Texte

François Jullien, philosophe et sinologue, écrit : « Aujourd’hui il n’y a plus tant à penser l’être, désormais, qu’à penser l’entre, et cela dans des champs si divers. » (2012, p. 64-65)

Il donne ainsi à la question de l’entre-deux une dimension philosophique et il en fait un outil épistémologique, en proposant le concept exploratoire, fécond et aventureux, « d’écart ». Contrairement à la notion de différence, qui reste à la remorque de l’identité, l’entre met en tension ce qu’il sépare. L’entre — tel qu’il le théorise — n’est plus réduit au statut d’intermédiaire, entre le plus et le moins, mais se déploie comme « l’à travers ». L’entre (écart vide mais plein de potentialités) n’est pas non plus réductible à la catégorie de l’inter (espace plein de choses communes, au croisement de deux ensembles), globalement plébiscitée dans les sciences humaines et le comparatisme.

L’entre semble permettre une pensée de la transformation et du cheminement. Il autorise une fécondité de l’échange (« […] après des siècles de sujet insulaire et solipsiste, on se met à croire à l’entre de l’entre-nous, celui de l’intersubjectivité […] », Jullien, 2012, p. 5). L’entre-deux est donc à la fois une thématique qui peut se décliner en direction de nombreuses pistes, une façon d’analyser le mouvement de création entre deux pôles, eux-mêmes instables et fluctuants ; mais il initie également et surtout une nouvelle approche heuristique : le savoir et la connaissance sont désormais pris dans un procès, et dans un procès créatif. On cherche alors à rendre compte des (micro) processus d’un phénomène observé — de ses « transformations silencieuses ».

Rappelons-le : le concept d’entre-deux a déjà été exploré, dans un ouvrage éponyme, par Daniel Sibony (1991), mais aussi par le spécialiste critique de l’interculturel Jacques Demorgon (Demorgon & Carpentier, 2010) sous la notion d’interité1, où « l’inter » est la réalité première et fondamentale. Il a été préalablement proposé par le psychiatre japonais Kimura Bin (2000) sous le concept d’aïda, qui renvoie simultanément à l’espace relationnel, à la relation et aux pôles de cette relation. Penser l’entre-deux métamorphose notre façon d’envisager notre être au monde, dès lors que l’on veut bien reconnaître que ce dernier est interrelationnel. Or ce procès simultané de la connaissance de soi et de l’autre semble émerger d’un imaginaire radical : l’imagination de soi et l’interdépendance entre la vie et les relations humaines semblent saisies dans une même équation.

Alors que l’épistémologie classique pensait en termes de « topos », il faudrait, pour évoquer ce tiers lieu de l’être et du monde, parvenir à penser plutôt le « koros », la danse, le mouvement, le dépli. Mettant en cause les stéréotypes, la binarité et les impasses de la pensée identitaire, la pensée exploratoire et intégrative de l’entre-deux s’oppose à celle de l’exclusion. Le métissage y est pensé comme (im)pulsion, tension, pli de la pensée, selon la notion forgée par Isabelle Stengers (1987) : des « concepts nomades » paraissent seuls capables d’appréhender une véritable « circulation des savoirs » et des hommes — et utiles pour penser l’imaginaire de façon dynamique.

Nous postulons en effet que le travail de l’imagin(alis)ation est au cœur de tout processus d’inventivité (peut-être même dans les sciences et technologies). Ce que nous allons analyser dans l’imaginaire, c’est donc moins un concept, des images, des symboles, des mythes qu’un espace, un intervalle, un écart ; ce qui nous intéresse, c’est le travail même de l’imaginaire, en situation, sur des terrains diversifiés. On notera que l’entre-deux crée un espace à construire, à deux ou plusieurs — et non une différence, par rapport à des identités pré-constituées. Cela ouvre un regard neuf sur la façon d’aborder la question de l’identité et de l’altérité, ainsi que de leurs métamorphoses, en contextes. Notre réflexion s’inscrira de manière décisive dans le champ de l’interdisciplinarité car nous demeurons dans le sillage de Gilbert Durand, qui affirme que l’imaginaire est le lieu de l’entre-savoirs2.

