Si le choc des armes, les cris de souffrance et les râles d’agonie forment la basse continue de la Chanson de Roland, il est un bruit singulier qui se détache de ce fond sonore, un diabolus in musica d’un genre surprenant : le rire de Roland. Ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un rire qu’il résonne étrangement à l’oreille du lecteur moderne, mais encore parce qu’il est malaisé d’en apprécier la nature et la portée véritables. C’est ce travail herméneutique que nous entendons mener ici.
La place de cet éclat de rire dans l’économie du poème n’est pas la moindre pierre d’achoppement, tant il paraît inconcevable que le neveu de Charlemagne puisse laisser libre cours à son hilarité en un moment où la tension atteint un climax. C’est d’ailleurs une si forte incongruité qui explique l’effort de reconstitution entrepris par André Burger afin de déterminer quelle est, parmi les différentes leçons portées par les manuscrits, la version originale. La perspective choisie par ce critique relève exclusivement de la vraisemblance psychologique, comme le prouvent les conclusions qu’il tire de son étude. C’est dans cette perspective que doit s’entendre le jugement qu’il porte sur la version franco-italienne de la chanson de geste : « V4 ne représente donc pas la version originale, son texte est un remaniement de celui de α représenté par CV7 et n. Mais ce remanieur n’a-t-il pas vu juste en estimant que le défi de Ganelon devait suivre le rire de Roland1 ? » L’approche choisie pour juger de la qualité de la construction de la scène est également adoptée pour apprécier l’objet principal de l’article, le rire de Roland, dont André Burger affirme pour finir qu’il est une « émanation de son caractère “âpre et orgueilleux” » (Burger, 1960, p. 9). Si Philippe Ménard adopte lui aussi la perspective psychologique pour analyser la scène (Ménard, 1969), il semble cependant que ce rire ne saurait se réduire à la psyché d’un individu particulier et Jean-Charles Payen en a d’ailleurs proposé une approche anthropologique : pour lui, le rire médiéval n’a pas le même sens que le rire contemporain et il doit être rapproché d’un « rire exotique » (Payen, 1981, p. 387), celui des sociétés africaine et asiatique, par exemple. C’est cette approche qui nous semble la plus féconde et que nous souhaiterions approfondir, en envisageant toutefois la question sous un angle différent.
Examen philologique
Revenons d’abord à la lettre du poème pour saisir plus finement le contexte qui amène le rire. Sur les sept manuscrits qui nous sont parvenus, quatre seulement rapportent la scène puisque les versions de Paris, Lyon et Cambridge font commencer le poème plus tard — au moment de la désignation de Roland à l’arrière-garde ou à celui de la bataille de Roncevaux. Les versions d’Oxford, de Venise 4, de Venise 7 et de Châteauroux présentent, dans la structure d’ensemble, des variantes qu’il convient de mentionner.
Dans O, la désignation par Roland de Ganelon comme ambassadeur et la réaction de mécontentement et de défi de Ganelon forment un premier mouvement (laisse xx) ; la proposition de Roland de remplacer Ganelon et la nouvelle réaction de colère et de menace de ce dernier forment le deuxième temps (laisses xx-xxi) ; le rire de Roland et une autre réaction de Ganelon closent la scène (laisses xxi-xxii).
Dans V4, la division par laisses fait ressortir avec netteté la progression du récit. Roland commence par désigner son beau-père (laisse xvii), et Charlemagne entérine la désignation en dépit des réticences de Ganelon (laisse xviii). Le futur émissaire recommande alors son fils à l’empereur (laisse xix) et menace ensuite son beau-fils, menace renouvelée devant la proposition de substitution et qui déclenche le rire de Roland (laisse xx). Ganelon défie solennellement, dernier mouvement, le neveu de Charles et les douze pairs (laisse xxi).
