrie et psychanalyse a fait couler beaucoup d’encre et suscité de nombreuses prises de position sur les origines, les enrichissements mutuels, les appropriations, les dépendances et les rivalités, les mélanges et les incompréhensions. Comme le rappelle à juste titre H. Vermorel, la psychanalyse n’est ni fille de la psychiatrie, ni fille de la neurologie : elle est née de l’hypnose, méthode qui a historiquement largement dépassé le champ purement médical.

Je désirerais aborder cette question sur deux plans : d’une part, comment la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui, et ses nombreux spécialistes du psychisme, traite et considère « la machine à penser et à rêver », et selon quelles orientations techniques et scientifiques ? D’autre part, comment la psychanalyse a traversé, et traverse, la psychiatrie au regard des diverses identités professionnelles de ses acteurs : psychiatres, psychologues et psychanalystes ?

Les entrelacs et contorsions de la psychanalyse et de la psychiatrie ont eu une fonction révélatrice d’une éthique du « traitement de la pensée », puisque chacun y soutient (dans de nombreuses et variées chapelles) une ou plusieurs vérités ou paradigmes sur la vie psychique et ses avatars. Floraison dans les années 70 d’états limites, puis de troubles narcissiques, retour à l’héboïdophrénie (le passage à l’acte prendrait le dessus sur nos beaux délires d’antan) dans les années 90, bref, sommes-nous à une époque où le prêt à penser, l’indifférence culturelle, le vide idéologique, tarissent les plus belles productions verbales, les plus riches sources analytiques, où l’égocentrisme (d’où s’absenterait la bonne vieille culpabilité), le passage à l’acte, le culte de la mélancolie allié paradoxalement à la négation (négationnisme) de la mort emplissent cabinets, asiles et cliniques, de patients qui n’ont rien à dire et qui ne demandent qu’à voir disparaître leurs symptômes sans y penser ?

La représentation de la folie (même lorsqu’on la nomme « maladie mentale ») n’a pas beaucoup évolué depuis deux siècles, depuis les petites maisons, depuis l’enfermement, malgré les efforts quelques fois ambigus, d’autre fois fort subtils, des médias pour présenter une image qui fasse un peu sortir de l’ombre la souffrance psychique.

L’institution psychiatrique a-t-elle une grande marge de manœuvre pour innover face à la psychose, qui décidément ne guérit toujours pas, et face aux nombreuses pathologies névrotiques, perverses et dépressives, qui apportent à leurs auteurs tant de bénéfices ? L’histoire de la psychiatrie nous montre assez bien que des expériences dites révolutionnaires (centres d’accueil, hôpitaux de jour, réinsertion, etc.) ont été tentées dès le début du xixe siècle, et que la question posée avec intelligence par Jan Goldstein1 dans son travail sur la folie dans ce siècle-là, reste bien d’actualité : « consoler ou classifier », comprendre ou éradiquer, écouter ou traiter.

Après bien des réticences, en France, la psychanalyse a fasciné psychiatres, psychologues et quelques autres. Les psychiatres en ont souvent fait leur soupe, leur patchwork, leur religion (selon un style parfois moliéresque), et les psychologues, obstinément avides de reconnaissance, en ont fait leur phallus et leur identité, reniant sans scrupule ni questionnements le seul titre sérieux qu’ils possédaient : psychologue. Ils ont ainsi posé, et posent encore, de délicats problèmes de repérages, mais il faut leur reconnaître une grande qualité : ils ont apporté, au sein de la psychiatrie, la dimension laïque et profane, non teintée de médical, de la pratique psychanalytique. (On peut cependant espérer que la profession de psychologue trouve un jour sa propre originalité mais elle souffre d’avoir pour titre professionnel un… adjectif qualificatif indécis !)