À l’occasion de cette première exploration de l’entre-deux, nous nous fixerons comme objectif l’observation de l’imaginaire en travail dans quelques expressions du monde contemporain : celle de l’interculturalité, de la langue et de la littérature, des arts. On se demandera, plus spécifiquement, si le travail de l’imaginaire ne se situerait pas toujours dans un entre-deux et dans la tension qu’il ouvre ; du reste, l’entre pourrait bien être une figuration spatialisée de l’œuvre de l’imaginaire. Nous donnerons ici la parole à des chercheurs de la langue, des sciences sociales et de l’imaginaire qui acceptent de réfléchir à une théorisation rénovée de leurs champs respectifs, ainsi qu’aux incidences méthodologiques qu’elle implique.

Une première partie, fondatrice, permettra de structurer la réflexion relative aux manifestations de l’entre-deux, autour de deux sections à caractère théorique et méthodologique.

Une première section concerne l’observation de l’entre-deux dans la langue et le discours. Une longue réflexion sur la langue et le travail qu’elle effectue (sémantiquement et étymologiquement) sur la notion d’entre-deux pose le décor. L’imaginaire en travail semble se réfléchir dans le travail que la langue effectue au travers des expressions où est impliqué l’entre-deux. C’est une topique de la pensée que Véronique Costa fait surgir des strates de la langue.

Philippe Blanchet, quant à lui, propose une clé pour sortir de trois enfermements relatifs aux pratiques linguistiques et pour rendre compte de l’inventivité des locuteurs : pour cela, il ravive la conception de « l’entre-langues », ces langues sans statut, intermédiaires entre deux ou plusieurs langues — seules considérées comme des entités distinctes et légitimes. Relevant toujours du champ linguistique et des interactions sociales et discursives, Sandra Tomc et Sophie Bailly, interrogeant la reproduction sociale des identités genrées, se demandent si les mères parviennent à sortir des modèles stéréotypés transmis pour inventer et co-construire un modèle alternatif, à partir des échanges qu’elles ont avec leur enfant adolescent.

Nous terminerons cette première sous-section avec le témoignage, singulier et éclairant, du poète Salah Stétié, qui appartient à plusieurs mondes ; ce Méditerranéen, homme du milieu, homme-derviche, circule entre les mondes, rendus fluides par le regard surplombant du poète ; mais ce dernier décide résolument d’habiter entre les hommes — et non à côté ou au-dessus d’eux.

Un second temps de la même section envisage la pensée complexe de l’entre-deux à partir de la philosophie de l’image, de la psychanalyse, de la sémiotique, et du dialogue des langues et des cultures.

La parole est d’abord donnée à trois fondateurs de la réflexion sur l’entre-deux : Jacques Demorgon, Daniel Sibony et François Jullien ; dans un second temps, elle sera relayée par le philosophe de l’image Jean-Jacques Wunenburger, puis par Ahmed Kharbouch, sémioticien.

Jacques Demorgon rappelle que l’univers tout entier et l’ensemble du vivant fonctionnent sur le mode de l’interaction et de l’interdépendance, et pas seulement les sociétés humaines. L’entre-deux est en effet notre condition originelle : se refermer dans sa coquille, ce serait contrevenir aux lois qui ont présidé à notre création. Jean-Jacques Wunenburger, pour sa part, s’interroge en philosophe sur le statut ontologique de l’entre-deux et souligne en quoi il incarne la pensée du symbolique et du sacré, à mi-chemin entre le visible et l’invisible : cet opérateur épistémique permet d’approcher la logique du tiers inclus, qui est celle, spécifique, de la modalité imaginaire. Par sa capacité à dépasser l’impasse des fractures de la dualité et des identités, elle pourrait permettre d’expliquer les émergences créatives et certains aspects de l’innovation humaine. De manière similaire, Daniel Sibony voit dans l’entre-deux, concept fondateur de son œuvre, une dynamique qui permet, par l’entremise d’un tiers, de sortir de l’enfermement (identitaire). Quant à François Jullien, après avoir posé quelques utiles jalons méthodologiques pour comprendre sa pensée, il fait la critique de la notion d’entre-deux et de l’imaginaire. Originale enfin est l’entreprise de Ahmed Kharbouch qui tente de faire dialoguer la pensée de Gilbert Durand sur l’imaginaire avec la sémiotique, dessinant ainsi un entre-deux possible de deux disciplines.