V7 et C suivent un plan similaire, qui introduit une péripétie nouvelle. La première laisse (laisse xx) est consacrée à la désignation de Ganelon, désignation entérinée par Charles et qui entraîne le défi formulé contre Roland et les douze pairs, ce qui lui vaut les remontrances de l’empereur et l’oblige, malgré ses réticences, à accepter la mission (laisse xxi). L’émissaire désigné subit ensuite les reproches de son seigneur, ce qui le pousse à menacer Roland de mort ; Olivier veut alors se battre contre lui et les Français sont obligés de séparer les deux protagonistes (laisse xxii). Puis Ganelon recommande son fils à l’empereur (laisse xxiii) avant de prendre à parti Roland qui lui propose d’accomplir le service de Charles à sa place (laisse xxiv), ce qui entraîne de nouvelles invectives conduisant au rire du meilleur des guerriers (laisse xxv). La scène s’achève sur la colère et les promesses de vengeance de celui qui bientôt trahira son camp (laisse xxvi).
L’important n’est sans doute pas de s’assigner comme mission de déterminer quelle est « la meilleure version et la plus authentique » de la scène (Menéndez Pidal, 1960, p. 91) — et toute tentative en ce sens, quelles que soient l’ingéniosité et l’érudition de celui qui entreprend cette tâche, restera toujours spéculation pure et reflet des présupposés littéraires et de préférences esthétiques2. De plus, et surtout, cette quête de l’origine risque d’appauvrir une œuvre qui peut se concevoir comme la somme de ses variantes3 et elle relègue à l’arrière-plan l’étude de la senefiance. Il nous apparaît préférable de prendre en considération chacune des versions — dont les différences sont, en l’occurrence, loin d’être irréductibles — et de proposer une interprétation qui les intègre toutes de manière satisfaisante.
La spirale conflictuelle
Une évidence première est que le rire de Roland trouve sa source dans une situation hautement conflictuelle et que, dans toutes les versions, il en marque le climax. N’existent pourtant à l’origine que deux appréciations contradictoires de la ligne diplomatique à suivre : Roland incarne, et il est le seul, le parti de la guerre ; Ganelon représente, et il fait l’unanimité, la solution pacifiste. Il ne devrait donc pas s’agir à proprement parler d’affrontement, mais tout au plus d’un échange d’idées. Pourtant, les termes du débat sont posés en termes particulièrement virulents par Ganelon et émerge une alternative entre sagesse et folie : « Laissons les avis fous et tenons-nous aux sages4. »
L’attitude d’Olivier est notable, lui qui semble partager la conviction de Ganelon lorsqu’il refuse le rôle d’ambassadeur à Roland en raison de son caractère « très farouche et fier » (O, laisse xviii, vers 256). Ce jugement creuse davantage encore le fossé qui sépare son ami de son beau-père et contient en germe le conflit qui opposera Olivier au neveu de Charles lors de la bataille de Roncevaux.
En réalité, le couple antithétique formé par la sagesse et la folie laisse place, dans la scène, à une articulation entre folie et colère. C’est ainsi que sa désignation provoque dans toutes les versions, à l’exception remarquable de V4, l’explosion de colère immédiate de Ganelon. Dans O, la colère se manifeste aussitôt par des signes physiques : le futur émissaire éprouve le besoin de se dévêtir parce qu’il étouffe, littéralement, de rage5. Et il importe de relever que ce déchaînement incontrôlé de fureur se présente comme une réaction, une surenchère à la colère de Roland comme le montre l’interrogation du vers 286 : « Être de pure folie, pourquoi cette rage6 ? » Il est probable que la rage de son beau-fils soit perceptible non seulement à la proposition d’ambassadeur qu’il a avancée mais aussi aux termes dans lesquels il l’a formulée, désignant Ganelon comme son parâtre. C’est ce que semble indiquer le vers suivant qui voit le beau-père rappeler, en un vers célèbre, la célébrité qui entoure leur lien de famille et qui est une allusion à la naissance incestueuse de Roland. L’ire de Roland se mesurerait donc à la proclamation d’un secret honteux pour son beau-père et aussi, en dernier ressort, pour lui. Les menaces finales de Ganelon sont un pas de plus dans une surenchère que nourrit Roland. Le héros du poème commence lui aussi par mettre en évidence le courroux de son rival au vers 292, qui doit se lire comme un chiasme du vers 286 et qui manifeste la spirale négative dans laquelle sont entraînés les deux personnages : « C’est orgueil que j’entends, et folie. » Inévitablement, il conclut son intervention en provoquant son adversaire et en lui proposant une substitution infamante qui ne peut que provoquer une nouvelle explosion de colère à la laisse suivante.
