« En l’absence de ce que nous ne sommes pas, nous sommes ce que nous sommes. »
(Le Moine Gojo1)
Il n’est jamais inutile, pour un chercheur, d’envisager le contrepoint de ses référents comme une limite de son point de vue, une sorte de lointain où le prochain de sa recherche viendrait s’inscrire. Dans notre cas, la question du chercheur y est posée centralement. De plus, l’optique que j’emprunterai rencontrera la problématique de l’imaginaire et celle de la perception — qui sont au cœur de la réflexion universitaire de Marie-Agnès.
C’est précisément ce que Nisargadatta Maharaj envisage, on va le vérifier, de façon très singulière. Qui est donc Nisargadatta Maharaj (désormais NM) ? Un guru indien, au départ commerçant de bidies, qui, après son initiation et sur la demande de son maître, a donné des satsangs2 à son domicile, dans un quartier pauvre de Bombay (Mumbai), tous les soirs, devant une assemblée internationale de plus en plus importante, faite de dévots mais aussi de curieux de la spiritualité, pendant une quarantaine d’années jusqu’à sa mort, en 1981. Il est issu d’une des plus anciennes traditions de l’advaïta vedanta, dont l’optique moniste radicale plaide pour une voie directe de « libération3 » — c’est-à-dire un retour à une forme immuable d’« état naturel », pour lequel la normalité sociale s’assimile à une maladie…
Pour simplifier le propos, je me référerai exclusivement à l’ouvrage écrit par son traducteur et disciple Ramesh S. Balsekar (désormais RB), Les Orients de l’être4 (désormais OE), dans lequel il mêle sa parole à celle de son maître, en vue de l’expliciter. NM, dont les études se sont arrêtées avant la fin de l’école primaire, n’a jamais rien écrit : ses paroles ont été retranscrites à partir de notes ou d’enregistrements, traduites du marathi en anglais5. Il est cependant utile de préciser que ce quasi-analphabète est unanimement considéré comme un des très grands représentants de l’advaïta vedanta au xxe siècle — et un « éveillé » accompli. Par ailleurs son traducteur et disciple RB, à son tour, transmit pendant un quart de siècle l’enseignement de NM.
Deux préliminaires sont nécessaires pour adhérer à mon propos. D’une part, en dépit de la radicalité des paroles de NM, mon projet n’est pas de déconstruire de manière nihiliste la démarche épistémologique occidentale, mais plutôt de souligner le lien paradoxal qui peut exister entre l’entreprise du chercheur, la démarche poétique et la contemplation esthétique6. D’autre part, étant incompétent sur la question des approches neuroscientifiques de la perception, si je revendique une certaine liberté de propos, je reconnais ipso facto les limites et la fragilité d’une proposition qui se sait peu académique.
Ainsi je vais m’aventurer sur un territoire risqué, bien que je reprenne beaucoup de choses connues et que mon propos ne soit pas original. En effet, si mettre en parallèle science et spiritualité n’est pas nouveau7, mon objectif sera plutôt l’exploration d’un écart et d’un entre, selon la philosophie de François Jullien : l’entre du savoir et du connaître, l’entre de soi à Soi — sans préjuger qu’il puisse advenir quoi que ce soit de récupérable de cette méditation. Ce risque, intempestivement pris, constituera pourtant une forme d’hommage paradoxal à Marie-Agnès.
Je m’intéresserai plus précisément à la question de l’humain, dont les sciences (dites humaines) se sont emparées en Occident — rejetant dans la sphère des croyances ténébreuses tout ce qui ne serait pas (a priori) repérable par ses méthodes et intégrable à ses modélisations8. Or NM semble indiquer que, paradoxalement, la science, que nous identifions aux lumières, comporterait une dimension ténébreuse — un soleil noir, en quelque sorte. En outre il nous amène à prendre du recul, à la fois par rapport à nos représentations de la personne humaine et sur ce que nous appelons le « corps » — et le rapport identitaire (de fascination identificatoire) que nous entretenons avec lui. Car c’est à partir du corps (de la perception et de l’univers sensible) que se fait la représentation et la recherche de la « réalité ». Selon NM, on ne peut accéder à cette dernière qu’à partir de la conscience, médiatisée par le filtre des perceptions et des sens.
La quête du Soi, revendiquée par NM et par les études sur l’imaginaire9, représente à la fois la porte vers la dimension non duelle et une dimension de l’être, supra-mentale, qui échappe à toute psychologie. Si cette quête en première personne n’a aucune prétention à donner des leçons à la science, elle permet cependant d’en mettre à distance les certitudes — un peu à la manière dont la physique quantique a reconfiguré la newtonienne. C’est donc dans une sorte de variation musicale que ce propos se situe, entre deux paradigmes : celui de la science et de l’aventure spirituelle10, avec au cœur de celle-ci, la question de l’imaginaire.