La seconde partie Topiques reprend, à partir des travaux de quelques membres du CRI, l’étude de quelques terrains où la dynamique de l’entre-deux est active. Sont tour à tour abordés quatre champs : le cinéma, l’écriture migrante, les rituels chamaniques népalais et la danse.

Carmele Alberdi Urquizu, évoquant le passage du cinéma muet au parlant, montre comment une voix imaginaire erre toujours, depuis les origines du cinéma, à la recherche de son double, qui est l’image — au point que toute l’histoire du cinéma pourrait se relire à partir de cet entre-deux. Puis Valentina Anacleria, questionnant l’écriture migrante, à propos du canon littéraire, et dans le contexte de la mondialisation, interroge les conditions de possibilité d’un dialogue des langues et des cultures. Ensuite Fabio Armand, dans une recherche qui s’élabore aux confins de la spiritualité et de la psychologie cognitive, se réfère aux pratiques rituelles du chamanisme népalais : il montre comment le chamane, ce passeur d’âme, évoluant dans l’entre-deux de la mort et des vivants, promeut la pensée d’une ontologie surnaturelle. Enfin, à travers le champ de la danse, Marie-Aline Villard réalise, avec Mathieu Lapeyre, son compère ingénieur, une expérience de mouvement partagé entre des danseurs et un robot humanoïde : la pensée de l’entre-deux, dans ce contexte, se définit comme une pensée de la relation.

Cette exploration des terrains se poursuivra par un ouvrage aux Presses universitaires de Valenciennes fin 2016, qui montrera, au-delà de notre strict territoire, la fécondité d’une méthodologie touchant aux champs ouverts par l’anthropologie, quand ils sont explorés sous l’angle de l’entre-deux. Nous faisons l’hypothèse que ce regard singulier, scrutant de façon dynamique les entre-deux d’un processus humain ou esthétique, ouvre des perspectives rénovées de compréhension des réalités socio-anthropologiques.

Bibliographie

Bin Kimura, 2000, L’Entre. Une approche phénoménologique de la schizophrénie, Grenoble, Éditions Jérôme Millon.

Demorgon Jacques & Carpentier Marie Nelly, 2010, « La recherche interculturelle fondamentale. L’intérité humaine cachée », dans G. Thésée, N. Carignan et P. R. Carr (dir.), Les faces cachées de l’interculturelle : la rencontre des porteurs de cultures, Paris, L’Harmattan, p. 33-54.

Jullien François, 2012, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, 8 décembre 2011, Paris, Galilée.

Sibony Daniel, 1991, Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Seuil.

Stengers Isabelle, 1987, « Complexité. Effet de mode ou problème ? », dans I. Stengers (dir.), D’une science à l’autre. Des concepts nomades, Paris, Seuil, p. 331-351.

Notes

1 Néologisme, traduction du concept japonais aida, « entre ». Retour au texte

2 Cette expression a été prononcée au colloque international sur la pluridisciplinarité à Paris (Unesco) en avril 1991. Retour au texte

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Référence papier

Claude Fintz, « Éditorial », IRIS, 37 | 2016, 5-9.

Référence électronique

Claude Fintz, « Éditorial », IRIS [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1353

Auteur

Claude Fintz

ISA/LITT&ARTS, Université Grenoble Alpes

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