Un graal et trois fonctions duméziliennes : illusion, falsification, déception

  • A Graal and Three Dumézil’s Functions: Illusion, Deceit and Disappointment

DOI : 10.35562/iris.2730

Abstracts

La théorie dumézilienne des trois fonctions appliquée à la seule séquence du graal chez Chrétien de Troyes (v. 3190-3253) n’est ni pertinente ni crédible. Des arguments philologiques, historiques, culturels, cognitifs et narratologiques peuvent lui être opposés et dénoncer son caractère artificieux. En réalité, l’épisode accidentel du graal apparaît comme un tiroir narratif dans un scénario d’ensemble relevant du conte-type 910B (Les bons préceptes) et correspondant à la partie Perceval de l’œuvre.

Dumézil’s trifunctional theory applied to the only grail plot in Chrétien de Troyes’ Conte du Graal proves to be neither faithful nor worthy of credit. Philological, historical, cultural, cognitive and narratological arguments raise critical objections and question its artificial character. In fact, the incidental episode of the grail functions as a narrative drawer in a plot belonging to the global tale ATU 910B (Good precepts) relating to the part of the work regarding Perceval.

Outline

Text

« inquinet arma situs »
Ovide
(Fastes, livre IV, v. 928)

« Que la rouille corrompe les armes »
(prière à Robigo)

À propos du graal1, des plumitifs pressés et des amateurs farfelus2 se laissent facilement prendre à ce qu’il faut appeler un « esprit de système ». On désignera ainsi un déni du factuel (et en littérature, du textuel) au profit d’abstractions, de fantasmes, de préjugés et d’idéologies préconçues ; c’est le prélude de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui cancel culture (culture de l’annulation)3 ; imposer son ignorance, ses fantasmes, sa suffisance et parfois son narcissisme à la création poétique des autres : se servir des textes et les asservir au lieu de les servir. Nous n’examinerons ici que le cas de Georges Dumézil et de certains de ses émules. Dans une émission télévisée, diffusée trois mois avant sa mort4, l’académicien osa dire qu’il avait écrit des « sottises » toute sa vie : rare exercice d’humilité ! Notre propos ne sera pas de charger ce chercheur5 ; il sera de montrer que l’esprit de système, en l’occurrence l’application aveugle et systématique d’une idéologie « trifonctionnelle » (dont l’acceptabilité exige de respecter une grande rigueur philologique) n’a pas épargné Georges Dumézil ni quelques dévots de son œuvre, les exposant à des dérives cognitives6 qui ont entretenu confusions, incompréhensions et faux débats sur un graal, véritable machine à fantasmes pour des essais pseudo-savants.

Le festin d’immortalité

Le premier ouvrage où Dumézil traite du motif du graal et de sa tradition celto-médiévale supposée est Le festin d’immortalité (Dumézil, 1924). Cette « étude de mythologie comparée indo-européenne » constitua sa thèse principale pour le doctorat ès lettres présentée devant la Faculté des Lettres de l’Université de Paris. C’était un travail d’apprentissage consacré au « cycle légendaire de l’ambroisie » dans les langues et cultures indo-européennes, principalement à partir des témoignages indien (amrita) et scandinave (bière des Ases) et à leur évolution ultérieure dans « diverses mythologies indo-européennes (Hindous, Germains, Iraniens, Grecs, Latins, Celtes, Slaves, Arméniens, Koutchéens) ». Dans ce cadre, Dumézil aborda le « cycle de l’ambroisie chez les Gallois » et traita du « Saint Graal » qui en était, selon lui, une émanation.

Pour Dumézil en 1924, le graal s’expliquait par l’expédition à la « conquête du vase, — du futur graal —, nécessaire à la préparation du festin » ambrosien (Dumézil, 1924, p. 181). Le graal passait ainsi pour l’analogue celtique de la cuve qui servait, en Inde, à produire l’ambroisie. Toutefois, chez Robert de Boron (le seul auteur d’ancien français auquel Dumézil fasse explicitement référence ici), il ne sert plus à brasser une « boisson communielle » comme l’ambroisie ; il sert seulement à instaurer l’Eucharistie (Dumézil, 1924, p. 180-181) et tout cela, de bien curieuse manière, par l’évocation d’une scène de pêche. Comme il fallait que le thésard trouvât un parallèle « celtique » digne de ses exemples hindous, scandinaves et autres, un récit du graal lui servit de prétexte à une démonstration plus globale de sa thèse indo-européenne incluant les « Celtes ».

Dumézil ne fut pas le premier à défendre cette position sur le graal. Il s’inspirait en effet de la démarche comparatiste d’Émile Burnouf. Dans un « Appendice sur le Saint-Graal » adjoint à son étude sur « le vase sacré » (Burnouf, 1896), celui-ci utilisait déjà « le roman de Robert de Boron relatif au Saint-Graal » (Dumézil, 1924, p. 178) pour avancer que la légende du graal trouvait « son explication dans la théorie d’Agni et dans la préparation du soma » (Dumézil, 1924, p. 185). Dumézil reprit cette idée du soma mais ne crut pas nécessaire de signaler en note sa dette envers son prédécesseur7. En réalité, cette thèse fit long feu puisqu’en 1939, après avoir « découvert » le système des trois fonctions, Dumézil renia son travail de jeunesse (Coutau-Bégarie, 1998, p. 19). Il dénonça un « problème mal défini », ce qui ne l’empêcha pas de récidiver sur le graal en persévérant dans l’erreur et l’approximation, comme on le verra plus loin.

En quoi le problème de ce premier graal dumézilien était-il « mal posé » ? C’est d’abord une affaire de source déformée doublée d’une grave erreur de chronologie objective de ces mêmes sources. Dès 1924 au sujet des Celtes, comme on l’a vu, Dumézil signalait son unique document de référence : Robert de Boron8. Mais, à la fin du xiie siècle, il existait plusieurs récits versifiés autour d’un graal, et le tout premier fut l’œuvre de Chrétien de Troyes : Le Conte du Graal composé entre 1179 et 1182. Chrétien fut suivi de divers « continuateurs » (dont Robert de Boron) jusqu’aux grands romans en prose du xiiie siècle (Grundriss, 1978). En fait, au xixe siècle, on était persuadé, sur la foi des travaux de Paulin Paris (1868, vol. 1, p. 157), que l’œuvre de Robert de Boron précédait celle de Chrétien et qu’elle était, de ce fait, « l’introduction primitive de tous les romans de la Table Ronde » (Dumézil, 1924, p. 180), y compris d’une légende du graal. Il en résultait logiquement que le récit de Robert de Boron avait suscité le Conte du Graal de Chrétien, alors qu’aujourd’hui, c’est la chronologie exactement inverse qui s’est imposée, de manière irréversible9. Dès lors, l’analyse de Paulin Paris et, par ricochet, la démonstration de Dumézil sont fausses car aberrantes en chronologie ; toute leur vision du graal peut, de ce fait, être rejetée catégoriquement. Le « Saint Graal » n’a jamais existé en dehors des textes du xiiie siècle qui l’ont inventé de toutes pièces.

Première leçon : l’étude de la mythologie médiévale ne peut faire abstraction de l’histoire littéraire et de la tradition manuscrite. Elle n’est pas un espace d’irréalisation affranchi de tout critère objectif (en l’occurrence historique, paléographique et philologique). Par conséquent, de mauvaises bases philologiques (concernant les œuvres médiévales elles-mêmes) ou bien l’ignorance de l’ancien français produisent de la mauvaise mythologie, autrement appelée mythomanie. Le problème du graal fut donc mal posé par Dumézil d’abord parce que son explication reposait sur l’ignorance sémantique du mot graal lui-même et sur une grave méconnaissance des textes médiévaux mentionnant un graal.

L’arrivée des « trois fonctions »

1938 représenta une date-clé dans l’évolution intellectuelle de Dumézil par la découverte10 de l’idéologie trifonctionnelle. Elle se formulait ainsi : tous les peuples parlant une langue indo-européenne pensaient leur société de manière ternaire. Ils se la représentaient à partir de trois rouages essentiels : la souveraineté magique, religieuse et royale (désormais F1), la guerre (F2), la production des ressources humaines, alimentaires et matérielles (F3). Il s’agit bien d’une idéologie et non d’une description du fonctionnement réel de la société. Cette dernière repose sur d’autres mécanismes sociaux que la seule interaction de trois fonctions qui, par pure rhétorique, devinrent les « trois ordres » de l’ancien régime (clergé et royauté en F1, noblesse militaire en F2, tiers-état en F3). Dumézil pose alors l’identification doctrinaire stricte de la « mythologie indo-européenne » et d’une idéologie réductrice.

1941 vit ainsi l’application de la « trifonctionnalité » à la légende du graal11. Toujours persuadé que le graal est d’origine celtique, Dumézil croit pouvoir le replacer, cette fois, dans une « structure » mentale et formulaire plus générale qu’il appelle « les talismans de la maison du roi » (Dumézil, 1941, p. 220-241). Partant d’un exemple scythe et iranien corroboré par Hérodote, il constate, chez les Scythes, l’existence de quatre objets d’or brûlants et tombés du ciel (une charrue et un joug, une hache et une coupe) ; ceux-ci représentent pour lui des talismans royaux symbolisant trois fonctions différentes puisque chaque objet correspondrait à un usage particulier (souveraineté ou guerre ou agriculture), le roi garantissant l’équilibre harmonieux des trois fonctions.

Les Irlandais, autre peuple de langue indo-européenne, auraient conservé jusqu’à l’époque chrétienne la même conception tripartite de leur société (corps sacerdotal, noblesse militaire, peuple d’éleveurs). Dumézil la retrouve chez eux symbolisée par quatre trésors (commodément réduits à trois). Ces objets appartiennent aux Tuatha Dê Danann (dénomination globale des anciens dieux d’Irlande tels qu’ils sont décrits dans des textes mythologiques irlandais)12. Ce sont : la pierre de Fal (F1, elle crie chaque fois qu’un roi légitime doit exercer la souveraineté), la lance de Lug et l’épée de Nuada, instruments guerriers (F2), et enfin le chaudron du Dagda (F3, censé être pourvoyeur et distributeur de nourriture merveilleuse, fonction de fécondité)13. Pour Dumézil (1941, p. 227-228), ce dernier présenté aussi comme un chaudron de résurrection rappellerait le chaudron d’argent « trouvé dans les fondrières danoises de Gundestrup », ainsi que le Saint Graal qui serait, selon lui, son avatar chrétien : pure extrapolation sans preuves.