Mais, nous dira-t-on, quel peut bien être l’intérêt d’évoquer quelqu’un qui s’inscrit dans une tradition où l’on tente de se « libérer » de l’humain, quand les sciences humaines et sociales cherchent, au contraire, à en baliser et à en comprendre la carte et le territoire ? En suscitant un regard décalé par rapport aux déterminations de nos optiques et certitudes, la mise en vis-à-vis des deux paradigmes, dans une paradoxale rencontre, peut être riche d’enseignements et faire émerger le mystère d’une recherche où le sujet regardant ferait partie de l’objet regardé, participant de la même équation.
Pointons d’emblée une difficulté centrale : les concepts ne se superposent pas entre la pensée orientale et l’indienne. Les principales balises conceptuelles qui entrent en résonance (et en écart !) entre ces deux univers sont les suivantes : la perception, la cognition, l’individu séparé11, le moi, le Soi, le chercheur et le cherché (Balsekar, 2012, p. 120), la « réalité », le savoir et la connaissance. Mais la conscience pour l’advaïta vedanta est à la fois insaisissable et double ; elle est personnelle (jiva) lorsqu’elle se centre sur le sujet psycho-sociologique, et universelle/impersonnelle quand elle se réfère au Soi (Shiva).
Laissant de côté (mais c’est impossible et im-pertinent !) les aspects strictement spirituels de son enseignement, relevant de « l’éveil » et de la « libération », ou des aspects métaphysiques de celui-ci, je vais tenter, dans un premier volet, de synthétiser quelques aspects d’une pensée qui conteste la pertinence de l’intellection, ainsi que notre approche du savoir liée à une perception dualiste du monde. Commençons par considérer le couple perception/aperception, avec les implications relatives au savoir et au sujet qui le pense :
Tout ce que nous pouvons dire est cela : Je suis ici et maintenant, « ici » se trouvant dans l’absence d’espace et maintenant dans l’absence de temps. Même cela est peut-être encore en dire trop. Ce n’est pas le dire et l’entendre qui importe. L’important, c’est l’aperception instantanée de ce fait. (Balsekar, 2012, p. 146)
On appréhende, dans l’« aperception instantanée » de la présence, l’écart qui se fait jour entre savoir et connaissance : non seulement devient inopérante l’inscription du sujet dans l’espace et la temporalité, mais le savoir, de nature conceptuelle, est soumis au soupçon. Aussitôt en effet surgit un clivage : si le savoir, articulé par un sujet, est duel, différé, la connaissance intuitive, immédiate, que NM présente comme antérieure à toute forme de savoir, se déploierait spontanément chez une non-personne. Dès lors est promue une co-naissance dont l’émergence paraît coïncider avec une autre qualité du « voir ». Ainsi lit-on :
Le voir habituel — le sujet voyant un objet — est totalement inadéquat. Cela demande un type de voir très spécial, un voir intuitif — un « voir intégré », où l’on voit qu’il n’existe personne pour voir et rien qui puisse être vu ! (Balsekar, 2012, p. 166)
Le voir, qualifié d’« intégré », constituerait ainsi une alternative au « voir habituel », exclusif et polarisé. En fait, le mot « connaissance12 » serait inadéquat comme modalité scientifique d’accès au savoir, puisque seul le co-naître, que revendique (étymologiquement) l’expérience poétique ou mystique, serait pertinent pour accéder à « notre véritable nature », qui est in-connaissable…
Aussi la perception, infiniment conditionnée psycho-sociologiquement, qui présuppose l’interaction d’un sujet avec son contexte, a-t-elle pour correspondance, dans le paradigme de NM, l’« aperception » d’une non-personne, absolument indéterminée, émergeant d’un non-temps absolu. En d’autres termes, pour l’Advaïta Vedanta, non seulement le monde serait une recréation conceptuelle, mais « toute la création du monde est conceptuelle » (ibid., p. 117), de sorte que « toute connaissance est (étant) conceptuelle, et (est) donc fausse » (ibid., p. 123).
Voici donc d’emblée rayé de la carte de la co-naissance tout savoir duel, lié à nos perceptions, au motif qu’il est inadéquat à ce qu’on pourrait nommer l’inconnaissable « réalité de la réalité ». Et ceci détiendrait sa « vérité » du fait qu’« il n’existe aucun sujet qui voie l’autre comme un objet. Il y a seulement le voir qui fonctionne en tant qu’un aspect potentiel de l’absolu » (ibid., p. 141), dont relève le Soi — lui-même irréductible à quelque aspect et à quelque détermination du je psycho-sociologique. Cette inadéquation proviendrait plus précisément de l’ego, « […] que vous avez conditionné à considérer comme une entité corps-esprit ayant plein pouvoir sur ses actes » (ibid., p. 128). Une vision étroite de soi chevillée autour d’une identité personnelle, pensée comme évidente et incontestable, serait à l’origine de la fausseté de nos observations, et de notre rapport faussé au monde et à Soi.
Tout le problème relatif au savoir viendrait en effet de ce qu’il est biaisé : le sujet non seulement aurait « adhéré à ce qui est manifestement une identité fallacieuse » (ibid., p. 139) mais il considérerait comme indiscutable le postulat selon lequel sujet et objets (de recherche) seraient irrémédiablement séparés. Comment le chercheur pourrait-il, dans ces conditions, faire l’hypothèse que le cherché puisse être l’image spéculaire du chercheur — ce qui constitue, selon NM, une révélation immédiate de l’aperception intuitive ?