V7 et C donnent une version amplifiée et différente de la scène, mais dans laquelle la dynamique de surenchère négative est tout aussi primordiale, de même que l’articulation entre colère et folie. La désignation entraîne d’abord le défi lancé par Ganelon, défi causé par l’« orgueil de Roland » (cinquième vers de la laisse xxi) — et ce mot doit se comprendre dans un sens large d’exaltation démesurée de soi, qui n’est pas étranger à la colère — qui a pour objectif de rendre son beau‑fils « indigné et dolant » (douzième vers). C’est l’empereur lui‑même qui nourrit, dans ces versions, la spirale négative en reprochant par deux fois à Ganelon son « maltalent7 » (laisses xxi et xxii) avant de maudire son vassal et de le menacer de mort. La réciprocité conflictuelle est nettement soulignée par le syntagme « il le contredit avec force » (deuxième vers de la laisse xxii) et, mécanique implacable, Roland se voit à son tour menacé de mort. La violence verbale s’efface, nouvelle escalade, devant la violence physique et c’est Olivier qui se rue, « plein d’ire », prêt à occire le beau-père de son ami. L’incapacité de contrôler les conséquences physiques de son émotion est soulignée dans les deux versions par des formules parallèles (antépénultième vers de la laisse xxii) : c’est ainsi que C précise que « tout son visage s’empourpre » quand V7 indique que « tout son corps est agité8 ». Et c’est ce déferlement de fureur incontrôlée qui provoque — par le même effet de surenchère — la sensation d’étouffement que ressent l’agressé dans sa colère. C’est alors qu’il dépose son manteau et prend directement à parti Roland (laisse xxiv), l’accusant d’être possédé par un diable et le menaçant de mort. Son beau-fils réagit en incriminant sa folie furieuse et en le provoquant en réponse par la proposition de substitution.
V4 propose, dans cette perspective, une version très atténuée du conflit et de sa progression incessante. Après la désignation, en effet, viennent deux laisses de dialogue entre Ganelon et l’empereur, dialogue en apparence calme : il faut connaître les autres versions pour comprendre les accusations respectives de fureur incontrôlée dans les laisses xviii et xix et le sens du manteau enlevé à la laisse xx. Le déferlement de violence n’en est donc que plus spectaculaire quand le traître en puissance accuse Roland d’être enragé — dans une formule identique à O — et, exaspéré par sa provocation, le menace de mort pour assouvir « [s]a volonté et [s]on ire » (antépénultième vers de la laisse).
Ire, rire et délire
C’est seulement dans ce contexte de tension et de colère exacerbées que peut véritablement se comprendre et s’apprécier le rire de Roland, qui en marque le point culminant. Cet éclat de rire est, fondamentalement, un éclat d’ire — manifestation sonore d’un courroux porté à son comble. La place à la rime redouble d’ailleurs la proximité conceptuelle dans V4 (antépénultième et dernier vers de la laisse xxii) et O (derniers vers de la laisse xxi) :
« Je soulagerai ainsi ma colère et mon ire […]
Quand Roland l’entend, il ne peut s’empêcher de rire. »
« Que je ne soulage ma grande ire.
Quand Roland l’entend, il commença à rire9. »
Cette articulation entre ire et rire ne saurait être le fruit du hasard mais est, au contraire, grandement significative. Une comparaison entre le poème que nous étudions et un extrait du Roman de Brut pourrait s’avérer féconde. Voici ce qu’écrit le narrateur alors qu’Arthur vient de décapiter un géant redoutable : « Alors Arthur commença à rire / Car alors fut accomplie son ire10. » Le travail poétique, ici aussi, permet de mesurer la valeur d’un rire qui n’est que la manifestation ultime de la fureur guerrière, aux confins de la folie meurtrière. Le parallèle nous semble particulièrement éloquent. V4 renforce notre interprétation en formulant explicitement l’équivalence entre rire et colère. Le vers initial de la laisse xxi, qui suit immédiatement le rire de Roland, est en effet le suivant : « Ganelon regarda et vit Roland en colère. » Ce vers prend d’autant plus de poids qu’il peut être mis en parallèle avec tous les vers qui occupent la même place dans les autres versions et qui substituent le rire à la colère : « Quand Ganelon voit que rit Roland » et « Quand Ganelon voit que Roland rit avec force11 ». Certes, la mouvance peut s’expliquer par la proximité sonore entre ire et rire, mais il nous semble évident que la parenté est également conceptuelle : rire, rire « for[te]ment » est en l’occurrence le signal qu’un personnage est « iré ».