Sur ce point, Dumézil reprend (en la citant) la vieille thèse d’Alfred Nutt (1888) qui avait déjà rapproché ces trésors irlandais « des talismans qu’on voit figurer à la procession du Graal dans Chrétien de Troyes et dans ses continuateurs : une épée brisée, une lance sanglante, un vase » (p. 231-232). Pourtant, jamais le texte irlandais n’indique que ces talismans sont associés en un rituel de procession, en cortège ou défilé. Autre problème : cette généralisation factice de la série épée-lance-vase veut subsumer toutes les scènes du graal connues en une seule mais elle ne correspond en réalité à aucune d’entre elles14 ; elle ne vaut donc rien sur un strict plan philologique. En outre, on constate que la pierre de Fal ne figure pas dans cette série, malgré Alfred Nutt (1988, p. 184 et p. 261-263) rappelant que, chez Wolfram von Eschenbach, le graal n’est pas un vase mais une pierre. Moyennant cette tricherie (substitution d’un texte à un autre), on sauve les apparences d’un classement bancal mais ce tri arbitraire reste une tricherie car, en l’espèce, on doit s’en tenir strictement au texte de Chrétien et non pas considérer que les différents récits autour d’un graal sont interchangeables au gré de l’interprétation qu’on veut leur faire subir. C’est faire trop bon marché du projet particulier de chaque écrivain médiéval qui n’est jamais tenu de suivre littéralement sa source et qui fait d’abord œuvre poétique, c’est-à-dire d’adaptation, de réécriture (Poirion, 1981) et de re-création. Wolfram, par exemple, a trouvé, chez Chrétien, l’idée d’un graal comme pierre précieuse à partir d’un graal (« plat ») qui était, lui-même, serti de plusieurs pierres précieuses (v. 3234-3239). Point n’est besoin de faire appel, ici, à la pierre de Fal dont Wolfram n’avait certainement jamais entendu parler et qui n’était pas une pierre précieuse.

En plus de ses approximations sur la nature des objets qui forment la supposée triade, Dumézil traite d’emblée d’un « saint » graal comme d’un objet sacré directement hérité des « Celtes ». C’est la conséquence directe de l’antéposition de Robert de Boron par rapport à Chrétien, mais aussi d’une triple confusion entre plat, vase, chaudron voire calice. Dumézil ignore de ce fait la nature foncièrement profane de l’objet révélée par la sémantique historique du mot : un graal n’est qu’un grand plat de service15. Il ne provient nullement des âges bibliques et la légende entourant le plat16 utilisé lors de la Cène n’est qu’une fabrication tardive de Robert de Boron. Dumézil ignore donc que Chrétien est le premier à placer délibérément une hostie dans un grand plat. L’erreur est fatale : la longue et fantasmée préhistoire mythique de l’objet postulée avant Chrétien de Troyes encourage toutes sortes de rapprochements scabreux avec des mythes anciens17. La bourde fit école : tout le « mythe du graal » fut longtemps suspendu à cette illusion d’une continuité matérielle (mais souterraine) d’un « saint » graal depuis les évangiles et apocryphes, ou depuis des mythes celtes (au choix !) jusqu’à Chrétien. Or, cette fable, on l’a compris, repose sur un anachronisme foncier auquel se rajoute un biais cognitif de corrélation illusoire18. La conclusion forcée de Dumézil (1941, p. 232) est pourtant :

Les objets merveilleux du roi du Graal, le vase et les armes associés rejoignent les talismans des anciens Scythes et se rattachent comme eux à une magie et à un symbolisme indo-européens de la royauté, de la hiérarchie sociale et de la prospérité.

Constatant sans doute la fragilité et l’approximation de cette position, le linguiste et mythologue néerlandais Jan de Vries (1890-1964) rectifia, à sa manière, le classement dumézilien des joyaux irlandais (Grisward, 1983, p. 18) : il renvoyait le chaudron comme le glaive en F1, la lance en F2 et la pierre criante aux paysans et pasteurs en F3 (on se demande bien pourquoi puisque celle-ci ne concernait que les rois), ce qui complique la donne pour le classement des trois objets de Chrétien puisque rien chez lui ne correspond à la pierre qui crie. Un retour au texte dûment revendiqué par Joël Grisward (1979 et 1983) veut rendre au discret tailloir (plat à découper ou tailler la viande) une fonction oubliée dans la triade (Dumézil n’a jamais mentionné le tailloir dont il ignorait visiblement l’existence pour n’avoir pas lu le texte de Chrétien). Joël Grisward place désormais le graal en F1, la lance et l’épée en F2 et le tailloir en F3, avec ce commentaire :

« Quant au tailloir d’argent, s’il s’est vu vidé19 d’une part de son contenu à la suite de l’absorption par le graal d’or, originellement objet cultuel, d’un large pan de la fonction nourricière, laquelle primitivement lui était dévolue, il remplit significativement son office au somptueux repas et incarne, encore que sous une forme très atténuée, la troisième fonction. » (Grisward, 1983, p. 20)

L’explication artificieuse dissimule un embarras et n’évite pas le cafouillage : une métamorphose hypothétique (et de fait invérifiable) d’objets facétieux qui se font des tours de passe-passe. À quelle fonction appartient vraiment le graal ? À deux fonctions à la fois ; cela brouille et fragilise la triade. D’un côté, le graal aurait récupéré la fonction nourricière du tailloir et, d’un autre, il était « originellement » un objet cultuel (où et quand ? on ne le saura jamais puisque le mot français n’existait pas à cette époque reculée20). Recherche inutile d’ailleurs car un graal comme simple plat de service est lié à la nourriture (et à aucun cérémonial de souverain). Quant à son « origine cultuelle », c’est une autre fable reposant sur une opinion et non sur une preuve textuelle. Comme objet supposé de souveraineté, son équivalent en F1 dans la triade irlandaise serait une pierre criante alors que le chaudron irlandais (dont il est censé émaner par la fonction F3, selon cette hypothèse celtique) ne renvoie qu’à la nourriture. Chez Chrétien, le graal ne contient qu’une seule hostie et sa supposée production « inexhaustible » de nourriture (comme un chaudron) frise la disette21. De plus, il ne distribue rien puisqu’il ne « sert » qu’un vieux roi (invisible dans le récit). L’évolution fatale de tout « système de pensée » (qu’il soit trifonctionnel ou non) est généralement de sombrer dans une irrationalité idéologique et fantasmatique.

Visiblement, le graal et ses associés sont difficilement classables dans l’étroit système dumézilien ; les propositions de tri fluctuent au gré des observateurs entraînés dans une valse-hésitation permanente. La conclusion s’impose d’elle-même. Chez Chrétien, il n’y a pas de triade trifonctionnelle (puisqu’il y a seulement deux supposées fonctions présentes : F2 et F3) et il est inutile d’en chercher une troisième ; elle n’existe pas. On n’a donc pas 1 + 1 + 1 mais 1 + 2 (la lance et deux plats). L’erreur consiste ici à attribuer à un graal un prestige de totem22 sanctifié bien postérieur à Chrétien. Autrement dit, on l’essentialise (en lui apposant majuscule et article défini : le Graal). Ceci n’est pas de bonne méthode (d’autant qu’il perd rapidement ses acolytes obligés qui formaient triade avec lui). Comment Chrétien aurait-il pu anticiper les inventions de ses successeurs à propos d’un graal qu’il avait introduit ? Projeter a posteriori sur le texte de Chrétien les innovations d’écrivains postérieurs à lui relève d’un biais cognitif de rétrospection. En la matière, les successeurs de Chrétien ont su faire œuvre de créativité au moins autant que leur modèle. Tous les graals littéraires ne se confondent pas en un seul et ne sont pas interchangeables.

En fait, on ne peut laisser la mécanique trifonctionnelle dumézilienne (ravalée au rang de gadget ou d’idole explicative23) arbitrer seul et par défaut la valeur d’un élément rattaché vaguement à ce système. Il faut d’abord que l’élément en question soit sémantiquement et contextuellement pertinent avec le rôle souverain qu’on veut lui faire jouer. Or, ni une lance guerrière, ici utilisée à contre-emploi, ni un graal comme plat pourvoyeur de nourriture ne sont en mesure de faire réellement figure de talismans royaux, encore moins un tailloir (plat pour découper la viande24). Les regalia de la reine d’Angleterre se trouvent-ils dans les buffets de cuisine du château de Windsor ? La valeur sémantique première du graal-plat invite à le considérer comme lié exclusivement à un usage nourricier et à rien d’autre. En d’autres termes, l’évidence supposée d’un graal-plat conférant la souveraineté relève de l’affabulation moderne, d’un forçage du texte ou de sa réinvention artificielle. Les hésitations et le cafouillage de Dumézil et de ses émules25 sur la fonction assignable à tel ou tel élément d’une « triade » très problématique montrent les distorsions et les limites d’un classement trifonctionnel (de nature onomasiologique) aussi élastique que tendancieux. Sur ce point, la structure du récit (narratologie) aura aussi son mot à dire, comme on le verra plus loin.

Un repentir très silencieux

Constatant sans doute les hésitations et fluctuations autour du classement trifonctionnel des joyaux irlandais ainsi que ceux du graal et de ses acolytes, Dumézil (1988, p. 448, n. 2) se fend d’une modeste note dans sa grande somme Mythe et Épopée ; il y note succinctement à propos des trésors irlandais : « On hésite sur le rang fonctionnel du chaudron et de la pierre : 3 et 1 ? 1 et 3 ? » Il renvoie à l’un de ses ouvrages (1947, p. 207-212) pour d’autres exemples de joyaux trifonctionnels où il n’est (curieusement !) plus question du graal. Dumézil fit aussi disparaître toute mention d’un graal de son chapitre sur les talismans irlandais dans sa grande synthèse de 1968 (révisée en 1988)26 : indice patent d’un repentir qui ne dit pas son nom. Ainsi le graal, ses acolytes et les talismans irlandais (qui leur servaient de modèle) quittent, discrètement mais significativement, le théâtre trifonctionnel du maître.

