Questions à René Kaës

à propos de Utopies. Le travail de l’inconscient, catastrophe et désir de changement

DOI : 10.35562/canalpsy.3611

p. 37-39

Notes de l’auteur

Utopies. Le travail de l’inconscient, catastrophe et désir de changement, Paris, Dunod, 2024, 246 p., 30 €

Texte

Jean-Marc Talpin : C’est toujours une joie que de voir paraitre un nouveau livre de toi, on se dit que cela va venir alimenter notre réflexion.
Je te propose de commencer par une question d’actualité, ce livre étant sorti au printemps 2024, un peu avant les élections européennes, les résultats de l’extrême droite à celles-ci et la décision de dissolution du parlement par E. Macron. Le titre de ton nouveau livre parle de catastrophe et de désir de changement. Comment articules-tu ces événements et les éléments du titre ?

René Kaës : Cher Jean-Marc, je te remercie de tout cœur de m’avoir proposé de parler avec toi de mon dernier ouvrage, Les utopies, et de reprendre à cette occasion quelques précisions au sujet de sa spécificité.
J’ai commencé à travailler sur l’utopie, il y a bien des années, en lisant les travaux des philosophes créateurs d’utopie, des historiens, des sociologues, des linguistes commentateurs de ces ouvrages… J’en ai retiré le plus grand profit. J’apprenais avec intérêt que la plupart des utopies apparaissaient dans le contexte d’une catastrophe collective et exprimaient le désir d’un changement radical dans l’organisation et la finalité d’un monde autre, la plupart du temps éloigné dans l’espace et le temps. C’est ce que je relate dans les premiers chapitres de mon ouvrage.
Parallèlement, dans la clinique de la cure psychanalytique et dans celle du travail psychanalytique avec les groupes, j’étais confronté à une autre question : comment et avec quels effets l’inconscient ou plutôt la réalité psychique inconsciente se manifeste-t-il dans l’utopie telle qu’elle apparaît dans la situation psychanalytique ? Cette question est pour moi devenue centrale. J’en ai fait une partie constituante de l’extension de la psychanalyse engageant de nouvelles recherches sur le travail de l’inconscient dans les œuvres de culture et les mentalités. Mais elle n’avait jamais été explorée à propos de l’utopie.
J’ai eu la chance de recevoir de mes patients, dans le transfert, les éléments qui décrivaient leur création de fragments d’utopie et dans un cas le récit d’une utopie très richement élaborée dans l’histoire de Madeleine : son utopie, l’hosto-ile, fut le fil rouge de son travail psychanalytique.
J’ai déplacé le champ de mon analyse de la réalité psychique inconsciente à l’œuvre dans les utopies émergeant dans la clinique vers les textes utopiques émergeant dans la culture et dans l’histoire. L’existence de formations, de processus et de configurations défensives analogues confortait l’idée que les utopies sont des réalisations idéales imaginaires du désir d’un monde autre suite à une catastrophe. Les utopies sont animées par le désir, mais aussi par le contrôle de ce qui viendrait entraver ce désir ou, tout au contraire, le réaliser ; elles s’organisent ainsi sur deux pôles contradictoires : le désir d’un changement, d’un côté, et d’un autre le refus du changement. Le résultat est que l’utopie se fige dans un retournement en son contraire, elle construit un changement définitif, un état immuable, clos sur lui-même, elle accomplit le nom que lui a donné Thomas More : elle est un « non-lieu », plus rien ne bouge ni l’espace ni le temps.
Tel est le champ spécifique de cet ouvrage : il propose une problématique des utopies qui ne se réduit pas, comme cela apparaît aujourd’hui dans le langage courant, à un projet idéal individuel, ou à une forme banale de l’illusion.
J’en viens maintenant à ta question d’actualité, aux résultats de l’extrême droite aux élections européennes et à la décision de dissolution du parlement par E. Macron. Comment articuler ces événements avec la catastrophe et le désir de changement qui seraient inhérents aux utopies comme l’indique le sous-titre de mon livre ?
Dans la conjoncture politico-sociale que tu évoques, il y a bien catastrophe et désir de changement, mais il n’y a pas de construction ou de projet d’utopie.
Une telle situation n’a rien d’exceptionnel : on se souvient d’une situation analogue, lors du premier COVID en 2020, la catastrophe, le désir d’un « après/COVID » qui serait résolutif de tous les maux de la société : il y avait catastrophe et désir de changement, mais pas de construction ou de projet utopique.
Je note que dans la situation politico-sociale française de juillet 2024, le fait que la fonction de garant du président de la République ait été détruite par lui-même, a mobilisée une violence qui ne s’est pas exprimé en propositions de transformation, les partis préférant le statu quo et n’établir aucun compromis, amorce d’un changement de mentalité.
Ce qui signifie que, dans cette période, l’imagination créatrice n’est pas en mesure de produire des représentations qui définiraient un monde autre, c’est-à-dire une forme et des contenus de présentation que l’on pourrait ensuite, plus tard, nommer utopie.
Pour qu’une utopie prenne naissance, des conditions sont nécessaires. La première est que le principe d’espérance1 nourrisse l’imagination créatrice. La seconde est, comme le disait Karl Manheim, qu’un individu ou un groupe d’individus soient porteurs de ce principe et de cette création.
C’est une des conditions de l’émergence de l’utopie.
En outre, les porteurs individuels ou collectifs d’un projet utopique doivent être travaillés par l’Esprit du temps, un esprit suffisamment puissant pour avoir intégré ce qu’il en est du malêtre de l’époque et de la pensée moderne qui en émerge, afin d’imaginer créativement une nouvelle aventure de l’Esprit. Nous ne sommes ni dans ce temps ni en présence de porteurs d’utopie. En revanche, nous avons des utopies partielles, transitoires, ponctuelles, non systématiques : elles sont porteuses d’alternatives et de résistance aux forces de destruction.

