« Amours anfractueuses, revenez,
Déchirez le corps clairvoyant.
La lumière affectionne les lèvres éclatées. »
Jacques Dupin
(Le Corps clairvoyant, 1999, p. 86)
Quand on parle du corps, on recourt au blasonnement : des morceaux de corps épars donnent à voir un corps fragmenté, en archipel. Une image unitaire/relationnelle du corps semble contrebalancée par sa dimension osirienne/« archipélagique ». Un imaginaire du démembrement hante la tradition poétique qui depuis le xvie siècle s’attarde, contemplative, sur les contours de l’anatomie féminine, délectablement inventoriée, jusqu’à ses rémanences actuelles dans la scénographie publicitaire. C’est toujours un puzzle d’organes dont l’image s’empare avec une rage fétichiste. Comme si le corps était cet objet qui n’existe que partiellement. Comme si les hommes étaient des corps qui ne s’appréhendent qu’en partie, et qui n’appréhendent que des parties de corps. Le corps féminin des blasons est un corps parcellisé, approprié par le désir masculin, corps « voyeurisé ». « Insolemment détaillé ou spiritualisé à la limite du supportable, c’est un corps aliéné, où jamais ne surgit l’image totalisante d’une personne. » (Charpentier, 1983, p. 15)
On s’interrogera sur le fantasme de ces blasonneurs qui décrivent un corps de femme mis en pièces, et excellent par jeu littéraire à redessiner — tel l’hystérique — les cartes du corps, inventant une anatomie imaginaire au moyen d’une dissection idéalisante qui espère cerner l’être féminin par le partiel (du sourcil au tétin). D’une part nous surestimons la cohésion du corps et désirons en conserver l’intégrité, valorisant l’unité comme lieu identificatoire ; d’autre part nous expérimentons sur lui, imaginant des créatures dotées d’une multitude de membres. Forme tiraillée entre l’homogénéité idéale de l’ensemble et la singularité des fragments qui composent la mosaïque.
Que recouvre l’imaginaire blasonnant du corps épars ? A‑t‑il à voir avec le corps désintriqué de l’hypocondriaque qui transforme un corps unifié en habit d’Arlequin ? Est‑il comparable au fétichisme, lorsque, proche de la litanie, le blason troque le catalogue objectif pour un inventaire halluciné, capture d’un secret organique vouée au piétinement rhétorique ? Ou s’agit‑il d’un exercice éloigné de toutes les pathologies du morcellement, mais conforme à l’épiphanie hasardeuse des images du corps qui caractérise nos perceptions visuelles et tactiles ? Chacun rencontre dans sa vie ce moment fortuit où la vision d’un pied, d’un sein s’impose comme le signe d’une exceptionnelle beauté. On observe partout (en science, en psychanalyse, dans les arts) ce que Jean-Luc Nancy nomme « le capricieux désassemblement de ce qui ferait l’assomption d’un corps ». Le conte morcelle le corps, fait éclater ses frontières instables, refait du corps par hybridation : mi‑animal mi-homme, mi‑humain mi‑divin, rattaché à autre chose qu’à lui‑même. Dans les fables qui transforment l’individu héroïque en « dividuel » (G. Deleuze) souffrant d’une perte d’identité, le corps se reconstruit par pièces de peaux qui se soudent pour ressusciter — conformément à la légende osirienne — un corps personnel. Le corps dispersé du blason obéit-il au même imaginaire que le corps démembré du conte ? Finit‑il par cicatriser ? La tension entre anatomie réelle et imaginaire est à penser. La question du statut ontologique de ces fragments de corps se pose. Une poétique des organes serait à dessiner.
Un premier axe consacré au blason comme anatomie topographique, dissection mentale idéalisante ou morcellement sadique, s’attachera à cette poétique du fragment, du corps revisité du xvie siècle à la mode actuelle. Quelles lectures les blasons font‑ils du corps ? Quel corps construisent-ils ? Une seconde réflexion portera sur la dialectique de la partie et du tout. La partie s’oppose-t-elle au tout, comme le privé au public, le caché au visible ? L’image du corps entier serait‑elle rapportée à l’une de ses parties ? Le tout serait‑il contenu dans le fragment, ou le fragment, monade magique, se prendrait‑il pour le tout ? Le blason met le corps en pièces avec l’espoir d’un souffle qui recompose le corps et lui fasse franchir la question de sa vérité. On passe, par reconfiguration esthétique, du corps anatomique au corps de jouissance, vers une anatomie fantastique. Le blasonneur donne naissance à une hiérophanie de l’organe. Tous ces éclats témoignent du vieux désir de s’éclater. Des corps en morceaux sont lancés par bribes dans l’espoir que la vérité du corps se présente aux interstices.
La permanence du motif mérite l’intérêt, de même que sa modernité, perceptible — ces dernières années — dans l’histoire éditoriale qui ranime les blasons littéraires. La création contemporaine se passionne pour un corps de femme savamment distribué mais se propose d’en renouveler la forme. Elle lui prête une version philosophique ou anthropologique. Elle s’intéresse au corps masculin, voire enfantin.
Le blason : « anatomie topographique », de la dissection mentale idéalisante au morcellement sadique
Blasonner ne signifie pas seulement dépeindre ou célébrer, mais bafouer. L’ambivalence est au cœur de cette forme littéraire qui contient le contreblason. De l’idéalisation au sadisme, de la sublimation au réalisme, du luxe de détails à l’aporie, le corps inventorié est lieu d’interrogation plutôt que de prestation. La beauté féminine reste énigmatique. Les hommes de la Renaissance y fixent leurs vertiges face à l’étrangeté du deuxième sexe. Le blason cadastre un territoire et superpose une logique de la connaissance à celle de la rencontre amoureuse. La découpe sous-tend l’acte de couper le corps comme modalité du savoir, alliant cantique et violence. Mutilation fantasmée sous couvert apologétique, le blason fait se rejoindre le voyeur, le sadique et l’amant.