Après ce constat de ratage, une question se pose : Georges Dumézil avait-il lu le roman de Chrétien de Troyes dans sa version originale en ancien français ? À l’évidence non, puisque de 1924 à 1941, il restait persuadé de l’antériorité de Robert de Boron sur Chrétien de Troyes. Il ne s’était informé ni sur la chronologie desdites œuvres ni sur la rédaction précise, selon les divers manuscrits, des épisodes autour d’un graal : le comble pour un philologue ! S’il avait lu Chrétien, il n’aurait pas écrit que, chez cet auteur, une « procession » exhibe une « épée brisée », une « lance sanglante » et un « vase » (Dumézil, 1941, p. 232). Il a donc imaginé Chrétien sans le lire de visu afin d’obtenir une version compatible avec sa thèse trifonctionnelle. Si une épée (qui n’est pas brisée) est offerte à Perceval avant le repas, elle reste à l’écart d’un graal. Une lance qui saigne précède un graal mais il n’y a pas de « vase » ; il y a un graal qui n’est pas un vase. Le « service » du Graal, tel qu’il est décrit par Chrétien, comporte un plat (graal) et son tailloir ainsi qu’une lance qui saigne. Dumézil a donc brodé autour de Chrétien pour servir sa thèse « indo-européenne » : exemple typique d’un biais cognitif de confirmation27. Malheureusement, il ne fut ni le seul ni le dernier dans ce cas. On comprend mieux, à présent, pourquoi une immense majorité de médiévistes ont rejeté la proposition dumézilienne qui, d’ailleurs, rate l’enjeu capital de l’œuvre entière renvoyant à l’image « exemplaire » (exemplum) de la Fortune chauve, alias le kaïros des Anciens (Walter, 2021, p. 23-26).

D’un bon usage des trois fonctions ?

Depuis que Dumézil a imaginé les trois fonctions pour les appliquer à la mythologie indo-européenne, il ne manque pas d’amateurs, plus ou moins éclairés, pour les retrouver partout, y compris là où elles ne se trouvent pas28. On joue désormais aux trois fonctions comme on jouait jadis aux sept familles. Avant de leur conférer un statut d’idole explicative généralisée, on peut toutefois rappeler un trait capital. Les trois fonctions relèvent d’une idéologie (c’est-à-dire d’une doctrine) que l’on exhume de textes mythiques ou de contes, autrement dit de récits ; la plupart du temps, elles prennent corps dans des narrations29. Elles forment alors trois paradigmes regroupés autour des notions suivantes : régner, combattre, produire. Lorsqu’elles semblent s’imposer, ces trois fonctions organisent tout un récit à partir de ces trois champs notionnels. Ainsi, en dégageant un « mythe indo-européen du guerrier », Dumézil (1971, p. 25-132) a montré que celui-ci traversait trois crises successives conduisant à son échec. Il commettait trois fautes (« péchés ») qui correspondaient respectivement aux trois fonctions : une contre la souveraineté, une autre contre les règles de la guerre, une troisième contre ce qui permet à la société de survivre, chacune de ces étapes correspondant à un moment distinct du récit mythique.

Il en serait de même dans certains contes, comme celui des « Trois charpentiers » (Grisward, 1988) où trois objets (un par fonction) vont régler le sort de trois frères, tous charpentiers, qui les mettent à profit. Ces objets leur sont remis par un mystérieux géant qui est en réalité un génie. L’aîné reçoit une ceinture magique qui produit des pierres précieuses (F3). Le deuxième reçoit une sonnette qui ressuscite les morts (F1). Le troisième reçoit un sabre dont le nom est « Quiconque me portera sera vainqueur » (F2). Le conte anime ces trois objets qui finissent par orienter le destin des trois frères les ayant utilisés. Seul, le détenteur de la sonnette de résurrection aura le privilège d’épouser la fille du roi car lui seul détient un pouvoir divin que les autres ne peuvent lui contester30. L’explication trifonctionnelle semble ici pertinente car les trois fonctions ne sont manifestes (et leur identification justifiée) que lorsqu’elles structurent l’ensemble d’un récit mythique ou d’un conte. Ce n’est pas le cas dans le Conte du Graal où aucun des trois objets (graal, lance et tailloir) n’est au centre d’un épisode distinct qui spécifie narrativement sa fonction. Ces objets apparaissent en bloc et sont cumulés dans un unique tiroir du récit principal pour disparaître aussitôt de la narration. La focalisation sur leur supposée portée trifonctionnelle est donc un défaut de perspective ou un mirage par rapport à leur place minime dans le récit. Un biais de cadrage (provoqué par l’emploi anachronique du mot cortège) les expose à l’inaptitude d’une comparaison trifonctionnelle. En bref, toutes les triades sont loin d’être systématiquement « trifonctionnelles ». Une telle explication n’a rien de scientifique car une supposée triade encourt toujours le risque d’être fabriquée sur mesure. Plus inquiétant : la mythologie grecque est souvent rétive au schéma trifonctionnel. Surimposer les trois fonctions de manière systématique sur n’importe quel trio d’un texte, ce n’est plus de la « science » mais de la superstition ; la philologie et l’histoire ont aussi leur mot à dire31.

Retour au texte

En résumé, les faussaires du graal procèdent invariablement de la même manière pour créer le faux mystère du graal. Ils commencent par se débarrasser du texte original (en ancien français) qu’ils sont incapables de lire, de comprendre et de traduire. Pour preuve, la plupart des ouvrages sur le graal destinés au « grand public » sont fondés sur des traductions, des adaptations romancées32, ou des résumés d’œuvres originales en ancien français. Ensuite, les mêmes faussaires font l’impasse sur la quasi-totalité du récit de Chrétien pour se concentrer sur la petite centaine de vers (3213-3314 et 4329-4330) où un graal est mentionné : pour mémoire, le Conte du Graal compte 9234 vers (édition de la Pléiade). Dans cette trop courte séquence narrative, ils atomisent ensuite le motif du graal (en l’associant rarement à la lance et jamais au tailloir), ils le coupent de son large contexte narratif pour le qualifier immédiatement de « mythe » et s’autoriser ainsi à lui faire suggérer n’importe quoi. Pour finir, ils utilisent leur passe-partout (qu’il soit « trifonctionnel » ou autre) et somment ce motif atomisé de répondre à la clé interprétative qu’ils lui imposent. Ils ont le choix entre l’ésotérisme alchimique, la cabale, la psychanalyse toutes tendances confondues, les religions les plus improbables, des Celtes aux Égyptiens en passant par les Cathares, pour ne rien dire des extra-terrestres, etc. Comme par miracle, ils peuvent alors confirmer leur hypothèse initiale en ayant usé et abusé de tous les biais cognitifs à leur disposition, sans se préoccuper un instant des distorsions qu’ils ont fait subir aux mots et aux textes. Cela s’appelle tantôt de l’escroquerie intellectuelle, tantôt de la sottise et toujours de « l’herméneutique réductive » (Durand, 1989). Quant au comparatisme, il est utile de se souvenir que la mythologie comparée est la fille de la philologie (ou « grammaire ») comparée et non l’inverse. Le remède est le retour au texte et à sa littéralité. Il faut lire les textes pour ce qu’ils sont, en lien avec leur contexte narratif, historique et culturel, et non pour ce qu’on voudrait qu’ils fussent en fonction d’une idéologie préconçue. Le Conte du Graal du xiie siècle ne peut donc se réduire à la mythologie des Celtes du vie siècle avant notre ère, ou celle des Indo-européens d’il y a quatre millénaires (ceux que Dumézil qualifiait d’Aryens en 1941).

« Un » graal et non « le » Graal

Pour progresser dans l’enquête, il faut revenir à la lettre du récit de Chrétien, ce que Dumézil ne fit jamais lorsqu’il traita du graal33. À s’en tenir strictement à Chrétien, l’objet ne peut pas symboliser d’emblée une quelconque souveraineté parce qu’il est renvoyé à la plus vague indétermination : un graal. Le mot et l’objet qu’il désigne ne sont donc pas supposés avoir une longue histoire légendaire ni une valeur éminente avant cet emploi, puisque l’article indéfini un a ici la valeur (courante en ancien français comme en français moderne) de « un quelconque » (Moignet, 1973, p. 101). Le graal est un simple plat dans lequel est déposée une hostie : « D’une seule oiste, ce savons/ Que l’an an ce graal aporte/ Sa vie sostient et conforte34 » (v. 6422-6424). Avant Chrétien, l’emploi du mot est rarissime en français écrit. Sa brève apparition dans le Roman d’Alexandre (1160) concerne deux personnages ordinaires qui mangent ensemble dans le même plat. Ailleurs, le mot est mentionné dans des textes latins (des inventaires de succession) où il ne désigne que de grands plats de service (Gossen, 1959), souvent d’un métal précieux (or et argent).

Si un graal contient une hostie, ni cette dernière ni a fortiori un simple plat ne peuvent conférer le moindre titre de « souveraineté » au Moyen Âge. Si tel était le cas, tous les communiants seraient rois ou princes ! En revanche, graal et hostie ont un rapport évident avec la nourriture : plutôt spirituelle pour l’hostie, ordinaire pour un plat de service. Chez Chrétien, un vieux roi reçoit une hostie dans un graal qui vient régulièrement le servir. Ce roi ne règne plus ; l’hostie le « soutient » et le « réconforte » depuis douze ans. L’hostie ne le rajeunit même pas ; elle ne lui apporte rien d’autre qu’un soin palliatif à son grand âge. De plus, ce n’est pas un graal en soi qui lui vaut ce soutien. Par contre, au Moyen Âge, la vertu des hosties s’inscrit dans une tradition de miracles eucharistiques (Corblet, 1885) qui relève de l’exemple au sens rhétorique et apologétique. Un graal n’y sert à rien ; il n’est qu’un support neutre du viatique : support démesuré à dessein pour amener Perceval à s’interroger. Donc, si un graal est qualifié de « tant sainte chose », c’est uniquement parce qu’il porte cette hostie consacrée et non en vertu d’une magie particulière qui serait inhérente à cet objet. Perceval aurait dû s’en aviser car, pour paraphraser une célèbre formule, lorsqu’un plat tot descovert (v. 3301) laisse voir une hostie, le sot ne voit que le plat.