Que ce rire soit l’expression de la colère nous semble donc incontestable, encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une réaction irrépressible. À cet égard, les versions de V4, de V7 et de C montrent bien que le rire est une explosion qui échappe à la maîtrise de Roland avec les tournures négatives respectives « non po star de rire », « ne puet muer n’en rie », « nen poet müer ne rie ». Il n’est peut-être pas inutile de mentionner le fait que cette même tournure négative est utilisée dans O pour décrire un Sarrasin, Margarit de Séville :
Pour sa beauté les femmes lui sont amies.
Aucune ne le voit qui ne s’illumine,
À sa vue aucune ne peut réprimer son rire12.
Or, dans toutes les versions qui mentionnent la scène, le rire de Roland est précédé de la description de l’éminente beauté de Ganelon, qui suscite la contemplation admirative de tous les guerriers francs. Sans abonder dans le sens de Robert Lafont qui voit dans le poème un hymne crypté à l’homosexualité des chevaliers (Lafont, 1991, p. 157 et p. 198‑204) — il est évident que les rapports entre Ganelon et Roland ne sont pas les mêmes que ceux entre Margarit et les dames qu’il rencontre — il faut néanmoins conclure que le rire contraint est l’issue obligatoire d’une tension et d’une excitation extrêmes, qu’elles soient guerrières ou érotiques.
Il convient en outre de vérifier si le rire de Roland marque bien le paroxysme de la colère. La preuve est aisée à apporter pour peu que l’on considère la manière dont le poème rapporte la réaction de Ganelon dans O : « Il ressent alors une douleur telle que peu s’en faut qu’il n’éclate de colère13. » Le rire constitue donc bien un comble dans la colère et toute surenchère reviendrait à la dislocation du baron, dislocation physique d’un homme qui précédemment étouffait déjà mais, aussi bien, dislocation mentale qui l’entraînerait dans la folie qui est donnée, dans notre scène, comme l’au‑delà toujours menaçant de la fureur. Les vers correspondants dans les autres versions dont nous disposons (deuxièmes vers de la laisse xxi de V4 et de la laisse xxvi de V7 et C) sont moins explicites que celui de O ; deux d’entre eux se prêtent cependant à la même analyse. Le thème de la dislocation se retrouve en V7, nettement rattaché par un lien de causalité au rire frénétique de Roland. Il n’est certes pas présent en V4, mais la mention d’une douleur superlative revêt la même signification et O nous est un excellent témoin pour montrer que la douleur ressentie doit toujours être pensée en relation à la colère. À dire vrai, seule la version de C passe sous silence la réaction de Ganelon ; aussi, s’il n’est pas possible de tirer parti de ce silence pour confirmer notre propos, nous pouvons du moins considérer que C ne présente pas de contradiction.