Du corps revisité du xvie siècle à la mode actuelle du blason
Naissance d’un genre dans un siècle cartographique et anatomique
Un mot sur l’historique de cette forme aux multiples sources. Les travaux d’Alison Saunders (1981) en ont montré l’origine médiévale et le lien avec l’héraldique. Pascal Quignard, dans une postface aux Blasons anatomiques, rappelle que ce genre doit son caractère d’inventaire monographique aux notices et contractions poétiques du Moyen Âge qui réduisaient les ouvrages gréco-romains de science naturelle. Bestiaires, plantaires, lapidaires s’étaient multipliés, ainsi que les galeries de portraits et les doctrinaux casuistiques où chaque strophe étudiait un cas moral, médical ou religieux. Avec son « Blason du beau tétin », Clément Marot fut en 1535 le fondateur de ce jeu littéraire. « Tétin refait, plus blanc qu’un œuf / Tétin de satin blanc tout neuf / Toi qui fais honte à la rose / Tétin plus beau que nulle chose. » C. Marot, en fuite à la Cour de Ferrare, pour distraire l’oisiveté des exilés, imagina, à la suite d’une aventure, un concours de blasons ; il s’agissait de composer un bref poème décrivant une partie de l’anatomie de la femme et l’expression de l’amour du poète. Les émules ne manquèrent pas, de Maurice Scève (« Blason du Sourcil », 1536) à Mellin de Saint-Gelais (« Blason de l’œil », 1547), vogue illustrée par l’École lyonnaise (Héroët), par Hugues Salel et Jacques Peletier. Ayant à l’esprit le modèle marotique, Thomas Sébillet définit le genre dans son Art poétique de 1548 : « perpétuelle louange ou continu vitupère de ce que l’on s’est proposé de blasonner ».
Les blasonneurs se divisent en deux classes : les uns (Scève, Héroët, Lancelot Carle ou Albert le Grand) recherchent la même ascèse spirituelle que pétrarquistes et néoplatoniciens. Ils rendent hommage aux parties nobles qui, selon la doctrine ficinienne, mènent l’amant vers la connaissance (oreille, œil, sourcil qui en forme l’ornement métonymique). Par leur éclat minéral, l’œil, l’ongle, la dent participent au monde étincelant de la lumière, signe de vérité divine. Plus ambiguë, la main qui écrit est tantôt l’instrument de Pallas (Chappuys), tantôt pour les blasonneurs satiriques le ministre d’inavouables plaisirs. Du corps régente, la belle et gente main « torche », « gratte la galle », quand elle n’est pas joueuse, vicieuse, meurtrière ou crucifiante, comme dans le contreblason de Charles de La Hueterie. Entre blason spirituel et blason voluptueux, le tétin est rattrapé par le blason réaliste, devenant sous la plume marotique d’une laideur si dépiteuse, tétasse au bout baveux, qu’elle lui en fait rendre gorge. « Tétin qui n’as rien que la peau / Tétin flac, tétin de drapeau / Tétin au vilain grand bout noir / Comme celui d’un entonnoir. » Rimé pour endiguer l’enthousiasme suscité par la Carte de Tendre, ce contreblason institua une mode. Face aux blasons spiritualistes qui portent le corps à un tel degré de sublimation qu’ils exténuent le concret et contournent la chair, apparaît, en contrepoint, un discours cru où le corps opère une rentrée en force. Pied, ventre, cul, cuisse font l’objet de transcription poétique. Au con de la pucelle, anonymement célébré, « petit morceau friand, qui rendrait un demi-mort riant », à ce sexe clair-obscur, « parmi la lingerie impalpable tissu, plus léger qu’un feston de reine de légende » (Dekobra, 1928, p. 23), succède l’hommage d’Eustorg de Beaulieu au « cul rondelet, de poil frisé qui au corps a haute seigneurie ». Choqué par l’impudicité de ce Blason du cul, un obscur poète du nom de Jehanin confesse son indignation dans un Blason des Blasonneurs des membres féminins. Après le Beau cul, un poète, F. de Sagon, blasonnera ironiquement le cul immonde. Il n’est de « Membre sur lui qui n’ait macule ou vice » (Marot, 1543, p. 84).
Cette Carte de Tendre, qui divise le corps féminin en contrées anatomiques explorant une terra incognita, apparaît dans un siècle cartographique qui découvre de Nouveaux Mondes. Les Blasonneurs, en géographes et chorégraphes, proposent une cosmographie du minor mundus. Ils redessinent la carte du corps, dressent une toponymie et une topographie nouvelle, à l’image du scalpel de Colombo qui révèle que le plaisir féminin réside dans une contrée circonscrite (le clitoris). « L’histoire de l’anatomie est histoire d’une invention du corps. Le corps segmenté, cartographié n’est pas le corps naturel, mais le produit d’une opération culturelle » (Mandressi, 2003, p. 254) : une opération de connaissance. Si l’anatomie triomphe des théories sur l’indivision du corps, ce projet fut mené dans le cadre de conceptions liant le corps à l’univers et coexista longtemps avec des théories unitaires. L’esthétisme anatomique est immergé dans le système des analogies astrales où chaque sphère du corps reflète une région céleste. Le fragment travaille l’unité sans forcément l’éroder. Cette unité fait du corps une partie du cosmos et du cosmos un fragment du corps.
Le blason et ses formes contemporaines : le retour d’une mode
En librairie avec le retour du blason, dans la publicité où le corps existe partes extra partes, à travers l’art qui redonne au morceau de corps sa beauté (songeons aux œuvres de Michel Journiac inspirées de l’esthétique de l’archéologie) ou dans les pratiques sociales contemporaines avec le piercing, la segmentation du corps semble partout, sans compter les « dé‑liaisons » des féeries anatomiques de la science où des bouts de corps, stockés dans des banques d’organes en attente d’être subjectivés à nouveau, perdent leur capacité de qualifier un dedans : patchworks de chairs destinées à être recousues. Ce corps dispersé à des fins médicales, qui réintègrera le fragment à l’ensemble, ôte son étanchéité à la ligne frontière, utile pour définir le corps de façon unitaire, et déploie un apeiron corporel, corps illimité recouvrant un rêve d’immortalité. Une question jusque‑là impensable se pose : celle de la nature juridique et ontologique de ce morceau de corps brut (le greffon), rendu momentanément anonyme et collectivement disponible. Avec ce corps nomade et désassemblé, perce l’inquiétude d’un commerce des composantes humaines. Quant au piercing qui joue sur l’exhibition d’une partie aimée, il pourrait être un nouveau blasonnement du corps. Les endroits percés déplacent les zones érogènes définies par la sexologie classique.
La référence obsédante à l’imago du corps morcelé incite à penser que le sentiment de posséder un corps indemne ne va pas de soi, que la reconstitution de l’unité par l’œil qui se déplace à la surface du corps est un fantasme. S’il fallait encore se convaincre de cette propension du corps à l’éclatement, on citerait François Dagognet, médecin et philosophe, rappelant que le désordre et le mouvement centrifuge sont inscrits dans notre constitution somatique. Pour l’auteur de Corps réfléchis (1990), l’unité, jamais assurée, résulte d’une continuelle bataille. Les fragments spontanément se rebellent. La mort marque la victoire de la sécession.