Un « service » et non un « cortège »

Les mots d’aujourd’hui trahissent souvent la littéralité des textes médiévaux. Ils imposent au texte ancien un formatage anachronique qui oriente le lecteur vers le contre-sens. Le français moderne peut ainsi faire obstacle à l’ancien français, d’où le péril mortel des traductions. L’utilisation abusive de la notion de cortège est un piège fatal au commentaire de la scène du graal35. D’abord, ce mot et la chose qu’il désigne sont anachroniques pour le xiie siècle (cortège n’est introduit dans la langue française qu’en 1622). Inadapté au contexte, il induit la falsification d’un « service » (de table) en cortège royal institutionnel, ce qui amène fatalement l’erreur d’interprétation. Parler de « cortège » revient à donner à l’épisode une signification politique qu’il ne possède visiblement pas. Lorsqu’il est question d’un graal, le terme employé spécifiquement est le verbe servir ; on ne quitte donc jamais le domaine d’un service pour un repas privé. Toute autre qualification ou supputation est abusive parce que le verbe servir (toujours appliqué au graal) est martelé par Chrétien, à la rime, aux vers 3245 (« del graal cui l’an an servoit », « qui bénéficie du service du graal »), vers 3293 (« del graal cui l’an an servoit »), vers 3302 (« ne set pas cui l’an an sert »), vers 6380 (« ge ne sai cui l’an an servi »). Dernier exemple au vers 6413-6414 (« quant tu del graal ne seüs/ Cui l’an an sert »). Ce simple constat ne peut échapper au lecteur attentif de l’ancien français ; il échappe en revanche aux lecteurs d’une traduction.

Avec l’hostie, le service du repas appelle celui de la communion. Ramenée à son aspect le plus explicite, l’apparition du graal se limite à ce « service » eucharistique36. Au lieu d’un supposé « cortège » unificateur d’un ensemble diffus, il y a en réalité deux services de table indépendants et distincts. Le premier, on l’a dit, est eucharistique : on apporte une hostie dans un plat à un vieux roi (une lance qui saigne précède ce plat). Le deuxième est un service de table royale : le roi Pêcheur et son hôte se partagent un festin plantureux dont on ne présente pas les serviteurs. Inutile de croire que c’est un graal qui les sert. Un graal ne contient qu’une hostie, rien d’autre, et il ne produit aucune nourriture37. Pour ce roi et son hôte, les serviteurs sont inutiles parce que, dans l’autre monde, les nourritures sont toujours abondantes et offertes38 ; elles se reconstituent d’elles-mêmes comme le poisson dans la Vie de saint Corentin, quand elles ne se produisent pas d’elles-mêmes comme dans le Voyage de saint Brendan : les nourritures féeriques n’ont nul besoin de récipients puisqu’elles arrivent par génération spontanée. Lorsque Brendan et ses compagnons accostent affamés sur une île déserte de l’autre monde, le boire et le manger leur sont fournis sans la médiation d’aucun cuisinier, ni d’aucun ustensile particulier, ni d’aucun serviteur39 ; il en est de même sur l’île d’Avalon40 telle que décrite dans la Vie de Merlin41. C’est une idée matérialiste moderne que de croire en des plats « pourvoyeurs » de nourriture. L’esprit rationnel a besoin d’une cause matérielle pour expliquer la génération spontanée et féerique de mets ; la visée du mythe s’en dispense42. Dans le Conte du Graal, le service de la table d’hôte (Perceval et le Roi Pêcheur) n’est jamais décrit puisque tout arrive tout seul. Le lendemain, les lieux sont déserts ; tout a disparu43. Au xiiie siècle, dans la Quête du saint Graal, le graal se déplace de lui-même ; personne ne le porte et il rassasie à gré (idée obtenue par un simple jeu de mots graal/gré) tous ceux qui sont réunis autour de la table : version médiévale de la multiplication des pains, mais sans aucune précision sur la nourriture servie par ce Saint Graal aux chevaliers.

En résumé, on assiste avec ces deux repas parallèles à l’opposition classique entre un repas profane païen (celui du roi et de Perceval) et un repas chrétien (eucharistique) servi à un vieux roi invisible : les nourritures terrestres s’opposent ainsi à la frugale nourriture spirituelle. C’est à cette opposition que Perceval devait s’éveiller pour atteindre le sommet d’une initiation chrétienne qu’appelaient de leurs vœux sa mère et Gornemant. C’est aussi sur cette opposition que le lecteur est invité à méditer. On comprend donc qu’il est vain d’opposer une origine chrétienne et une origine païenne pour l’inspiration du récit (Frappier, 1972, p. 163-212) car les deux se mêlent étroitement dans le contexte médiéval d’une « mythologie chrétienne » (Walter, 2003). Quant à ce service de table, surtout déguisé en service eucharistique, il n’a évidemment rien d’un « mythe » exclusivement « celtique » : un mythe ne se réduit jamais à un simple motif.

Affabulation et fake news

La comparaison d’un graal avec un chaudron dit d’abondance des Celtes est naïve, abusive et incompatible culturellement. Comme l’ont rappelé Christian Guyonvarc’h et Françoise Le Roux (1986, p. 374), un graal chrétien « est, négativement l’abolition de la Souveraineté celtique, puisque dans la conception chrétienne, le Christ est roi et que le Pape est aussi détenteur du pouvoir temporel ». Autant dire qu’il est définitivement impropre à incarner toute idée de souveraineté. Dans la Première Continuation du Conte du Graal, le graal n’est toujours pas un objet unique en son genre44. Le lecteur découvre une salle où cent graals contiennent chacun une tête de sanglier. Il n’existe donc aucune réputation « sainte » attachée à cet objet avant Chrétien et même après lui (avant sa sacralisation par des clercs, au début du xiiie siècle).

Mieux encore : chez Chrétien, ce graal quelconque disparaît du récit après être passé devant Perceval et sans jamais l’avoir servi. Plus tard, lorsque Gauvain apprendra la visite de Perceval chez le Roi Pêcheur, il décidera aussitôt de partir en quête non pas du graal mais de la mystérieuse lance qui l’accompagnait (v. 6162-6171) ; celle-ci lui paraît infiniment plus stratégique et intéressante qu’un plat à poisson. Visiblement, la « quête du Graal » n’est pas encore mûre en 1182. Perceval lui-même n’était pas parti en « quête » d’un graal dès le début de son aventure, puisqu’il en ignorait totalement l’existence. Quant à l’hostie, il sait où la trouver : dans n’importe quelle église en communiant. Point n’est besoin d’une quête longue et ardue pour cela. La valeur « sainte » du graal, pendant la soirée mémorable de Perceval, réside bel et bien dans l’hostie et non dans l’objet graal en soi.

Alors d’où vient l’idée selon laquelle un graal incarnerait la souveraineté ? Incontestablement du fait de projeter sur un graal de Chrétien toute la réputation légendaire réservée à l’objet après Chrétien, en particulier lors de la « quête du Saint Graal ». Ce graal si désirable sera débarrassé du tailloir et de la lance de Chrétien qui lui faisaient de l’ombre : il sera essentialisé. Il prendra soudain une nature intemporelle et anhistorique entérinée par certains successeurs de Chrétien. Le Saint Graal remplace désormais un graal. Les symptômes graphiques de cette extrapolation sémantique seront, chez les critiques modernes, la présence d’une majuscule au mot et l’emploi de l’article défini : le Graal, ce qui entraîne souvent les confusions entre les différents graals. La possession du « Saint Graal » vaudra consécration suprême et un seul chevalier en jouira : Galaad, le fils de Lancelot. Ce n’est pas le cas de Perceval chez Chrétien car le jeune homme se moque de posséder un plat qui ne lui servirait à rien. Il est donc vain d’expliquer le graal de Chrétien par sa postérité littéraire car le graal relève d’un mythe littéraire (créé par la littérature) dont la diffusion est due à l’écriture et aux ré-écritures successives du récit de Chrétien. L’écrivain champenois a adapté un « conte » qui reste à identifier45. Il n’est donc pas allé le chercher dans un obscur mythe celte que nul n’a jamais été en mesure de débusquer ; Chrétien n’était pas un rétro-mythomane « celtique ». Quant à ses continuateurs médiévaux, ils ont brodé à leur manière, avec d’autres contes, sur les motifs engagés dans le conte de Perceval.

Ainsi, les faussaires du graal (ignorant la philologie et l’histoire médiévales) donnent à un graal de Chrétien un passé mythique qui n’a jamais existé. Ils créent un empilement de fake news. Enhardis par la bourde de Dumézil (pour les plus érudits) ou par la définition des dictionnaires (pour les béotiens)46, ils succombent tantôt au fantasme d’un « vase sacré » qui remonterait aux évangiles, tantôt à l’hypermnésie d’un objet mythique venant du tréfonds des âges celtiques. La réalité est pourtant tout autre. Selon l’ensemble des enquêtes philologiques rassemblées à ce jour47, un graal reste un plat, rien d’autre. La preuve immédiate est apportée par l’ermite dans le récit de Chrétien. Celui-ci affirme à Perceval que le graal ne contient pas un saumon, un brochet ou une lamproie (servis entiers, non découpés, comme c’est l’usage des tables médiévales). En réalité, il ne contient qu’une seule hostie. On voit mal comment servir un saumon entier dans un vase (« sacré » qui plus est !), a fortiori dans un calice. Remise en contexte, l’apparente incongruité de ce dressage s’explique par le fait qu’il s’agissait de susciter une interrogation de Perceval. Il n’y a donc pas de « mystère du graal » puisque l’ermite explique à Perceval la nature et la fonction de l’objet. En revanche, la lance pose une réelle interrogation par son saignement.