La psychiatrie française a eu, je le crois, un moment d’inspiration génial au cours de son histoire au retour de la deuxième guerre mondiale, bien que, comme le note J. Hochmann ce mouvement fût minoritaire. Relire ses débats (dans L'Évolution psychiatrique), ses questionnements et propositions de l’époque apporte une bouffée d’air frais, pour ne pas dire de consolation, à tout lecteur attentif. Cette recherche d’un humanisme cohérent dans la gestion de la fragilité psychique était certes étayée par l’ambiance politique, culturelle et sociale. Ce fut un terrain privilégié pour l’installation progressive puis massive de la psychanalyse, c’est-à-dire de la métapsychologie comme base de référence épistémologique et clinique, les pratiques analytiques – héritières de la cure – s’installant avec parfois beaucoup d’inventivité, et parfois de façon très sauvage (il y a eu l’époque de la neutralité malveillante comme le souligne C. Vasseur).

Le « milieu psychiatrique » a créé très tôt des lieux de rencontres, de recherche (associations, groupes de recherches, revues, etc.), et de débats largement ouverts. Ils ont été très actifs jusque dans les années 1980, époque à laquelle beaucoup de psys se sont retirés de ces espaces privilégiés pour se retrouver dans leurs chapelles analytiques. Un peu refermés sur eux-mêmes. On se demande même s’ils ne se reproduisent pas entre eux… (« faire des enfants » n’est pas une histoire simple dans les sociétés analytiques). Aujourd’hui on remarque une profusion de séminaires, de congrès et de rencontres, qui sont la vitrine de chapelles et d’écoles (avec la hiérarchie interne qui s’y joint) plutôt que des lieux d’échanges d’idées. On s’y retrouve en vase-clos et entre initiés montrant patte blanche. Par exemple « les états généraux de la psychanalyse », organisés par E. Roudinesco et R. Major, ont réuni en juillet 2000 à Paris environ 700 analystes du monde entier (dont beaucoup de Sud-Américains et aucun Allemand) à forte majorité lacanienne, mais pratiquement aucun analyste de l’IPA (Association Internationale de Psychanalyse basée aux USA et à laquelle adhère en France l’APF et la SPP, sociétés considérées comme « orthodoxes »).

Ainsi la psychiatrie n’a eu de cesse de faire des emprunts, des mariages, des divorces, des ralliements, et en voici quelques exemples, pour mémoire :

  1. Dieu2, pour commencer, dont il n’est jamais simple de se débarrasser (faire comprendre que la consolation et le traitement moral ne suffisent pas) et que les miracles sont rares.
  2. L’architecture, ensuite : beaucoup de thèses sur la question fort révélatrice des techniques de mises à l’écart, au chaud, loin des siens. Le « saut-de-loup3 » est une jolie construction de l’ambiguïté de l’institution : l’illusion de la liberté spatiale venait compenser la désillusion de l’enfermement.
  3. Explications scientifiques et rationnelles de la genèse des troubles mentaux : elles pullulent encore aujourd’hui. Lors de l’inauguration de l’asile Sainte-Anne à Paris, dans les années 1871, Maxime du Camp, chroniqueur talentueux et grand voyageur, écrivait que l’on se lassait de ces aliénistes philosophes et poètes, et qu’il serait temps de trouver le siège biologique et cérébral de la folie. Même genre de questions aujourd’hui, parfois traitées dramatiquement par l’exclusion des « poètes » (les psychistes !) des lieux de soin.
  4. La nosologie, souvent fustigée mais d’une grande richesse conceptuelle. Ambiguë dans sa finalité : classifications, statistiques ou ouverture de la pensée clinique ?
  5. La pharmacie, les apothicaires et chimistes, grands alliés et capables du pire comme du meilleur. On s’accorde pour reconnaître les améliorations apportées à certaines pathologies et on se désaccorde sur le débat de leur fonction anesthésiante de la pensée et de la libido.
  6. L’art, l’art-thérapie et ses annexes, qui prennent aujourd’hui une place grandissante dans les soins institutionnels, l’art qui semble devenu la technique magique de toute guérison, partout et à tout âge, devenu une prescription incontournable, et à mes yeux, ambiguë. S’il est vraisemblable que la pratique de certaines activités artistiques contient une fonction cathartique et peut favoriser le travail de représentation et de liaison interne du sujet, l’association art et médecine (thérapie) me semble malheureuse. L’art, à mes yeux, ne se prescrit pas. Ou bien alors ce n’est plus de l’art mais de la pédagogie sauvage. Et il ne faut pas oublier que la folie a été un terrain d’expérimentations en effet très sauvages. L’art brut (silence, solitude, souffrance comme le définit la conservatrice du musée de Lausanne) ne se prescrit pas. Il est une expérience existentielle.
  7. La psychanalyse, aujourd’hui en crise d’expansion, après avoir baigné le milieu et l’avoir totalement réformé et transformé par son approche humaniste et respectueuse du désir. Et avoir surtout poussé au soin patients et praticiens. L’état de grâce semble dépassé. Et l’on se perd en conjectures.