Jean -Marc Talpin : « Le tableau de couverture Le château dans les Pyrénées, de R. Magritte représente un château-rocher-planète dans le ciel. Est-ce pour toi une métaphore de l’utopie, d’un de ses destins possibles ?

René Kaës : Lorsque j’ai découvert ce tableau de Magritte, j’ai été immédiatement enthousiasmé par la polysémie de la symbolique qui s’en dégageait. Les métaphores se multipliaient, contradictoires et énigmatiques.
La reproduction du tableau n’en rend pas complètement compte, dans la mesure où le format du tableau a dû être réduit pour s’adapter aux exigences de sa mise en place comme couverture.
Vu dans son entier, le tableau nous montre un énorme rocher surmonté d’une ville-citadelle ; cet étrange objet est suspendu entre le ciel, la terre et la mer. Il se tient en équilibre fragile entre les forces gravitationnelles et les forces d’élévation. Ce fragile équilibre peut, à tout moment, être rompu et la sorte de météorite s’effondrer et disparaître.
Je voyais aussi dans le bloc de granit et dans l’inaccessible ville-citadelle qui le couronne une évocation des châteaux et des espaces clos des utopies sexuelles du Marquis de Sade.
La forme ovoïde du rocher avec lequel la ville-citadelle fait corps m’a fait penser à l’énergie enfermée dans cette masse, mais savoir si elle est nourricière ou explosive est indécidable.
Les diverses formes que prend cette métaphore sont elles aussi indécidables, et jusqu’à ce lieu clos, énigmatique et inaccessible qui pourrait être le lieu et l’esprit d’une improbable utopie immortelle sans vie.
Mais dira-t-on que cette chose que j’ai nommée utopie est une ou-topia, un non-lieu ? Un lieu qui se nie lui-même ? Indécidable.
Nous ne savons pas s’il s’agit d’une utopie ou d’une représentation d’une chose qui pourrait être une utopie.
Adoptons ici une réponse chère à Magritte : « Ceci n’est pas une utopie », mais une représentation qui pourrait l’évoquer…

Jean-Marc Talpin : Le concept d’utopie apparaît dans ton œuvre dès 1976 dans L’appareil psychique groupal, et de nombreuses fois par la suite. Comment a-t-il évolué pour toi au fil de tes travaux, jusqu’à maintenant, qui lui donne une grande envergure, comme à l’idéologie dans un de tes derniers livres avant celui-ci ?