Le Conte du Graal est un conte

Une critique de taille a été formulée contre la thèse des origines celtiques du récit de Chrétien : elle livre des éléments éclatés, discontinus, fragmentaires (Frappier, 1972, p. 198), contraignant à des reconstructions artificielles de « sources » (parfois imaginaires) fondées sur des rapprochements forcés et jamais convaincants, bref jamais rien qui ressemble à un récit cohérent avec un début, un milieu et une fin. Or, la « source » de Chrétien (si elle existe) doit au contraire livrer, en ordre, un maximum de motifs narratifs, organisés par une grammaire du récit, pour pouvoir coïncider avec l’essentiel de l’œuvre (ici, pour le moins, la totalité de la partie relative à Perceval48). Pour explorer cette source hypothétique utilisée par Chrétien, on s’autorisera une tautologie : le Conte du Graal est un conte. D’ailleurs, Chrétien de Troyes a avoué lui-même qu’il utilisait des contes ; il se flattait de ne pas les morceler ni les corrompre comme font les baladins qui gagnent leur vie à les réciter devant les cours royales49.

Depuis le début du xxe siècle, les travaux des folkloristes ont abouti à la constitution d’une classification internationale des contes d’une part (ATU), et des motifs narratifs d’autre part (Thompson, 1955-1958). Ils ont prouvé que la plupart des contes et motifs-types qu’ils identifiaient existaient déjà dans la littérature médiévale. L’utilité de leurs catalogues est donc grande pour les repérages narratologiques des médiévistes.

Dans une précédente étude (Walter, 2004), nous avions repris l’hypothèse d’un conte-type bien précis qui charpenterait le Conte du Graal : il porte le sigle 910B (« Les bons conseils ») dans la classification ATU. À cette époque, nous n’avions pu accéder à l’importante étude que lui avait consacrée un ethnologue et folkloriste canadien. Nous voudrions souligner à présent l’intérêt de sa minutieuse recherche. Jean-Pierre Pichette (1991) a collectionné et étudié 268 versions du conte-type 910B émanant de 55 pays. Il leur a adjoint 51 versions canadiennes ainsi qu’une cinquantaine de versions anciennes (médiévales pour la plupart). Curieusement, la partie Perceval du Conte du Graal lui a échappé. Comme on va le voir, elle constitue pourtant une pièce maîtresse pour attester la circulation de ce type de conte au Moyen Âge. C’est surtout par la voie des exempla que Chrétien a pu connaître ce conte, puisque des versions médiévales déjà signalées par Emmanuel Cosquin (1922, p. 73-162) et complétées par Jean-Pierre Pichette (1991, p. 185-225) figurent justement dans des recueils d’exempla. Autrement dit le « livre50 » que Chrétien aurait reçu de Philippe d’Alsace (dédicataire de son Conte du Graal) pourrait parfaitement être un recueil d’exempla comme il en existait déjà au xiie siècle51.

Dans le résumé de la partie Perceval du Conte du Graal que nous produisons ci-dessous, nous suivons (dans l’ordre de leur succession) la table générale52 des motifs du conte 910B réalisée par Jean-Pierre Pichette. Nous affectons à chaque motif présent chez Chrétien sa lettre et son numéro dans la table synthétique du folkloriste (ainsi que, le cas échéant, son no du Motif-Index). On verra à quel point cette partie Perceval obéit strictement au schéma linéaire de ce conte-type, jusque dans d’infimes détails parfois.

I. L’engagement (v. 69-1701)
(v. 69-394)
Une veuve (A 2) qui a un grand garçon (A 3) vit pauvrement (A 8). Le fils décide de partir (B 2) pour une période indéfinie (B 6) parce qu’il veut devenir chevalier53 (B 29).

II. Les bons conseils

Conseils de la mère (v. 527-634)

Sa mère (A 15) lui donne trois conseils (A 28, motif J234). Le premier concerne les femmes (D 7), le deuxième ses rencontres avec des hommes (B 15), le dernier concerne Dieu et la piété : ne pas passer devant une église où a lieu une messe sans y assister (F, motif J21.17). Elle lui donne une chemise qu’elle a cousue (B 33, motif H431.1).
Suit un épisode où le jeune homme applique mal le conseil relatif aux femmes : il rudoie une demoiselle sous une tente. Déçu par le roi Arthur, il tue un Chevalier Vermeil pour posséder des armes.

Conseils de Gornemant de Gohort (v. 1301-1698)

Il arrive chez un homme de bien qui s’imposera comme son maître (A 9, motif J152.7) et qui lui donne à son tour trois conseils (A 28). Le premier est de ne jamais frapper pendant sa colère (E 9, motif J.21.2), par exemple en faisant grâce à un chevalier vaincu en duel ; le deuxième est de ne pas trop parler, en fait ne pas demander ce qui ne vous regarde pas (C 2, motif J21.6.1.2) ; le troisième est d’aller à l’église pour prier Dieu (F). Avant de laisser partir son élève, le maître lui offre de nouveaux vêtements (H 22).
Le jeune homme veut rentrer chez sa mère (v. 1700-1701).

III. Les obstacles du retour

III.1. Le bon chemin (v. 1699-2973)

Le jeune homme arrive près d’un château ravagé par la guerre (celui de Blanchefleur chez Chrétien). Apprenant les circonstances du conflit (C 2), il se porte au secours des victimes et les sauve (C 3).

III.2. La maison de la tête de mort (voir ATU 992A) (v. 2974-3421)

Il est hébergé dans un château (A 3) où on lui donne le vivre (A 4) et le couvert pour la nuit (A 5). Son hôte possède un physique peu engageant : il est estropié (A 8). À l’heure du souper, le jeune homme assiste à une scène étrange (B). [Un domestique (C 2) apporte une tête de mort (C 4), motif macabre correspondant chez Chrétien à la lance qui saigne.] Le héros intrigué aurait envie de connaître la raison de cette scène (C 36) mais se rappelant un conseil reçu (II.C2), il ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas. Il a bien fait car tous ceux qui ont osé poser des questions ont été tués par l’hôte de céans.
NB : Nous donnons entre crochets le motif du conte de Peredur, le Perceval gallois54. Nous reviendrons sur les objets que Perceval voit passer devant lui dont l’un est sanglant (une lance) et correspond à la tête de mort. Lors de cette scène, Perceval reste muet comme dans toutes les versions étudiées par Jean-Pierre Pichette. Le lendemain matin, hommes, femmes et objets ont disparu.

Application judicieuse du conseil relatif aux femmes et à la « merci » (l’Orgueilleux de la Lande rudoie son amie pour son comportement ; il est vaincu en duel par Perceval qui lui fait grâce). Réparation de l’erreur antérieure (voir II).

IV. La récompense (v. 6217-6518)
Perceval rencontre son oncle ermite qui lui apprend le catéchisme. À défaut d’être ordonné prêtre comme dans certaines versions internationales du conte (B), il reçoit la révélation des plus hauts mystères qu’un homme puisse posséder : les noms secrets de Dieu (conclusion propre à Chrétien). Il communie (respect du conseil ultime relatif à Dieu).

Il faut revenir, à présent, sur la version de Chrétien qui, en lieu et place d’une tête de mort (version Peredur), fait place à trois objets : une lance qui saigne, un graal et un tailloir. Perceval aurait dû poser une question précise sur les deux premiers : épisode trop célèbre sur lequel presque deux siècles de commentaires se sont focalisés en négligeant totalement la trame des conseils qu’on doit absolument rétablir ici, grâce à l’étude de Jean-Pierre Pichette, car elle conditionne l’apparition des objets. À plusieurs reprises, le narrateur insiste sur le mutisme de son personnage (le rappel appuyé de ces avertissements intervient lors de la séquence du graal, à trois reprises : v. 3204-3212, v. 3244-3253, v. 3294-3298). S’établit ainsi un lien nécessaire entre les conseils reçus par son héros et la scène macabre qui se déroule sous ses yeux. C’est la parfaite signature du conte-type 910B. On se demande alors si, parmi les multiples variantes de l’épisode III.2 (la maison à la tête de mort), il n’y en aurait pas une qui, dans le corpus réuni par Jean-Pierre Pichette, pourrait inclure les objets de Chrétien : lance, graal et tailloir. Or, cette version existe effectivement.

Au préalable, un réexamen philologique du texte de Chrétien est nécessaire pour relever les particularités fines de ces objets. À cet effet, il suffit de leur appliquer un critère structural : trouver une caractéristique qui les rassemble et qui, simultanément, les oppose au sein de cette particularité commune. À l’évidence, la caractéristique partagée est leur matière métallique ; le trait qui les oppose, c’est leur métal différent : le graal est en or (« Li graax qui aloit devant,/ De fin or esméré estoit », v. 3232-3233), le tailloir est en argent (« un tailleor d’argent », v. 3231) et la lance est blanche avec une pointe de fer blanc (« La lance blanche et le fer blanc./ S’issoit une gote de sanc/ Del fer de la lance au somet », v. 3197-3199).