 

 

Laurence Chassard

Cette petite liste, forcément caricaturale, m’a fait penser à une autre caricature : le psychiatre Don Quichotte de la médecine (image souvent citée pour évoquer son combat passionné pour une cause qui souvent lui échappe), le psychanalyste Don Juan de la pensée (par la séduction de sa pensée et son mépris osé de la mort), et le psychologue… don du ciel ou du… diable (je fais référence ici à sa fonction aumônière et vicariante).

Et la pensée dans tout ça ? Car au fond, dois-je amener le patient à « ma normalité » (métapsychologique, cognitiviste, médicale, sociale, etc.) ou le ramener à lui-même ? Là où, comme il est dit, le moi doit advenir ? C’est bien l’un des principaux messages, et la plus grande avancée subversive de la psychanalyse que de tenter de restituer pensée et parole au sujet souffrant. Il est certain que cela est subversif et, qu’en se faisant, la psychanalyse pose aussi la question politique de l’être. C’est une approche idéaliste de l’existence qui nous amènerait à nous interroger sur les liens que la psychanalyse a tissés avec l’anthropologie, la sociologie, la littérature et la philosophie. Elle y est souvent frileusement associée, victime de son succès et d’une diffusion anarchique. Ces dernières remarques sont aussi des questionnements.

Identités des acteurs

Je voudrais revenir, pour terminer, sur une courte analyse des fonctions professionnelles des « lieux-tenants » de la psychiatrie, ceux que l’on surnomme les psys.

Il y a chez tout psychiatre un thaumaturge et un alchimiste qui sommeille. Je ne dis pas chimiste, ce qui serait fort réducteur. Il me semble (j’ai conscience de vous faire partager mes fantasmes) que non sans une sorte de secrète jouissance prémonitoire, le psychiatre attend la révélation de la formule de ce qui constitue génétiquement la folie, la découverte du virus de la schizophrénie, de l’autisme (on en sait quelque chose) ou de l’hystérie. Il est vrai qu’on la lui demande souvent. La « chute du cheval mécanique » n’est plus une explication suffisante mais le traumatisme originaire (biologique, génétique, psychologique ?) a bonne presse. Cette révélation lui donnerait ce que ses autres collègues médecins non-psychiatres ont et ce dont ils jouissent : découvrir l’origine d’une pathologie et en proposer sa guérison. On voit bien ici roder la pulsion de mort et la castration. Le psychiatre est sans nul doute, de tous les spécialistes, le plus polyvalent : il peut aussi bien proposer une analyse freudienne qu’une analyse d’urine…

Chez le psychanalyste il y a, on y revient, un petit Dieu qui sommeille (est-ce la sainteté dont parlait Lacan ?). Car lui, l’explication, il l’a ou, en tout état de cause, il sait à qui elle appartient. À l’Autre. Alors, quoi qu’il en soit de la folie, et armé de ses subtiles inventions conceptuelles et transféro-contre-transférentielles, il attend… la gloire, la reconnaissance, et peut-être une notoriété liée à son approche inédite des processus mentaux. Le verbe s’est fait cher. Le psychanalyste a aussi réussi à convertir bon nombre de psychiatres (à leur ouvrir les oreilles) mais ce travail si utile paraît aujourd’hui moins aisé qu’il ne le fut.