Recueils et romans continuent aujourd’hui à blasonner le corps de la femme. René Étiemble publie, en 1971, Blason d’un corps. De C. Marot à Théophile Gautier, on compile les inventaires monographiques célèbres du corps (Garnier, 1980 ; 2007). En 1990, François Solesmes publie chez Phébus La Non Pareille. En 2004, Alain Duault, grand prix de poésie de l’Académie française, égrène un chapelet de brefs blasons qui disent le corps féminin, de la nuque à la mort, ultime nudité, en passant par cils, épaule, reins, peau à l’intérieur des cuisses. Il respire jusqu’à la déraison la chevelure qui éparpille l’odeur légère des lointaines étreintes, faisant de la toison un jardin d’épices où musarder avec des mains pégases. Dans Nudités, A. Duault écoute le silence entre « mollet violoncelle et cuisse saxophone » (2004, p. 41). « Les bras comme une vague se déroule sur le sable / Les doigts en branches, les pieds qui cancanent / Tout est d’une telle légèreté que c’est un péché / Un plaisir qui ferait pleurer un envol d’oiseaux. » (Duault, 2004, p. 88) Chaque bout de corps est un aveu. Le blason est « effeuillaison et éclosion simultanées » (Solesmes, 1990, p. 123). Le corps se construit au fur et à mesure que le livre se compose, en 32 blasons qui suivent la linéarité du regard, auxquels s’ajoutent 4 poèmes du corps immatériel : souffle, parfum, voix et sommeil. Dans le corps qui dort, « une offrande, l’affolante oblation du corps, ce merci, cette douceur d’extrême enfance retramée » (Duault, 2004, p. 48). La belle endormie est close au monde extérieur, mais la voici, dénouée, membres épars. « C’est de tout le visage lisse que procède la beauté une, rendant superflu de louer le nez ou l’oreille, le front ou la joue. » (Solesmes, 1990, p. 208) Mystérieuse vacance de la conscience sensible, le sommeil exprime le degré extrême de la corporéité sans défense, espoir d’un retour au corps entier.
Ce corps sémaphore se lit et s’écrit. Fidèle à la femme surréaliste « aux cils de bâtons d’écriture d’enfant, aux pieds d’initiales », aux « yeux zinzolin, Y Z, de l’alphabet secret de la toute nécessité », le corps dispersé de A. Duault entre alphabet et algèbre s’intéresse aux hiéroglyphes charnels. Plissée, la plante des pieds est « une esquisse où s’écrivent tous les chemins qu’on déchiffre » (Duault, 2004, p. 44). La poitrine « s’épelle ». Le langage n’est autre que la subtilité du corps ; le poème « est seul sur le bord de la langue » ; tous les mots se résument à un battement de cil (Duault, 2004, p. 91). La logique du blason répond à une préoccupation encore métaphysique : obtenir en trente‑six rubriques panoptiques la vraie femme et ses propriétés cachées, quelque chose s’apparentant à l’essence. Hétéroscopie qui s’attarde à l’apparence, épigenèse qui rend à chaque morceau de chair sa symbolique singulière, le blason dénude le corps et l’enchante : excroissance de l’image comme ultime dévoilement.
Un blason de la nuque restait à inventer. Dans cette place qui participe de la peau et de la chevelure, F. Solesmes et A. Duault voient l’un de ces nids qu’étage le corps féminin et où l’intime gîte, un lieu d’or fin et de lune, vulnérable à en être émouvant. Lieu du joug où la soumission affleure, la nuque tentatrice renvoie à la nudité. Et le poète de s’étonner de l’inconséquence des maris qui censurent un ample décolleté mais laissent exposer, délicate, friande, une peau pâle de recluse.
Est‑il un seul blason de la nuque ? On ne saurait parler des cheveux pourtant sans évoquer la haute place claire qu’un coup de vent nous découvre ou que nous surprenons quand Elle se peigne ? Et serait‑elle nue, il nous semble, à voir cette clarté de saule rebroussé, qu’elle ne l’était pas tout à fait, qu’à présent seulement vient de tomber l’ultime voile. (Duault, 2004, p. 103)
Si le dos de la femme eut ses peintres, la littérature n’offre nul équivalent de la « Vénus au miroir » ou de la « Grande Odalisque ». Le blasonneur moderne s’interroge sur cette désaffection. Patente, la beauté féminine qui se jauge de face éclipse l’envers du corps. Le dos défie la description. Son armature osseuse le retranche des parties pulpeuses. Sans le resserrement de la taille, le dos de la femme n’évoquerait qu’une poterie grossière. Sans lui, Man Ray n’aurait pu révéler le violon qui s’y découpe et l’art du luthier qui s’y exerce. La tentation de l’ascèse saisit à mi‑hauteur le corps féminin, laissant apprécier — région de jonction entre haut et bas — la naissance de la croupe, cette « face friande de la femme » (Duault, 2004, p. 167). A. Duault lui dédie un de ses corpoèmes. En écho à la courbe des cils, les hanches arpègent le regard. « On s’y pose comme oiseaux sur les rimes. » Les reins sont un corps écrit, longue ondulation devenue virgule, accolade. A. Duault s’arrête sur les franges du corps rarement blasonnées : la racine des cheveux (tissage de fils, ombre aux gerbes brunes), le lobe de l’oreille, le genou (cet ourlet entre le visible et le secret), la cheville (ce poignet de la jambe dont il prend le pouls).
Des ouvrages récents blasonnent le corps malade. La douleur est la grande cartographe du corps et la pathologie un événement disruptif dans l’appréhension des imaginaires charnels. Chaque maladie redessine la géographie des organes. Voici un morceau du corps supposé « tenir » qui vacille et se sépare. Le corps éclate et s’agrège autour de sa crampe. Sigmund Freud faisait de la douleur — épreuve des limites et refonte des contours de soi — l’origine du sentiment du corps. Les parties défaillantes acquièrent une existence névralgique. L’affection est affrontement dans un même corps d’une propension à la dispersion et d’une tendance à l’unification. Guérir consiste à réintégrer la partie sécessionniste pour restaurer l’unité. Les pathologies trouvent leur sens dans la manière dont elles expriment ce rapport du tout à partie. Ainsi la fièvre saisit-elle l’ensemble du corps pour réagir à la séparation, engageant le processus de recouvrement de soi. Régine Detambel, dans Blasons d’un corps masculin (Detambel, 1996), aborde avec une infinie pudeur ce corps d’homme disloqué par la maladie. Devant le temple menacé, l’épouse entreprend — pour se souvenir — une atomisation érotique, vigilante scrutation du réseau de marques et de signes qui le quadrillent. Face à la hantise du figement de la mort, l’écriture fragmentaire du blason promet une ouverture régénératrice dans un monde qui menace de refermer sur leur amour sa gangue étouffante. Écrire en violation d’un lieu qui se retire : quadrature du texte, visage désencerclé. Écriture érémitique et nomade à la fois, qui déplace incessamment sa fixité à l’écoute du corps et de l’intensité de l’amour. « Quand il avait mal, elle l’examinait. Il ouvrait la bouche, elle en regardait l’intérieur. » Attentive à tous les métamorphismes de ce corps scrupuleusement cadastré, elle traque les stigmates de la maladie sur l’enveloppe. Ses doigts épousent les digitations de ses veines ; son œil scrute la carte du ciel de son dos à travers les constellations de grains de beauté, reflet de l’activité de sa peau « comme les fumerolles grises et bleues signent l’énergie des volcans » (Detambel, 1996, p. 38). Loin de l’inquiétante étrangeté que renvoient dans la socialité infracorporelle les reliquats de corps (éjections et déjections organiques), on a une amante apprivoisée aux « cailloux verts et aux morves cylindriques comme pierres à briquet ». Scrutateur, son regard conjure l’oubli.