Parmi les versions internationales du conte, celle collectée par le folkloriste russe Alexandre Afanassiev peut expliquer la variation entre la tête coupée dans un plat (Peredur gallois) et les trois objets de Chrétien dans le contexte précis du conte-type 910B. Cette version a été recueillie dans les environs de Ranenbourg (province de Riazan, à 185 kilomètres au sud-est de Moscou) sur un territoire très anciennement peuplé de Finnois55. Après la mort de son père qui était marchand, un jeune homme orphelin nommé Ivan part à l’aventure pour gagner sa vie. Il reçoit deux bons conseils en vendant deux tapis brodés par son épouse : « Avant la mort, tu n’as rien à craindre » et « Réveille les gens et interroge-les avant de leur trancher la tête ». Muni de ces conseils, il suit ses oncles qui partent en mer pour commercer. Soudain, une carpe émerge des eaux et demande aux commerçants un homme russe capable de démêler une affaire pour le Destin ; il leur sera restitué par la suite. Les oncles s’adressent à Ivan qui se souvient du conseil reçu : « Avant la mort, tu n’as rien à craindre ! ». Ivan plonge avec la carpe et descend au fond de la mer. Le Destin cherche à savoir lequel de ces trois métaux : l’or, l’argent et le cuivre est le plus précieux. S’il résout cette énigme, il sera récompensé. Réponse d’Ivan : « Le plus précieux, c’est le cuivre, car on ne peut se passer de cuivre pour faire les comptes : toutes les pièces d’un kopek, d’un demi-kopek et d’un quart de kopek sont en cuivre ; on peut en faire un rouble, tandis qu’on ne peut pas diviser les pièces d’or et d’argent ». La carpe remonte Ivan sur son navire et celui-ci le retrouve rempli de pierres précieuses.

Par la suite, Ivan fit fortune et rentra chez lui où le respect du deuxième conseil lui valut d’éviter de tuer ses propres fils. Dans les deux cas, le lieu de l’action est un mystérieux royaume sous-marin : celui du Destin où Ivan est conduit ; pour Perceval, c’est une maison « an un aval » (v. 3032), dans un val56 qui suggère « en aval » par résonance un pays d’Avalon, au-delà des vagues (la géographie terrestre dissimule à peine un pays d’outre-monde, ultra-marin). L’invitation d’une carpe (en russe gorbyl’, « grosse tête57 ») est parallèle à celle d’un Roi Pêcheur dont on se demande si, du fait de ses jambes problématiques, il n’était pas, dans une version antérieure du conte, un roi poisson58. La séquence la plus intéressante de cet épisode est évidemment le passage d’Ivan sous la mer et la curieuse question que lui pose le Destin personnifié au sujet d’une triade de métaux59. À l’exception du fer qui remplace le cuivre60, c’est une même triade métallique que Perceval voit passer devant lui. Jean-Pierre Pichette recense neuf versions de cette aventure subaquatique qu’il apparente au conte-type 677 « Le fer est plus précieux que l’or »61. Selon lui, ce conte 677 ne serait pas une formation indépendante mais une variante régionale du type 910B. Il note par ailleurs que sur les neuf versions recensées quatre sont finnoises et cinq russes, ce qui semble localiser la variante dans l’aire finno-russe. D’autres investigations sur les variantes internationales du conte ATU 910B seraient de nature à enrichir ces observations62. Les présentes remarques arrachent en tout cas le récit de Chrétien aux tourbières trop exclusivement celtiques auxquelles on a voulu le confiner ; elles évitent aussi à l’exégète de lâcher la proie des contes pour l’ombre de mythes inconsistants. Au plan de la structure narratologique chez Chrétien, le motif séquentiel du graal ne peut être dissocié du motif des questions à (ne pas) poser. De ce fait, toute identification d’une « source » de Chrétien qui n’intègre pas la collusion de ces deux motifs imbriqués l’un dans l’autre perd toute pertinence.

La répartition de l’or, de l’argent et du fer redistribue l’importance symbolique des trois objets de chaque matière, et redonne un statut au tailloir ignoré des commentateurs. Quant à la prééminence accordée à un graal, elle se trouve du même coup fortement relativisée puisque c’est le fer saignant de la lance qui attire immédiatement l’attention (avant un graal et un tailloir). En considérant la tradition narrative de ce pseudo-conte 677 (en fait, épisode local du conte 910B), on doit conclure que le fer délivre un message sanglant que Perceval est appelé à méditer, surtout qu’il émane d’une arme de destruction massive et non de la Sainte Lance du centurion Longin (Peebles, 1911) !

Une image-relais

Comme Ivan entraîné sous la mer par une énorme carpe, Perceval « en aval » (en Avalon, sous les vagues ?) à l’invitation d’un Roi Pêcheur (qui fut peut-être un roi poisson) a rendez-vous avec le Destin. L’or du graal, l’argent du tailloir et surtout le fer de la lance lui font signe. Trop occupé à savourer le repas plantureux qu’on lui sert, le jeune homme reste muet devant un graal et une lance qui n’éveillent en lui aucun écho intérieur. C’est le traditionnel motif de discrétion spécifique au conte 910B. Comme les deux questions qu’il devait poser ne concernent que le graal et la lance, elles suggèrent un dilemme relatif à ces deux objets. Dans son initiation, Perceval ignore encore qu’il est au carrefour de sa vie et qu’il lui faut choisir entre l’hostie du graal en or ou le sang du fer de lance, autrement dit une vie de piété et de religion ou un destin chevaleresque et guerrier. En bref, l’hostie ou la lance63 ?

La lance adressait pourtant un avertissement : fée et fatidique, elle fait couler un sang que nul ne peut jamais étancher. Militia malicia disait un proverbe clérical qui dénonçait la violence gratuite des hommes d’armes64. La mère de Perceval n’avait-elle pas opportunément rappelé à son fils la mort tragique de ses frères et de son père au combat ? Ne le dissuadait-elle pas de suivre cette voie périlleuse ? Il apprendra même que cette lance qu’il a vue détruira un jour tout le royaume de Logres (v. 6169-6171), car cette arme ogresque et vampirique aime le sang. La violence de la guerre ne met-elle pas fin toujours trop tôt au bel idéalisme des chevaliers ? Alors, le destin de Perceval sera-t-il de se tourner vers l’hostie d’un graal ou vers une lance avide de sang humain ?

Une image relais parcourt toute la partie Perceval du conte. Comme un leitmotiv, elle met en exergue le destin du héros ; elle ramène le véritable enjeu du récit à l’avenir indécis du jeune homme. Or, cette image-clé repose sur le contraste constant du vermeil et du blanc. Dans une prairie enneigée, après le repas chez le Roi Pêcheur, trois gouttes de sang tombent sur la neige. Un faucon vient d’attaquer et de blesser une oie :

Li vermauz sor le blanc asis
Come les gotes de sanc furent
Qui desor le blanc aparurent (v. 4204-4206)

« […] le vermeil sur fond blanc, comme les gouttes de sang qui apparurent sur le blanc [de la neige] […]. »

Le vers 4204 était employé plus haut à propos de Blanchefleur dont le visage semble réapparaître soudain sur la neige tachée de sang :

Et mialz li avenoit el vis
Li vermauz sor le blanc asis (v. 1824-1825)

« Sur son visage, il discernait mieux le vermeil sur fond blanc. »

Cette image centrale du vermeil sur le blanc forme une « semblance » quasi héraldique avec l’homophonie finale des mots sang et blanc. Elle réapparaît à d’autres moments décisifs de l’intrigue. D’abord lorsque Perceval rencontre des chevaliers pour la première fois, une explosion de couleurs baigne l’apparition des hommes en armes et fait ressortir le vermeil et l’argent (le blanc, en héraldique) :

Et vit le vert et le vermoil
Reluire contre le soloil,
Et l’or et l’azur et l’argent (v. 133-135)

Le vermeil (seul) réapparaît ensuite avec l’insolent Chevalier Vermeil que Perceval terrasse et dont il va s’approprier les armes pour devenir à son tour un « chevalier vermeil ». Mais le rouge de ces armes se fond ensuite dans le rouge du sang, particulièrement celui de la lance qui précède un graal :

Et tuit cil de leanz veoient
La lance blanche et le fer blanc ;
S’issoit une gote de sanc
Del fer de la lance an somet
Et jusqu’à la main au vaslet
Coloit cele gote vermoille. (v. 3197-3201)

« Toute l’assistance voyait la lance blanche et le métal blanc, et une goutte de sang qui, venue de la pointe du fer de lance, coulait jusqu’à la main du jeune homme, toute vermeille. »

Ainsi, le contraste du blanc et du vermeil relie quatre épisodes entre eux : la rencontre des chevaliers, le visage de Blanchefleur, la lance qui saigne et les gouttes de sang sur la neige. Autrement dit : la chevalerie, le souvenir d’une femme à aimer, l’arme qui blesse et porte la marque d’un « sang qui n’a jamais été étanché » (v. 6410)65, l’oie blessée. Entre ces quatre variations d’une même image où le vermeil côtoie le blanc, le destin de Perceval est comme suspendu. Il veut devenir chevalier mais l’assimilation du rouge vermeil à la chevalerie violente et au sang de la lance devrait l’amener à se détourner des armes (voire d’une Blanchefleur qu’il n’a pourtant pas déflorée). C’est ce qu’il comprend chez l’ermite, le jour du Vendredi saint, avant de recevoir l’hostie le jour de Pâques (v. 6512). Dès lors, de Perceval il ne sera plus jamais question. Entre la lance qui saigne et l’hostie du graal, son choix est arrêté : l’hostie l’a emporté. Cet itinéraire de vie fut-il aussi celui de Chrétien lui-même ? Dans cette œuvre ultime du conteur champenois, la question peut se poser.

Le schéma narratif du conte 910B impose le motif de la discrétion : ne jamais poser de question à un moment précis de l’intrigue : l’arrivée dans la maison d’une tête de mort. Pourtant, on reproche à Perceval de ne pas avoir posé les questions fatidiques qui auraient guéri le roi et rendu la prospérité à son royaume. Il aurait peut-être révélé une nature royale de thaumaturge puisque seul un roi peut guérir un autre roi. Mais Perceval n’a posé aucune question ; il n’a pas guéri le roi ; il ne deviendra pas roi car, finalement, tel n’était pas son destin. Paradoxalement, son silence apparaît finalement comme une bénédiction parce qu’il le rend disponible à la révélation du Vendredi saint. Son oncle ermite l’initie alors aux plus hauts mystères du monde : les noms secrets de Dieu. En rétablissant le schéma narratif du conte que Chrétien a suivi pour construire son récit, on pressent les aménagements de motifs dont l’écrivain a pris l’initiative pour mener à bien son projet poétique. Un écrivain médiéval est aussi un créateur ; bien qu’il hérite souvent d’un récit déjà formé avant lui, il conserve toujours l’initiative d’une adaptation possible de ces motifs au contexte culturel de son époque (milieu de cour, contexte religieux, mécénat). La séquence du repas chez le Roi Pêcheur (avec le graal et la lance) n’est pas isolée du reste de l’histoire : elle ne constitue qu’une étape parmi d’autres, pour Perceval, d’une évolution de la naïveté vers la conscience de soi.