Quant au psychologue, mi-sage, mi-mage, collaborateur et vicaire atypique, mais bel ornement intellectuel, soumis aux caprices et amours, identifications et rejets, haines et ambiguïtés, de ses chefs, souvent contraint au génie ou voué à l’insignifiance, encore poursuivi pour exercice illégal de la médecine, il s’est jeté, oscillant entre l’instrumentalisation et l’imposition des mains, sur la bonne mère psychanalyse sans aucune hésitation. Il y a parfaitement réussi, malgré l’abandon de ses frusques de testeur, et il s’est créé une identité salutaire de psychanalyste. Mais la crise actuelle ne l’épargne pas et nombre de jeunes psychologues retournent à des positions cliniques paternalistes, opératoires et efficaces : ils deviennent (à la demande générale) aumôniers de guerre, consolateurs en catastrophes, sapeurs-pompiers, histoire de rassurer notre bon monde contre les diverses et terribles contrariétés qui l’assaillent en chatouillant l’ego dans le sens du poil !

Ces trois fonctions ne manquent pas de se mélanger régulièrement : n’a-t-il pas été question récemment, devant le manque de psychiatres, de donner aux psychologues des responsabilités très médicales ? Le statut de psychanalyste reste d’un abord plus aisé que l’accession au titre universitaire de médecin ! Il y aurait à ce propos beaucoup à dire.

Heureusement nous savons qu’aucune technique, découverte ou science n’abolira jamais le manque et le désir.

Le plaisir de pensée, la liberté de pensée, ce que nous prétendons maintenir au mieux chez le sujet nous incite je le crois aux plus fins aménagements, au respect du temps de vivre et d’élaborer de préférence à l’efficacité, à la révélation plutôt qu’à l’effacement ou au déni. Comme l’a dit J. Hochmann, nous avons en commun de défendre à tout prix la réalité psychique.

Bibliographie

Buin Y., Psychiatries, l’utopie et le déclin, Erès, 1999, Ramonville.

Minard M. et coll., Exclusion et psychiatrie, Erès, 1999, Ramonville.

Roudinesco E., La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, 2 vols, Seuil, 1982-1986, Paris.

Notes

1 Jan Goldstein. Consoler ou classifier. L’essor de la psychiatrie française, Les empêcheurs de penser en rond, 1997

2 À propos de Dieu, j’ai cité une histoire que m’a rapportée René Kaës (Professeur émérite de l’université Lumière Lyon 2). Freud meurt et arrive au paradis où St Pierre, apparemment inquiet, l’accueille. Dieu est déprimé, peut-il lui prodiguer des soins ? Dieu s’est enfermé dans son bureau depuis très longtemps… Freud hésite, refuse, puis sur l’insistance de St Pierre accepte d’avoir un entretien avec Dieu. L’entretien dure des heures et lorsqu’il ressort du bureau on s’enquiert de ce qu’il va dire. Et Freud déclare : « Je pense que pour sa dépression je pourrais faire quelque chose, mais pour sa mégalomanie, il n’y a rien à faire ! ». Il y a une variante : « Je pense que je peux faire quelque chose mais il n’est pas question que ce soit lui qui décide des heures des séances ». Nous laissons le lecteur à ses associations.

3 Saut-de-loup : technique architecturale des asiles psychiatriques remplaçant le mur d’un enclos par un profond fossé infranchissable. Lorsque le patient est dans la cour il a une vision dégagée du paysage.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Jean-Jacques Ritz, « Images de la psychiatrie aujourd’hui », Canal Psy, 72 | 2006, 7-9.

Référence électronique

Jean-Jacques Ritz, « Images de la psychiatrie aujourd’hui », Canal Psy [En ligne], 72 | 2006, mis en ligne le 14 septembre 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3276

Auteur

Jean-Jacques Ritz

5 rue Sala, 69002 Lyon, psychologue à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, psychanalyste, chargé de cours à l’Institut de Psychologie, Université Lumière Lyon 2 (1975-2005), enseignant à l’École de Psychologues Praticiens (2006)

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