Une interrogation sur le féminin et le masculin se poursuit à travers le blason contemporain. Le corps de l’homme a désormais ses recueils qui le célèbrent et le segmentent. L’écriture suit l’évolution du regard social qui dénude la virilité et l’érotise sur les calendriers de je ne sais quels dieux du stade, ou lui invente des gammes de cosmétique qui le parcellisent. En 1990, neuf femmes poètes des Bouches-du-Rhône, dont C. Aquaviva et J. Cahen, ont loué en détail les beautés de l’homme. En 1995, une certaine Diane fait paraître Des Blasons du corps masculin (Éditions Caractères), dans le dessein de reprendre la tradition de la Renaissance et glorifier enfin ce qui ne l’était pas. De ces litanies sudistes aux titres obsédants, nous ne savons rien : anthologies indisponibles ou épuisées. Seul nous a échu l’ouvrage de R. Detambel. Sa célébration du corps viril commence par l’érotisme pileux : le duvet blond du lobe de l’oreille, le pelage ras du ventre tels « des grains de rosaire qu’elle égrène », ces poils qui « mouillés auraient la consistance du terreau et des racines fortes du chiendent ». Sous les bras, des poils filasses gardent « l’aspect d’une plume abîmée dont on aurait méticuleusement séparé les barbes, dans un froissement de papier à lettres arraché au bloc » (Detambel, 1996, p. 14). La pilosité est investie d’une valence pulsionnelle et symbolique ; marque visible du dimorphisme corporel, le poil se charge d’une fonction sémiotique. Emblèmes phalliques, osselets nécessaires à tous les Roméo, « ses incisives avaient le toucher élastique des amandes et les mêmes rides à leur surface. Le jaune fripé des cerneaux de noix, leur contact frais, la patine sombre des noisettes la persuadaient que ses dents étaient deux moitiés de fruits pétrifiés » (Detambel, 1996, p. 20). Le morcellement obéit à une somatotopie affective. Blasonner le corps d’un « homme bâti de pierre et de bois », dont l’haleine sent l’écorce, c’est s’attarder sur l’indocile musculature et les cicatrices (l’entaille au genou, l’ensemble des taches laiteuses qui renvoient à l’enfance et mesurent le chemin parcouru comme on détermine l’âge d’un arbre coupé en dénombrant les cercles concentriques). La peau masculine est un univers d’écorchures guéries. Le blason se clôt sur le nombril : l’omphalos, commencement et centre. L’éclatement centrifuge des images du corps (configuration sérielle, ouverte et polycentrique) finit par s’établir dans l’exercice d’un regard centripète (retour au cœur du corps et à l’origine : l’image matricielle du nombril, trou maternel de la filiation).
Le blasonnement du corps se spécialise ; une nouvelle cible est inventoriée : l’enfance, dont le corps emblématique est trame d’inscriptions. Il est le modèle d’un corps conçu comme énergie de transformation, somme de pratiques autoplastiques, permettant de penser la corporéité meurtrie. Le garçonnet aux gestes déchirants connaît dans le détail chacun de ses genoux, les raies blanches laissées par les ongles sur la peau hâlée : un corps en miettes ou en mosaïque, redessiné par les signatures du gravier. R. Detambel publie en 2000 Blasons d’un corps enfantin, évocation de ces « rencontres blessantes avec l’angle rugueux du monde » à travers vingt-quatre blasons, parmi lesquels l’éraflure, l’ampoule, la bosse flamboyante ou le drame du bleu. Corne et durillon y deviennent trésors de papyrologues. À travers cette recension d’un corps morcelé, quadrillé par des trajectoires accidentelles, l’auteur retrouve le souci de la restauration d’un corps, corps-bouclier (premier sens du terme blason).
On note aussi un engouement pour les blasons philosophiques. Les sciences humaines consacrent ces dernières années des essais sociologiques ou anthropologiques à des parties de corps1. « Les seins, les fesses, le sexe, toutes ces singularités féminines doivent être masculinisées, infiminisées, soit par soustraction exhibitionniste, soit par prise de corps performatrice. » (Andrieu, 2002, p. 26) Ces textes s’ajoutent aux analyses littéraires de Georges Bataille sur Le Gros Orteil (paru en 1929 et réédité en 2006), à celles d’Alain Montandon sur Le Baiser (2005), ce « corps au bord des lèvres », au texte de Michel Onfray sur Le Ventre des philosophes (1990, réédité en 2006) ou l’art d’entrer en philosophie par la bouche. Diogène n’aurait pas été un adversaire aussi résolu de la civilisation sans son goût pour le poulpe cru. Son attrait pour le sang et l’anthropophagie témoigne d’une volonté de nihilisme. Jean-Jacques Rousseau — le paranoïaque herbivore, figure du renoncement — n’aurait pas fait l’apologie de la frugalité sans son amour des laitages. Alors que les doigts de pied ont rarement retenu l’attention des écrivains, avec Le Gros Orteil G. Bataille fait exception et son anti-idéalisme trouve dans cette contemplation sa justification. Aussi élevé que soit son idéal, l’homme reste, par ce gros orteil, attaché à la boue. « L’aspect cadavérique, criard et orgueilleux du gros orteil donne une expression suraiguë au désordre du corps humain, œuvre d’une discorde violente des organes. » (Bataille, 2006, p. 24) Partie la plus humaine du corps qui le différencie du singe anthropoïde et permet cette érection dont l’homme est si fier, le pied est méprisable. A. Montandon parcourt en phénoménologue « la sublime ivresse d’une bouche sucrine » chantée par Verlaine, acte de double consommation anthropophagique, communion de la psyché dans l’éros. De l’histoire de ses rituels (le baisemain) à son importance sociopolitique (scellement du serment de fidélité entre seigneur et vassal), de la symbolique de la paix à la manducation vampiriste, la politique du baiser diffère selon la géographie corporelle où elle s’exerce.