En définitive, rapportées à la minuscule séquence autour d’un graal et d’une lance, les trois fonctions duméziliennes apparaissent comme un raccourci réducteur, paresseux et falsificateur. Non seulement, elles n’expliquent rien du texte médiéval lui-même, mais surtout elles récrivent une œuvre qui n’a jamais existé en jouant sur de fausses analogies et en renvoyant l’extrait de l’œuvre à une antiquité « celtique » indéterminée, en dehors de son vrai contexte médiéval. Ce n’est pas une méthode que de récrire les œuvres médiévales pour les interpréter. Au lieu de réciter les trois fonctions comme un mantra pour se dispenser de toute réflexion critique et philologique, un exercice de vigilance s’impose, tout comme le bon usage du déterminant du substantif (un graal n’est pas le graal). En tout cas, ce destin d’un graal inopiné permet de saisir au vol les nombreux biais cognitifs affectant la critique des œuvres poétiques : biais de cadrage, biais de confirmation, biais de corrélation illusoire, biais de rétrospection, etc. Pour la séquence du graal, inutile de supposer d’invraisemblables parallèles « celtiques » puisque les contes-types livrent une solution satisfaisante plus respectueuse de l’intégrité de la trame narrative suivie par Chrétien, et surtout plus proche de l’oralité et des sources écrites médiévales. Au final, plus qu’un graal, la lance qui saigne porte la véritable charge symbolique de la scène merveilleuse de Chrétien car elle développe un art de la semblance (sang – blanc) qui institue la fiction comme révélation poétique vers la connaissance de soi. Le conte 910B se signale comme le dénominateur commun au récit de Chrétien, au Peredur gallois et au Parzival de Wolfram von Eschenbach. Il peut servir d’outil de comparaison adapté à de nouvelles études intertextuelles entre ces œuvres, sans oublier les continuations françaises du Conte du Graal.

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Notes

1 Toutes nos références au Conte du Graal de Chrétien de Troyes renvoient à l’édition de la Pléiade (Chrétien de Troyes, 1994). Return to text

2 Délires : Un ouvrier en bâtiment nous écrit que le graal se trouve près de son jardin parce que, selon le dictionnaire Gaffiot, calix désigne un tuyau d’aqueduc ; or, il a justement trouvé un morceau d’aqueduc romain près de son jardin. Des plaisantins continuent de soutenir que le graal de Chrétien est un vase (ou un calice), oubliant que l’ermite du récit déclare que le graal pourrait contenir un saumon entier (dans un vase ou un calice, vraiment ?) ! La détresse cognitive règne parfois dès qu’il est question de graal. Mieux vaut s’en tenir aux éléments pourtant clairs donnés par le texte de Chrétien ; encore faut-il pouvoir et vouloir le lire. Return to text

3 C’est aussi soumettre une œuvre du passé à une idéologie contemporaine et anachronique au détriment de sa remise en contexte historique, culturel et linguistique. En somme, c’est « l’après-littérature » (Alain Finkielkraut). Return to text

4 Lors de l’émission Apostrophes télédiffusée le 18 juillet 1986. Return to text

5 Et ceci d’autant moins qu’il s’est avisé discrètement de son erreur tandis que ses épigones ont renchéri sur elle. Être intelligent, ce n’est pas être infaillible mais avoir appris à se tromper. Return to text

6 Les biais cognitifs ont été théorisés par Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie en 2002) et Amos Tversky. Sur cette question, voir le recueil d’études spécialisées dirigé par Jean-François Marmion (2018). Return to text

7 Émile Burnouf n’est mentionné que deux fois dans le Festin d’immortalité pour sa seule traduction de la Bhâgavata-Purâna (Dumézil, 1924, p. 65 et 68). Return to text

8 En 1924, Dumézil aurait pu connaître cette œuvre grâce à la vieille édition de Francisque Michel (1841) qu’il ne cite jamais. Une meilleure édition du texte fut établie 86 ans plus tard par William Nitze (Robert de Boron, 1927). Return to text

9 Grundriss (1984, p. 105) : Conte du Graal (entre 1179 et 1182), p. 199 : Le Roman de l’estoire dou Graal de Robert de Boron (1205-1210). La postérité de Robert par rapport à Chrétien a été prouvée par William Nitze (1923, p. 300-314). Return to text

10 On peut relativiser l’innovation de cette découverte lorsque l’on sait qu’avant Dahlmann et Dumézil, Loys Le Roy (1510-1577), professeur de grec au Collège de France, avait universalisé une théorie tripartite des sociétés dans son Sommaire des Monarchiques (1570) ! Il y établit le premier parallèle connu (à ce jour) entre l’ordre ternaire à Rome, en Inde, en Gaule, en Europe moderne et … en Égypte ancienne. Return to text

11 Coïncidence fâcheuse avec le triomphe du nazisme en Europe. Elle a été exploitée par les adversaires de Dumézil, dont Carlo Ginzburg (1985, p. 695-715), le nazisme exaltant lui-même une rhétorique trifonctionnelle : parti nazi, Reichswehr, Arbeitsfront. Réponse de l’intéressé : Dumézil, 1985, p. 985-989. En dernier lieu sur ce débat : Éribon, 1992, p. 228. On pourra toutefois difficilement prendre pour de la pure naïveté scientifique (en 1941) la définition raciale des Indo-Européens qualifiés d’Aryens par Dumézil (avec cette définition digne de Mein Kampf : « race blanche avec prédominance marquée du type nordique », 1941, p. 12-13) : confusion regrettable de la linguistique (« les langues indo-européennes ») et d’une ethnologie fantasmée (« les Indo-Européens »). Return to text

12 Guyonvarc’h (1980). En particulier pour La Bataille de Mag Tured (Cath Maige Turedh), p. 47. Ce texte gaélique se trouve dans le manuscrit Harleian 5280 de la British Library daté du xvie siècle, donc bien postérieur à Chrétien de Troyes. Return to text

13 Le Roux & Guyonvarc’h (1990, p. 202) revoient la proposition de Dumézil mais échouent à mettre en relation les quatre talismans (ramenés à trois possesseurs) avec une fonction dumézilienne distincte pour chacun d’entre eux, à l’exception de la pierre (uniquement F1). Pour les autres : lance (F1 + F2), glaive (F1 + F3), chaudron (F1 + F3). Le classement dumézilien patauge désormais en pleine confusion. Return to text

14 Pour Chrétien : graal-lance-tailloir. Pour Robert de Boron et la Quête du Saint-Graal : plus de lance ni de tailloir, un graal seulement. De plus chez Chrétien, l’épée ne fait pas partie de la « procession » (Dumézil). Return to text

15 Voir la notice graal du DEAF [en ligne] : <https://deaf-server.adw.uni-heidelberg.de/lemme/graal> [consulté le 26/10/2021]. Return to text

16 Paropside chez Matthieu (26, 23) et catino chez Marc (14, 20). Graal n’existe ni en hébreu, ni en grec, ni en latin (l’étymon *cratalem souvent invoqué est un adjectif et pose de ce fait un problème de dérivation). Return to text

17 Les mythologies germaniques, scandinaves et celtiques ne sont connues que par des sources écrites du Moyen Âge qui ont subi, pour la plupart, une étape de rationalisation et de christianisation de la part des clercs. Malgré le caractère supposé archaïque de certains de leurs motifs, rien ne garantit jamais totalement l’ancienneté de leur trame mythique. Return to text

18 On s’est parfois demandé ce que pensait l’Église de ce « Saint Graal » avant Chrétien de Troyes. Elle n’en pensait rien du tout puisque la « légende du Saint Graal » n’existait pas de l’époque des Évangiles jusqu’à Chrétien. L’objet « saint graal » n’existait donc pas non plus ; il est une pure fabrication littéraire du xiiie siècle. Return to text

19 Noter la tournure passive et impersonnelle de cette transformation, présentée comme une opération spontanée qui s’effectue d’elle-même. Return to text

20 Le chaudron de Gundestrup ayant été exhumé sans son mode d’emploi « cultuel », on peut imaginer toutes les utilisations que l’on veut mais ce ne seront jamais que des supputations. De plus, sa présence éventuelle dans une séquence narrative conjointement avec deux autres objets pour former une triade lors d’un repas n’est pas du tout établie. À supposer que « l’objet cultuel » en question soit le chaudron du Dagda, il faudrait pouvoir prouver l’identité entre le Dagda, le possesseur dudit chaudron de Gundestrup et le possesseur d’un graal, la transformation incongrue d’un chaudron en plat, la disparition de la pierre criante au profit d’un plat pour signifier la souveraineté, ce qui devient inextricable. Return to text

21 Le graal en question ne sert pas Perceval et son hôte. La preuve en est que Perceval ignore totalement son contenu. Il n’est pas « distributeur » non plus puisqu’il sert uniquement le vieux roi caché dans une autre pièce. Return to text

22 Nous prenons ce terme au sens ethnologique traditionnel : objet considéré comme ancestral et détenteur de pouvoirs protecteurs en faveur d’un clan qui l’honore. Return to text

23 Les « trois fonctions » deviennent un gadget dès lors qu’elles s’appliquent à tout et à n’importe quoi, comme un mantra ou le cache-misère d’un raisonnement indigent. Ramener l’étude mythologique à la détection systématique des trois fonctions dans des textes divers et variés relève d’une caricature de « méthode ». Return to text

24 <http://www.atilf.fr/dmf/definition/tailloir>. Return to text

25 Si la science de Dumézil en impose, elle a parfois incliné ses admirateurs au biais d’autorité (« le maître a dit… »). L’admiration n’exclut jamais l’esprit critique. Return to text