René Kaes : Mon intérêt pour l’utopie, date de bien avant 1976. Il est contemporain de mes études à l’université de Strasbourg au début des années 50, et de la rencontre de Professeurs qui portaient à l’utopie un grand intérêt : Georges Duveau, philosophe, sociologue, et poète ; Marcel David, historien du mouvement ouvrier et grand connaisseur des utopies sociales du XXe siècle.
Je crois pouvoir ajouter que quelques années de scoutisme et plus tard, un engagement syndical à l’Unef m’a apporté aussi quelques vues sur les rêves utopiques et la lutte pour les réaliser.
Une étape importante dans ma recherche a été la publication en 1978 d’un article sur l’utopie dans l’espace paradoxal : entre jeu et folie raisonneuse.2
J’avais poursuivi ma lecture des grandes utopies littéraires, depuis Platon, jusqu’aux grands créateurs humanistes tels que Thomas More, Swift, Campanella et quelques autres, puis celle des socialistes français. J’avais lu les travaux d’historiens, de philosophes, de sociologues et de linguistes qui proposaient une analyse critique de ces utopies, ou d’autres, celles des Anglais notamment.
Avec l’article du Bulletin de psychologie, j’entrais dans une nouvelle étape de ma recherche : les travaux de Winnicott m’inspiraient alors quelques perspectives fécondes pour inscrire l’utopie, lieu de nulle part, lieu du non-lieu, dans l’espace paradoxal et dans l’espace transitionnel.
J’ai rapidement retracé plus haut comment ont évolué le concept et la problématique de l’utopie au fil des années et jusqu’à maintenant. En voici quelques exemples dont le résultat apparaît dans Les utopies.
J’ai mis à l’épreuve la validité de mes hypothèses sur de nouvelles situations ou de nouvelles utopies par exemple, dans cet ouvrage, l’utopie sadienne et l’utopie fouriériste, qui ne faisaient pas partie du corpus initial. J’ai procédé à des analyses approfondies de certaines problématiques qui occupent une place importante dans quasiment toutes les utopies ou seulement certaines d’entre elles : par exemple la question du corps et de la sexualité, celle de la transparence, du contrôle social et de l’emprise, de l’imago maternelle comme organisatrice de l’espace et de certaines fonctions dans les utopies, de l’espace et du temps vécu, du langage et de la parole, de la paradoxalité et de la transitionnalité.
J’ai aussi complété l’exposé des cas cliniques, apporté de nouvelles informations puisées dans mes notes de travail.

Jean-Marc Talpin : Comment peut-on articuler les utopies dans le groupe (ainsi que tu en témoignes par des observations cliniques) et dans la société ? Ceci te parait-il une distinction utile ou n’est-ce qu’une question d’échelle ? En effet, dans ce livre, tu présentes et travailles trois cliniques : singulière, groupale, sociétale.

René Kaës : L’articulation entre ces trois espaces de l’utopie demeure une question centrale. J’essaye d’en fournir quelques éléments pour en approcher la spécificité de chacun d’entre eux et surtout pour repérer ce qu’il y a de spécifique et de commun à chacun de ses espaces travaillés par l’inconscient. Ces trois espaces ne sont pas identiques. Chacun travaille et est travaillé par l’inconscient d’une manière spécifique. Et en outre je l’ai si souvent souligné, ces trois espaces sont en relation d’interférence et de transformation réciproque.

Jean-Marc Talpin : Je me plais à espérer une trilogie, le dernier tome reprenant et développant la position mythopoïétique. À la lumière de tout cela, quelle place encore pour la mythopoïése, autrement dit, il me semble, pour la créativité, l’espoir, voire l’espérance ?

René Kaës : Je suis très touché par ton idée. J’ai souvent annoncé ce troisième terme du triptyque, et chemin faisant je lui ai donné un contenu qui le différenciait des autres ; j’ai donc dit l’essentiel, mais je suis bien conscient de l’intérêt que pourrait représenter un ouvrage centré sur le mythopoïétique, illustré de quelques analyses cliniques.
Je crains de ne pouvoir y parvenir : l’âge et la maladie m’incitent plutôt à y renoncer.

Notes

1 E. Bloch, 1954 à 1959 Le principe espérance (3 Tomes), Paris, Gallimard, (1976)

2 1978, « L'utopie dans l'espace paradoxal : entre jeu et folie raisonneuse », Bulletin de Psychologie, XXXI, 336, pp. 853-879

Citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Talpin, « Questions à René Kaës », Canal Psy, 134 | 2025, 37-39.

Référence électronique

Jean-Marc Talpin, « Questions à René Kaës », Canal Psy [En ligne], 134 | 2025, mis en ligne le 14 février 2025, consulté le 25 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3611

Auteur

Jean-Marc Talpin

Professeur émérite de psychologie clinique et de psychopathologie de l'université Lumière Lyon 2

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