En 1993, Bernard Andrieu, professeur de philosophie à Pau, montrait que le xxe siècle s’était engagé dans la voie d’une dispersion épistémologique du corps humain (Le Corps dispersé). Chaque courant des sciences humaines a constitué sa propre analyse du corps. Fécondité qui s’est traduite par une guerre des modèles et un manque de conception unitaire du corps. Pour B. Andrieu, qui défend la nécessité de fonder une unité de l’homme vivant, le corps n’est divisé que parce que nous l’observons de manière externe en élaborant des archétypes. En 1999, sortait Le Corps en miettes de Benoît Broyard et, en 2002, une étude de Jean-Luc Parant intitulée Les Yeux.
Le visage a, lui, des histoires qui traversent les siècles et ne se ressemblent pas. David Le Breton a fait, en 2003, une anthropologie de ce lieu central de notre communication (Des Visages). Ne négligeant ni le face-à-face, ni le mauvais œil, ni les masques, ni les grimaces, ni la cartographie criminelle, il met en évidence les paradoxes de l’éminence du visage de l’homme. F. Dagognet, dans La Peau découverte, inspecte un épiderme qui réfléchit tout le reste, procède à l’examen des orifices (lèvres, nez, paupières, organes sexuels), là où la peau s’invagine. Parce que le plus profond, c’est la peau, la dermatologie des incrustations différentielles ouvre sur le psychisme, transforme le visible en lisible. Le philosophe comprend que se joue là la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, les prémisses d’une métaphysique à allure topographique. Biomédecine et « topeaulogie » apprennent au philosophe l’aspect multipolaire de son corps. Certaines zones corporelles parlent au nom du corps. Institutionnalisé par la librairie, l’éclatement du corps idéal, désancré, retranché extrait le sujet de son corps habitué, codé et convenu.
Chaque morceau du corps est désormais une île de sensation et de signification. La dispersion du corps devient un analyseur social, et ces blasons philosophiques prouvent que le corps excède le corps, qu’il est la somme des images du corps de la communauté. Parmi les figures électives de la sociologie, les seins nus analysés par Jean-Claude Kaufmann acquièrent le statut d’un « fait social total », révélateur de la pression normative fondée sur la jeunesse, signe d’un réinvestissement narcissique orchestré comme mystique de libération. « Tant qu’il existera des fragments de beauté, on comprendra quelque chose au monde. » (Duault, 2004, p. 9) La philosophie trouve son sens dans une pensée du corps : l’incarnation.
Les vertus de la parcellisation
Comment expliquer que la production textuelle construise implicitement la mythologie d’un corps sans origine, pluriel et diffracté ? Nous évoquerons une logique de la connaissance, une focalisation érotique, un mode habituel du regard et de l’exploration tactile.
La possibilité d’une image unifiée et complète du corps serait, d’après B. Andrieu, inenvisageable dans le modèle de la perception. Toute image perçue suppose une incomplétude. L’image virtuelle du corps entier renvoyée par le miroir n’a rien à voir avec la vue. C’est une aliénation nécessaire à la formation de l’unité du corps humain. Le miroir assure la coordination motrice en totalisant le morcellement des membres disjoints. Le corps humain n’est pas un corps entier mais une forme mutilée : la dimension du manque le structure à jamais. Le narcissisme a constitué l’unité du corps propre comme le moi idéal, image irréelle et parfaite, en comparaison de laquelle la perception d’autrui paraît morcelante.
Le toucher parcellise. « Quand tu me tiens dans tes mains, tu t’irrites de ne pouvoir me saisir toute », citation en exergue du livre de F. Solesmes. On explore le corps par le toucher, comme on explore une terre, en le découvrant par contrées successives. Écrire le corps ne peut se faire qu’en le dévoilant par morceaux. Ce texte-corps-désir, fragments d’un corps en archipel, ressemble à celui que nous étreignons, « flux de visions, corps écartelé dont les morceaux se disséminent, se rassemblent en une intensité d’éclair qui se précipite vers une fixité blanche, noire, blanche » (Paz, 1972, p. 133). L’impossible possession d’un corps entier conduit aux « petits larcins » du blason. « Je te picore comme un tableau qu’on ne peut sortir du musée où il est si bien gardé », explique R. Detambel (1996, p. 46).
La parcellisation renvoie à une focalisation érotique, voire pornographique, à travers le grossissement d’une partie, investie de fantasme. La pornographie maintient le regard obscène sur un détail du corps exhibé comme l’essentiel du désir. Le blasonneur, atteint de myopie, joue sur l’excroissance de l’image, comme ultime dévoilement. Les catalogues d’organes pourraient ressembler à une instrumentalisation perverse du sujet comme objet. Aliénation à l’image et oblitération du désir dans l’image, l’hymne au locus amoenus du corps — addition de cercles avec formulettes d’exorcisme — procède d’un rituel cathartique, s’efforçant d’apaiser l’ébriété suscitée par un corps fascinant et halluciné, à travers une forme assujettie au désir de « tisser des dépendances à l’intérieur d’un motif structeur, structural, constructeur » (Quignard, 1998, p. 571). Le blason convertit le corps fétiche en corps aimable. Objet de fascination, le bout de corps serait lié à la mort devenue vivante, semblable à ces pratiques de conservation des dents ou cheveux qui défient la décomposition.
Le corps rêvé dans la poétique du fragment
L’attraction de l’anonymat
Le corps blasonné n’a guère d’épaisseur ontologique. Quelques poèmes de ce théâtre anatomique renvoient toutefois à de réelles égéries, tel le blason de la main adressé par Salel à une Marguerite platonique (Salel, 1987, p. 194), ou les « beautés d’Amaranthe » par Pierre de Marbeuf. Pseudonyme floral emprunté à Pline, le nom fictif de la femme dont le poète blasonne le corps cache mal — comme le note l’étude de Véronique Adam sur l’imaginaire du corps dix-septiémiste, « corps-gigogne » — l’anonymat de ce corps morcelé : prénom qui « sonne comme un perpétuel retour du même, absent dans le corps du poème » (Fintz, 2000, p. 56). La poétique du fragment ne fait jamais de la région cartographiée (décor d’un dé‑corps) le signe de l’individu. Telles les reliques dispersées à travers la chrétienté, lorsque les dépouilles des saints étaient démembrées, le fragment blasonné reste figure d’intercession autour de laquelle communie la collectivité.