Le rire du guerrier, le rire du diable
Une approche comparative permet de saisir plus nettement encore la signification de ce rire. Nous avons déjà mentionné le rire d’Arthur lors de la décollation du géant du Mont-Saint-Michel et constaté qu’il marquait l’accomplissement de son ire. La conjonction entre violence guerrière — Arthur, dans cet épisode, n’agit pas en tant que roi mais bien en tant que combattant — et rire est en l’occurrence plus évidente et spectaculaire et confirme l’analyse que nous avons faite de l’épisode rolandien. Il convient de verser au dossier une pièce éclairante, celle du rire de Cuchulainn au moment de sa mort. Alors même qu’il a reçu le coup fatal et que ses entrailles rompues sont la proie des corbeaux, le champion de l’Ulster laisse échapper un dernier rire. Derrière ce rire se fait entendre, sans nul doute, la frénésie meurtrière de ce guerrier qui, en un sens, se retourne contre lui‑même. Ce motif épique illustre donc l’ambivalence de la figure du combattant dans l’idéologie indo-européenne, que Georges Dumézil a minutieusement analysée et commentée (Dumézil, 1969) : le rire est un signe qui révèle la part d’ombre du héros, emporté dans le jeu de la violence, et il renoue peut‑être avec sa propre agressivité originelle, s’il faut croire les éthologues qui expliquent son apparition par la nécessité de montrer les dents14. Au demeurant, un passage de Tite‑Live invite à ne pas restreindre l’analyse au seul domaine épique. C’est en ces termes, en effet, que l’historien décrit la réaction des Gaulois auxquels les légats romains demandent de s’opposer à la marche d’Hannibal : « Si grand — et tout mêlé de tumulte — fut le rire qui s’éleva, dit-on, que c’est avec peine que les magistrats et les anciens parvinrent à calmer la jeunesse15. » Le rapprochement avec la chanson de geste est aisé à établir puisque l’insertion du groupe prépositionnel « cum fremitu » entre l’adjectif et le substantif est la traduction stylistique parfaite de l’articulation fondamentale entre le rire et la perte de contrôle et que, de surcroît, ce sont très précisément des guerriers — Tite‑Live avait précédemment souligné la coutume propre aux Gaulois de participer armés aux assemblées — qui éclatent simultanément de rire et de colère. La menace violente dont est porteuse le rire du guerrier est désamorcée, différentiellement, par les magistrats et les anciens.
À cet égard, il est intéressant de constater que la perspective chrétienne rejoint précisément, sur ce point, la construction anthropologique. Le rire, en effet, fut l’objet d’une condamnation de l’Église dès Clément d’Alexandrie au iiie siècle16 et « la répression du rire a été une des préoccupations importantes des législateurs monastiques » (Le Goff, 1999, p. 1359). Dès lors, l’accusation de possession que profère Ganelon à l’encontre de Roland dans V7 et C, au dixième vers de la laisse xxiv, prend une signification nouvelle, en ce sens qu’elle trouve une confirmation immédiate dans le rire qui éclatera peu après. Le diable entré dans le corps de Roland se manifeste ainsi et légitime, de manière paradoxale, les propos du traître. La convergence est saisissante entre l’idéologie guerrière indo-européenne et l’éthique chrétienne du rire et le poème est le lieu d’une rencontre, dans un dialogue non conflictuel, entre deux cultures pourtant dissemblables.
***
Pour conclure et saisir plus finement encore la valeur de ce rire, qui n’est rien d’autre que l’expression du furor guerrier et la marque d’une présence diabolique, il convient désormais de le rapprocher du rapport singulier entretenu par Roland avec le gab dans notre chanson. Les sept versions du poème s’accordent pour placer dans la bouche de Ganelon le même argument dilatoire, alors que Roland s’évertue à sonner du cor : « Devant ses pairs, en ce moment, il va gabant » (O, laisse cxxxiv, vers 1781). Ainsi, nous retrouvons associés, autour de la figure du héros, les thèmes du rire et de la mort violente. Certes, l’accusation du traître n’a de sens que si, au contraire, il y a stricte dissociation. Roland gabe ; il ne peut pas, par conséquent, massacrer des ennemis ou risquer sa vie. Mais la réalité est tout autre et le preux est au cœur de la mêlée. Une objection se présente immédiatement à l’esprit, qui consiste à affirmer que Roland ne gabe pas à Roncevaux. Or, cette parole du traître trouve un écho troublant dans les versions de Paris et Lyon et c’est Olivier — ce même Olivier qui est prêt à tuer Ganelon lorsqu’il menace de porter un coup d’épée à Roland lors d’une bataille mais qui, pourtant, partage le jugement du traître sur la folie du héros et lui porte effectivement un coup d’épée mortel — qui donne à croire que Ganelon dit vrai sur Roland, même quand il forge un mensonge grossier. À Roland qui promet le martyre aux innombrables guerriers de Marsile qui marchent contre eux, Olivier répond : « N’ai cure de gaber » (vers initial de la laisse xxix de la version de Paris et de la laisse ii de celle de Lyon). L’accusation est claire : emporté par son plaisir d’occire, Roland n’est plus conscient de la réalité. C’est bien au croisement de la folie, de la jubilation meurtrière et de l’excitation guerrière que le rire de l’ire trouve sa place ; c’est là, et seulement là, qu’il peut s’entendre. Devant la mort à donner et à recevoir, Roland rit.