26 La mention du graal comme « talisman » avait déjà totalement disparu de l’article sur les trois trésors de l’épopée narte (Dumézil, 1960). Return to text

27 Ne retenir que ce qui confirme son opinion et minimiser (voire falsifier) systématiquement ce qui peut la contester. Return to text

28 Biais de corrélation illusoire couplé à un biais de causalité et à un biais obsessionnel de confirmation ; un tel dispositif rejoint la théorie selon laquelle la tartine tombe toujours du côté de la confiture (inévitablement celtique). Return to text

29 Elles peuvent avoir toutefois une déclinaison plus rhétorique et politique que narrative, comme le thème des « états du monde », les classes de la société médiévale. Voir en particulier les travaux de Georges Duby et Jean Batany (bibliographie complète dans Remembrances et Resveries, 2006, p. 9-18). Return to text

30 Conte no 59 (Les trois charpentiers) dans Cosquin (1886, t. 2, p. 184-186). Return to text

31 Inutile de relancer de nos jours le débat sommaire entre l’Histoire ou la Structure. Il est devenu évident que les deux perspectives se complètent : les structures ont leur histoire et l’histoire (le discours historique) crée ses propres structures de compréhension du fait historique. Return to text

32 Voir la juste mise au point, à ce propos, de Quémener (2018). Return to text

33 Étonnant : dans ses œuvres, Dumézil cite de nombreuses langues étrangères (certaines très rares, comme l’oubhyk) mais, curieusement, jamais l’ancien français ! Return to text

34 « C’est d’une seule hostie apportée dans ce graal qu’il se soutient et réconforte […]. » Return to text

35 De grands esprits comme Jean Frappier (1977, p. 17-61) ont succombé à ce mirage lexical qui explique pour une large part l’échec de leur interprétation autonome du passage. La répétition d’une même erreur, y compris par des érudits notoires, ne suffit jamais à produire une vérité. Return to text

36 Sur cette tradition eucharistique inaugurée par le Conte du Graal, voir Valette (2008). Return to text

37 Contrairement à l’exagération de Jean Frappier (1972, p. 185-186) qui a ici forcé le texte de Chrétien en s’illusionnant sur le pouvoir magique du graal, la position inverse de Paul Imbs (1950-1952) est en revanche parfaitement fondée sur ce point. Return to text

38 C’est l’Annwvyn gallois ou le sidh irlandais où la consommation de mets succulents et inépuisables a lieu lors de festins permanents (Le Roux & Guyonvarc’h, 1986, p. 280-288). Return to text

39 Benedeit (1984, v. 293-294). Sur une île mystérieuse, les navigateurs « trouvent tout ce qu’ils veulent en abondance » (« Quanque voldrent tut a plentét/ Trovent iloec u sunt entrét »). Voir aussi l’île du saumon dans un autre récit de navigation (Walter, 2004, p. 207-210). Return to text

40 On se demande si Perceval n’arrive pas dans un simulacre de l’île d’Avalon (Walter, 1997 et 2005). La maison du roi Pêcheur se trouve dans un val (v. 3050) et an un aval (v. 3032). En y accédant, il « perce » ce val mystérieux. Chrétien connaît le nom d’Avalon qu’il cite au vers 1919 d’Érec et Énide (édition de la Pléiade). Return to text

41 Vie de Merlin, v. 910-915 (dans Walter, 1999, p. 124-125). Comparer aussi la formulette de certains contes allemands : « Tischlein, deck dich ! » (« Petite table, couvre-toi [de mets excellents] »). Return to text

42 Idem dans le miracle évangélique de la multiplication des pains chez les quatre évangélistes (Matthieu, 14, 14-21et 15, 32-38 ; Marc, 6, 34-44 et 8, 1-9 ; etc.). Le repas du Saint Graal entretient d’évidentes relations d’analogie avec cette péricope dans les romans en prose du xiiie siècle. Return to text

43 Motif de conte analysé par Edina Bozoky (1974). Return to text

44 Sur la grande dispersion du mot dans les parlers d’oïl, voir Roques (1956). Return to text

45 L’univers du conte (particulièrement celui des contes-types) est vraiment le plus immédiat et le plus accessible pour comprendre la matière de base de nombreux récits arthuriens. Return to text

46 Celle du Littré « vase prodigieusement célèbre au moyen âge, dans lequel Jésus fit la Cène, qui servit à Joseph d’Arimathie à recueillir le sang qui coulait des plaies du Christ » (c’est la version de Robert de Boron, donc !) est complétée d’une fable qui a abusé bien des esprits crédules : « après avoir fait des miracles en Terre Sainte, à Rome et selon d’autres dans la Grande-Bretagne, [il] semblait perdu lorsque, dans le sac de la ville de Césarée, en 1102, il fut retrouvé, devint le partage des Génois et, pendant plusieurs siècles, fut montré aux fidèles dans l’église cathédrale de Gênes sous le nom de sacro catino » (avec renvoi à Laborde, 1853, p. 333). Cette pseudo-tradition n’a historiquement rien à voir avec le graal des textes français du xiie et du xiiie siècle. Elle relève des reliques imaginaires qui ont prospéré dans toute la chrétienté. Return to text

47 Voir un résumé synthétique de ces tentatives dans le DEAF [en ligne] : <https://deaf-server.adw.uni-heidelberg.de/lemme/graal> [consulté le 26/10/2021]. Return to text

48 Soit du début au vers 4746 et en rajoutant l’épisode de l’ermite (v. 6217-6518) intercalé dans la partie Gauvain. Return to text

49 « D’Érec, le fil Lac, est li contes,/ Que devant rois et devant contes/ Depecier et corronpre suelent/ Cil qui de conter vivre vuelent. » (v. 19-22) C’est ce que font aussi, à leur manière, les exégètes modernes du graal qui dépècent les aventures de Perceval sans percevoir la trame unique des conseils qui les organise. Return to text

50 Au xiie siècle, le mot désigne un ouvrage de référence en latin. Return to text

51 Un poème latin Ruodlieb du xie siècle quoique incomplet (Cosquin, 1922, p. 79-81) obéissait déjà à la même structure avec lesdits conseils formant la trame du récit. Return to text

52 Il s’agit d’une synthèse synoptique de toutes les versions analysées du conte. Return to text

53 On pourrait aussi retenir le B28 « parce qu’un fléau a sévi ». Perceval a perdu son père et ses deux frères morts au combat et il habite dans une forêt gaste (« ravagée »). Return to text

54 « Après un moment de silence, ensuite, voici deux jeunes filles qui entrent avec un grand plat, sur lequel il y avait une tête d’homme et du sang en abondance » (traduction de P.-Y. Lambert, p. 249). La lance précède cette apparition avec « trois ruisseaux [de sang qui] la parcouraient tout au long, de la pointe jusqu’à terre ». Le motif de la tête de mort dans un plat figure également dans le conte d’Arthur et Gorlagon (2007). Return to text

55 Afanassiev (2010, p. 211-213). Pichette (1991, p. 421-422) (version RUS-2). Return to text

56 « Lors vit devant lui an un val » (v. 3050). D’où son nom de Perce-val : celui qui a percé le secret du val. Return to text

57 Je remercie Ioulia Poukhlii de m’avoir suggéré cette traduction. Pour l’espèce de poisson désignée par ce terme, nous suivons la proposition de Lise Gruel-Apert. Certaines carpes peuvent atteindre une taille effectivement démesurée. Zakhar Prilepine (2014, chap. 7, début) rappelle que gorbyl’ possède une dénomination méridionale russe qui est laskir (« carpe de mer »). On notera aussi le nom en gor- de ce poisson qui n’est pas sans faire écho à d’autres noms en gor- dans les récits arthuriens : l’allitération Gornemant de Gohort dans le Conte du Graal, mais aussi Gorgol et Gorlagon dans un conte arthurien (Arthur et Gorlagon, 2007) qui présente d’intéressantes convergences avec le conte 910B. Return to text

58 Walter (2004, p. 201-223). Il existe des hommes poissons dans la peinture ou la sculpture romanes (Fronty, 2007), mais aussi dans la littérature arthurienne. Return to text

59 Schéma inverse du Conte du Graal : le Destin pose une question à Ivan sur les métaux et Perceval doit poser deux questions sur les objets en or et en fer. Return to text

60 Jean-de-fer (136e conte des frères Grimm) est pêché, tout rouillé, dans l’eau d’une mare et il possède de l’or et de l’argent en abondance. Sa main sort parfois de l’eau pour agripper hommes ou objets, comme le bras mystérieux surgi d’un lac qui récupère l’épée du roi Arthur à la fin de son règne. Par ailleurs, l’origine subaquatique du cuivre est un mythe connu des peuplades du Pacifique Nord (Lévi-Strauss, 1979, p. 83-84). Return to text

61 Pichette (1991, p. 539-540). Un personnage se laisse entraîner au fond de la mer pour apaiser une tempête. Il règle une dispute entre diverses puissances au sujet du métal le plus précieux. Il reçoit des pierres précieuses en récompense. Return to text

62 On notera par exemple que le Conte du Graal réunit le motif des métaux (du conte d’Afanassiev) et celui du mutisme face au macabre. Return to text

63 L’argent du tailloir redouble l’or du graal : ce sont deux plats complémentaires. Le rôle du tailloir est de maintenir ici la triade des métaux. Les deux questions à poser ne portent que sur le graal et la lance (aucune sur le tailloir). Return to text

64 Sur la formation de cette idéologie cléricale antimilitariste, voir Duby (1978, p. 192 et suiv.). Return to text

65 Le sang du fer, c’est la rouille. La lance d’Achille qui blessa Télèphe en était attaquée. Le récit de Chrétien se déroule en mai, période maudite de la rouille des blés provoquant la malédiction de la terre gaste (Walter, 2015). Return to text

References

Electronic reference

Philippe Walter, « Un graal et trois fonctions duméziliennes : illusion, falsification, déception », IRIS [Online], 42 | 2022, Online since 19 décembre 2022, connection on 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2730

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Philippe Walter

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