Le corps fragmenté et impersonnel appelle le motif du corps amputé, émasculé. Avec un tel corps en morceaux, entre esthétisme archéologique et mutilation, il est « même malaisé d’être sexué » (Anatrella, 1990), comme si l’anonymat des fragments rejoignait la phobie castratrice. Selon Ann Rosalind Jones, le motif du blason chez les poètes du xvie siècle traduirait la peur de l’effet castrateur de la féminité (2000, p. 86).
Un corps hiérarchisé : le triomphe du haut
Le corps blasonné est un corps hiérarchisé, soumis à un code de moralité qui limite la beauté à des sphères circonscrites. Certains organes semblent nobles, d’autres moins. L’évocation d’une cuisse ferme est réservée aux libertins. Il est en revanche une région érogène du corps, à laquelle les plus chastes se réfèrent : les seins, ambassadeurs de la corporéité dans le champ verbal. Chair épanouie ou vulnérable, ces sphères neigeuses sont les interprètes de l’émotion, pouvant partager l’expressivité de la carnation et rougir comme une joue. Leur émancipation littéraire correspond à leur affranchissement dans le domaine de la toilette. Si le corps est susceptible d’inventaire, le détailler semble un début de profanation.
Le blason consacre le triomphe du haut du corps et enrichit la sémantique du regard. La femme se résume dans ses prunelles, sémaphores des troubles secrets. Le visage a une connotation spirituelle. Le blason souligne l’abjection du caché. La question de l’infériorité d’organe est soulevée. Un critère s’impose : celui du corps découvert et du corps voilé, de l’extime et de l’intime. Si la beauté obéit au xvie siècle à des normes pressantes, une logique vertueuse suffit‑elle à expliquer qu’aujourd’hui encore il y ait des échelles de valeurs dans la description ? La prévalence de telle partie sur telle autre aurait soit des raisons esthétiques (tel fragment sera valorisé pour sa beauté plus explosive), soit des raisons symboliques (la sur-signifiance scripturale de tel morceau d’anatomie, véritable corps écrit), soit encore des raisons ontologiques : tel membre cristallise en lui tout le secret de la féminité. À la jambe féminine, nous concèderions un tout autre ascendant qu’à un beau bras en raison de cette calligraphie riche en pleins et déliés qu’une jambe trace sur la page d’un ciel marin. Avec le ventre ou le sein, la jambe est bien de la femme. Les hommes ont‑ils des jambes ? La question paraîtrait dépourvue de sens au coureur, mais non à la plupart d’entre nous.
Les blasonneurs délaisseraient certaines localisations du corps lorsque, par malheur, les mots qui les désignent le disputent à l’exécrable. La rareté des blasons qui célèbrent les fesses tiendrait aux réalités suggérées (masse de chair simple, sans esprit ; le siège ou séant, ce qui se tient derrière, comme relégué là, ce qui vient postérieurement et pour tout dire en dernier), mais d’abord au terme même, disgracieux. Qu’on remplace le mot flasque de « fesses » par celui de « croupe », et le mépris perce pour cette cambrure de mauvais aloi.
Un corps médusant, stellaire et constellé : la merveille
Le blason rappelle à sa manière l’ineffable du corps humain. Si la tradition de l’Ancien Testament dit qu’on ne saurait voir Dieu et demeurer en vie, si l’hagiographie chrétienne multiplie les scènes où le visage lumineux d’un saint interdit au regard d’en soutenir l’incandescence, la poétique du blasonnement renvoie à une mystique du Beau similaire. La merveille irradiante du corps méduse ou condamne à l’aporie. La confrontation avec l’un du corps est impensable comme le serait le face-à-face avec le visage de Dieu. Chaque membre est une étoile, prise dans une constellation. Chaque éclat fascine, recelant une parcelle du divin ; impossible de regarder sans écran l’entière divinité du corps. La lumière devient indirectement perceptible, diffractée dans les composantes isolées de ce corps qu’elle éclaire. Sphinge terrifiante, Méduse pétrifiante, telle est la beauté du corps sur sa face interdictrice. De là le tour stylistique que prend le blason, une hiérophanie de l’organe à laquelle l’organe prête sa liturgie. Le blason relève de la prière et de la célébration. La projection dans la scène « pornographique » (pornein : détails) aveugle à son tour le sujet par une myopie organique. Le vécu morcelé du corps ne saurait totalement préserver de la brûlure. Le blason est une écriture de l’enchantement du corps, entre mysticisme érotique et érotisme mystique. « Comment seulement effleurer la couleur de ton front / Comment parler de ton souffle ou de ton pas bien aimé / Que dire qui ne soit aussitôt profanation, qui ne soit blasphème ou massacre / Offense, offense à la lumière. » (Aragon, Cantique à Elsa)
On a affaire à un corps stellaire. « Entre les deux flambeaux des seins et la rayonnante touffe sombre, le pâle soleil du ventre pèse d’un poids singulier dans la constellation. » À la pointe du sein, la lumière se concentre. « Les seins sont au reste de la chair ce que les dômes d’Istanbul sont à la pierre : la culmination du sourd éclat que renferme la matière, la faculté donnée à celle‑ci de fréquenter l’azur. » (Solesmes, 1990, p. 149). La femme surréaliste que célèbre L’union libre a la bouche de bouquet d’étoiles, la langue d’hostie poignardée, des yeux d’outre-temps qui chantent la lumière unique de la coïncidence. Benjamin Péret disait de la femme qu’elle dégage le sacré comme elle appelle l’amour. « Ses rêves en pleine lumière font s’évaporer les soleils. » (Éluard, Capitale de la douleur)
De nombreux blasons renvoient à un corps aporétique. Le blason est une « écriture forcément défaillante, vouée à chanceler entre pittoresque et métaphysique, affairement à noyer le sens dans le détail » (Nancy, 2006, p. 68), passion de savoir et compassion du non-savoir. « Il reste toujours une enclave inconnue dans ce corps séparé. L’irruption de la nudité, visible par grand vent, ne supporte que le vide et sa ponctuation meurtrière. » (Dupin, 1999, p. 83)
Le blasonneur divise pour mieux diviniser. La ligne de brisure paraît nécessaire comme ligne d’embrasure, dimension féconde d’un brasier. « Le grain de la nudité / nous harcèle / sans autre loi que l’écume / d’une fraction, l’ébarbure / du couteau. De cette énigme tabulaire / la frontière d’un corps et d’un ciel. » (Dupin, 1999, p. 337)
Du corps incorporé au corps subtil
Les produits du corps, exhalaisons, sécrétions, ont leurs poèmes. On blasonne le corps subtil, excrété (soupir, larme, grâce) ou le corps incorporé (l’habit).
Les blasonneurs ont compris que le vêtement était un compromis entre peur et désir de nudité, et que l’érotisme de la vêture était moins dans la représentation d’ensemble du corps que dans le détail (bijou, fleur, broche), hissant le colifichet au rang d’une esthétique nouvelle du corps. Conscients de la labilité de l’image charnelle capable d’incorporer tout ce qui entre en contact avec la surface du corps, ils ont privilégié les parures qui touchent étroitement les parties désirées de l’anatomie féminine : approche indirecte du corps au moyen de l’objet. Disciple de C. Marot, H. Salel s’acquiert une réputation de novateur en composant un « Blason de l’Anneau » et un « Blason de l’Espingle ». Sentinelle vigilante de la forteresse assiégée, l’épingle — qui a souvent égratigné la main du poète — a sa place dans toutes les parcelles du corps morcelé, du front au tétin. L’amant s’accorde avec la fibule, pour enfin « tâter ce tétin tant couvert » et sustenter l’ardent désir qui le saisit, « l’enhortant faire le voyage » jusqu’au divin corsage. L’anneau qui scelle le lien amoureux a « privilège et franchise / D’aller tâter la dure et ronde cuisse, / Le blanc tétin, l’estomac et le ventre / Et approcher de ce beau corps le centre / Où gît l’espoir des amants affligés ». Substitut de l’amant, le gentil annelet de Salel, bien avant celui de Mangogul, mène aux bijoux indiscrets. Duault consacre plusieurs blasons au corsage. « Ce qui compte, c’est moins le tissu la soie le tusson / Que ce qu’il cèle, la peau la plus douce des épaules / Les seins courbés vers le sud qui lancent des appels. » (Duault, 2004, p. 64) Le linge « cueille l’épice des seins » : peau qui respire à l’envers (Duault, 2004, p. 63).
Les produits du corps deviennent parties de corps. Les premiers blasonneurs saisirent cette appartenance symbolique au corps de tout ce qu’il contient. Scève consacra un blason à la « larme argentine », qui descend lente, des yeux clairs jusqu’aux seins, perle ronde et grêle, qui « dédain pacifie ». Intercesseur du cœur, la larme (corps humoral), comme le soupir (corps soufflé), définit une fantasmatique propre à la poétique amoureuse. À travers ces corps excrétés, quelque chose de la corporéité et de l’âme circule tel un fluide. Aussi le blasonneur parcourt-il la gamme des soupirs qui sortent « sanglantissants du cœur jusqu’à la bouche éteinte par langueur, doux vent émouvant ». Les poètes du xvie siècle blasonnent une autre émanation subtile du corps : la « grâce », au centre de l’éthique courtisane. Entre art et nature, la grâce institue une dialectique complexe entre le corps unifié et ses différentes parties. « Ultima ratio » qui capitule dans l’extase, elle est du domaine du « je ne sais quoi ». Avoir en tout membre grâce, « grâce à qui sont tous les membres tenus », lit‑on dans les blasons de François Sagon. « Grâce qui dût de bouche être honorée, / Avant le Cœur, la Main, l’œil ou l’Esprit. / […] Ne dit‑on pas une cuisse avoir grâce / S’elle a blancheur et rondeur ? / Grâce au regard […] / Grâce du corps où l’œil se va fixant / […] Qui fait le corps n’être rien moins que grâce2. » Bien que rapportée au corps entier, la grâce s’avère une notion latitudinaire dans les précisions fragmentaires dont elle fait l’objet. Les blasons modernes continuent à considérer le corps à travers ses productions somatiques subtiles, qui croisent le dedans et le dehors. Il y a chez Duault un blason de la voix définie comme l’intérieur du corps vibré, animalité jaillie en sons, sortie de sa chair comme un gant retourné qui fait la femme plus nue que nue.
La dialectique de la partie et du tout
Chaque partie du corps se constitue comme regard et devient identique à un visage. Le sein est comparé à un œil. « Alors même qu’Elle passe indifférente, sa poitrine nous fixe, et nous baissons les paupières, comme si pareil regard ne pouvait être soutenu. » (Duault, 2004, p. 143) « Yeux proéminents couleur de rose des sables » pour F. Solesmes (1990, p. 150), les seins dont J. L. Nancy célèbre la Naissance, seraient « l’œil sans vision d’une mêmeté qui se dispose différente » (Nancy, 2006, p. 87). « Semblables aux pierres rares, les yeux ne valent pas, pour Mallarmé, ce regard qui sort de la chair heureuse : des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel3. » Dans Un Barbare en Asie, Henri Michaux faisait le rapprochement pour en nier la pertinence : « Un sein n’est pas un visage », proclamait‑il face à l’inexpressivité de ces nudités de gorges qui n’étaient que belles. Le nombril acquiert à son tour le statut d’œil cyclopéen chez R. Detambel. « Son nombril, elle le regardait comme on regarde droit dans les yeux. Et parfois elle avait peur que ce nombril, si noir, lui rende son regard. » (Detambel, 1996, p. 47)
D’une partie à l’autre
Une partie en convoque une autre. Par leurs ténèbres, ventre et poitrine communient (Solesmes, 1990, p. 141). Les seins appellent les mains. « Il n’est pas de seins princiers qui ne semblent entourés de mains que la ferveur incurve : des mains qui enclosent, protègent et portent dévotement les bulbes jumeaux de quelque secrète église. » (Solesmes, 1990, p. 145) Marot a chanté cet appel tactile. « Tétin gauche, Tétin mignon, / Quand on te voit, il vient à maints / Une envie dedans les mains / De te tâter, de te tenir. » Le sexe affleure diffus dans chaque partie du corps blasonné. Renfoncé, il est l’aven vers lequel mène tout le corps disposé en cirque de ruissellement. La convoitise du poète étend le sexe au ventre, aux cuisses ou aux yeux. Toutes les régions de l’atlas féminin ramènent au centre d’un corps dont chaque portion fait office de rabatteur, profondeur appelante, sorte de degré zéro de l’altitude. Parce qu’il faudrait la rigueur obstinée d’un Ponge pour dire le sexe en tous ses états et rendre justice à ce vestibule baroque, les blasonneurs délaissent l’architecture délicate du pourpre réduit pour réfléchir « le sexe-miroir » (A. Breton) dans les éclats diffractés d’autres muqueuses. Rares sont les mentions directes faites à cette zone, chargée de saumure et d’or, grosse de flore et de faune : « Femme au sexe d’ornithorynque, au sexe de glaïeul, au sexe d’algue et de bonbons anciens » chez Breton, sexe à la complexité d’une anémone de mer pour la femme de Solesmes. « Fille à traîne », « fille à fourrure », une femme aux longs cheveux lâchés expose d’elle « son sexe épars en l’espace » (Solesmes, 1990, p. 101). Corps visible et corps latent communiquent dans le blason. La région cadastrée explore le corps branché sur les fantasmes. Pour Paul-Laurent Assoun, se dessine une économie érogène des différentes parties du corps. Pour B. Andrieu, on est dans une société où la pornographie fait du détail organique la cause de l’orgasme.
Le blason sociologique s’intéresse à la modification de l’axiologie corporelle qui, au gré des valeurs évolutives de l’histoire, déplace le rapport hiérarchique entre les parties. D. Le Breton étudie, dans Anthropologie du corps et modernité, la géographie du visage qui se transforme. La bouche cesse d’être béante, lieu de l’appétit insatiable, elle devient expressive à l’image des autres parties de la face. À l’organe de l’avidité, la modernité préfère les yeux, symboles de l’influence croissante de la culture savante.
Le retour de l’unité
Certains organes, à eux seuls, auraient un pouvoir unificateur. F. Solesmes prête aux seins qui éperonnent l’air le pouvoir de clore le corps sur lui‑même. Qu’une femme prenne dans sa main l’un de ses seins, elle recueille les courbes de son corps et contient sa vie. Là où la main posée sur son sexe la divise et l’incite à s’ouvrir, une paume, qu’extasie la rotondité d’un sein, rassemble. Le sein serait « la meilleure introduction en l’être entier » (Nancy, 2006, p. 152).
Chaque partie du corps paraît belle dans la mesure où elle contient l’image globale du corps. La femme se tiendrait tout entière au bord de ses paupières. À travers le fétichisme des blasons, apparaît le rêve d’un corps total et d’une femme vivante. Cette tension entre fragmentation et unité est manifeste dans la structure même des recueils. Si le corps éclate, la cohérence de l’ouvrage est assurée par un jeu de renvois, « l’écho de la cassure ». Parole en archipel, l’anthologie poétique tente de reconstruire un corps complet par la linéarité du regard qui le parcourt et assemble le puzzle. L’évocation de la scène amoureuse amorce parfois cette réappropriation du sujet voluptueux et tente la restitution d’un corps féminin recollé. Ailleurs le corps divisé trouve son unité dans un processus métaphorique, exaltant, à travers chaque partie, la perfection de la forme ronde. La courbe partout domine, nature qui « gire ». Les cheveux (dans les sonnets de Marbeuf) devenus « ondes », les yeux « deux soleils », les oreilles de « petits croissants d’amour », ce sont toutes les parties du corps qui reprennent au sein rotondité et blancheur. « Le corps contient le sein qui contient la forme du corps4. »
Le corps ne commence nulle part, enseigne le blason. C’est l’espace du n’importe où. On n’y reconnaît un sens qu’au prix d’une opération convenue qui de haut en bas effeuille jusqu’au sexe, conformément à l’excitation du strip-tease. Le nombril clôt parfois l’inventaire. Sexe et nombril sont d’intéressantes clausules qui mettent un terme à la dispersion du corps et disent l’unité retrouvée à partir de figures centrales. La représentation de l’homme dans un cercle, selon Vitruve, place le nombril au centre, tandis que cette même figuration dans un carré y loge la région pubienne. L’art de la découpe a son rituel, tantôt effet de culture, tantôt dicté par la part personnelle du fantasme. Mais il se clôt toujours sur l’accès à la nudité.
Le blason utilise les parties du corps comme symbolique du monde. La partie n’est pas frontière, mais parcelle rattachée à la nature, s’entrelaçant aux arbres, aux fruits, aux plantes. Le principe de la physiologie est contenu dans la cosmologie et chaque membre de cette organologie est vecteur d’une inclusion. Le corps relie l’homme à toutes les énergies visibles et invisibles. Ciel et sein font assaut de rondeur et convergent. Ici se donnent rendez-vous la couronne de l’atoll, la lèvre d’eaux tourbillonnaires et tout ce qui, de par le monde, a la courbe pour raison d’être. À cette pointe géographique de son corps, la femme convoque terre, ciel et mer. Le corps emprunte ses caractères au végétal. La bouche de la femme surréaliste est « la nielle d’où repart la roue bleue diffuse et brisée qui monte blêmir dans l’ornière » (Breton, 2005, p. 168). Des métaphores agrestes de la femme aux « doigts de foin coupé, aux aisselles de troènes, au cou d’orge imperlé, aux fesses de printemps », on glisse vers le règne animal ou minéral : femme « à la taille de loutre entre les dents du tigre », mais femme « à la langue d’ambre, aux tempes d’ardoise, à la nuque de craie mouillée ». Tout résonne : véritable anthropologie cosmique, donnant naissance à une femme surréaliste « aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu ».
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Initiation aux délimitations corporelles, la poétique du blason fait surgir de façon incidente l’instabilité des frontières. Malgré son effet de loupe et sa minutieuse radioscopie, le blason déploie un apeiron (ou corps illimité), corps sans périphérie ni couture, susceptible de se multiplier à l’infini, au point de suggérer une topologie de la déformation délirante du moi‑corps et un corps sans organe, ou de promouvoir une cartographie ésotérique des parties du corps, voie de passage du Ki. Le corps et chacune de ses parties deviennent une parcelle dans l’océan énergétique : corps subtil, cosmique ou spirituel que le scalpel du chirurgien ne saurait mettre à découvert et que les acupuncteurs sur des figures d’ivoire visualisent en méridiens, comme la carte d’un corps humain que nous ignorons.
Le blason reste une fabrique poétique du corps qui va bien au‑delà de l’expression convenue d’une esthétique. Il réifie moins qu’il ne confesse une émotion. Il décrit moins qu’il n’évoque.
Je ne veux pas ici considérer un objet, écrit J. L. Nancy dans son blason des seins. Je me laisse mener par le pressentiment d’une lente défaillance de l’écriture. Je suis une émotion. Il convient de passer du côté de la chose, pour épouser le mode exact de sa présence, non pas sa représentation, le mode de sa prévenance. (Nancy, 2006, p. 17)
Les philosophes rêvent aujourd’hui d’un blason qui ne se confondrait pas avec la pensée de l’objet partiel, apparentée à une pensée du manque, et qui refuse de pactiser avec le fétichisme. La pensée de l’objet partiel suppose un morceau qui vient à la place de ce qui serait inaccessible, une pensée pauvre capable de ne recevoir qu’un sein abstrait, séparé du torse, fétiche équivalent à d’autres fétiches aussi castrés que lui, objet transitionnel, marchandise venue combler un vide menaçant. « Dire le sein est déchirant dès qu’on ne le dit pas dans les conditions de la surobjectivité anatomique ou médicale ou érotique, ni dans celle de la subjectivité maternante, entre berceuse et lait. » (Nancy, 2006, p. 62)