Plus profondément, la connaissance directe nous serait inaccessible, à cause de la très puissante identification, culturellement construite, à ce que nous considérons comme notre propriété intime et ultime : notre « corps-esprit », notre « personne ». Cette identification à cette entité psycho-sociale, que RB nomme « entification », expliquerait en aval notre sentiment d’insularité, de séparation des autres (lequel contraste violemment avec notre puissant grégarisme !) — et donc de notre solitude existentielle… Or ce sentiment procèderait du mode fondamentalement duel de notre approche du monde. Nous serions pris dans un cercle vicieux dont il est impossible de sortir.
C’est pourquoi serait vaine toute entreprise de connaissance émanant d’un sujet divisé. Conséquemment, c’est tout l’édifice conceptuel à partir duquel fonctionne la machinerie mentale qui se trouve soumis au même doute. Notre « regard », focalisant et exclusif, ignore jusqu’à la possibilité d’une « perception intégrale » (ibid., p. 66). Ainsi les images, dues à la « discrimination dualiste », qui se forment dans notre mental13, rendraient impossible toute co-naissance — à cause, une fois encore, de la croyance non discutable, posée comme un axiome, en une séparation entre moi et les autres, entre moi et le monde, entre soi et le Soi.
RB synthétise, dans les termes qui suivent, la « pensée » de NM, dénonçant la perception faussée qui serait la nôtre : la vision amputée de l’intériorité, où elle trouve sa source, se trouve limitée à une interprétation du versant externe de la « réalité » (non intégrale) :
Quoi que vos sens perçoivent et que votre esprit interprète, il s’agit d’une apparition dans la conscience étendue dans l’espace-temps et objectivée sous la forme d’un monde que l’objet qui en a conscience (c’est-à-dire vous) considère comme séparé de lui-même. Et c’est là que réside toute l’erreur : la perception n’est pas totale. Ce qu’il faut, c’est une vision entière, non pas voir avec le seul esprit intellectuel, qui est un esprit divisé, mais voir du dedans, voir de la source — voir non pas à partir de la manifestation, mais à partir de la source de toute vision. (Balsekar, 2012, p. 67-68)
Ainsi le paradigme auquel se réfère NM rend compte, non pas d’un découpage alternatif du réel, mais d’une vision re-sourcée, intégrale et intégrative de celui-ci : toute perception, provenant d’une vision étriquée, serait un simple phénomène apparaissant à la conscience ; or seule cette dernière correspondrait à ce que nous sommes « réellement » : une présence sans « personne » et sans détermination, émergence spontanée d’un absolu14, mais dont la dimension sociale est un amas de déterminismes, sans substrat.
En effet, la « personne » (ce que nous pensons être) serait un simple « objet », puisqu’elle apparaît à la conscience15 comme n’importe quel autre objet. Le no man’s land de la conscience est, selon NM, occupé par un ego fictif et furtif qui en colonise le territoire, le limitant à quelques repères immuables, avec pour objectif de se l’approprier16 et d’y régner sans partage. C’est une sorte de dictateur gesticulant qui, occupant perpétuellement tout le regard, invisibilise la vision. En effet l’ego, par peur de disparaître, aurait besoin de nourrir en permanence l’illusion d’une personne responsable, disposant d’un territoire propre, induisant l’idée d’une identité singulière, ainsi que la possibilité d’inter-actions « personnelles », liées à son libre arbitre qui, selon NM, est une orgueilleuse et fallacieuse illusion.
Or ce no man’s land, occupé par un locataire intempestif, serait un lieu anonyme et commun à la manifestation universelle, donc absolument inappropriable ; lieu de surgissement de toutes choses, il serait totalement impersonnel et anonyme ; ce serait une sorte d’écran immatériel, une trame universelle où s’inscriraient les interactions des « choses » manifestées, lors d’une production spontanée et ludique de formes, reflétées dans la conscience (mais interprétées par un sujet…) et déployées par l’insaisissable et permanent flux vital (prana).
Que vaudrait donc ce savoir que nous vénérons, s’il n’était que la manifestation d’un jeu de la conscience avec elle-même ? s’il relevait d’une hypnose inter et auto-entretenue ?
Pour tenter de répondre à cette question, je ferai une courte incursion dans l’univers de Henri Michaux, qui a longuement médité sur la « connaissance par les gouffres » émanant des drogues, qu’il a, avec plus ou moins de bonheur, expérimentées. Car ce grand explorateur de l’esprit17 nous semble étonnamment rencontrer NM.
« Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir. » (Michaux, 1988, exergue) Et en effet, quel savoir est-il possible de recueillir, se demandait Michaux, à partir de ces parfois émerveillantes, parfois suppliciantes, apparitions psychédéliques, produites dans un « esprit vide d’esprit » (A. Watts) — c’est-à-dire vidé de la personne qui paraissait jusque-là en régenter la propriété ? Quel savoir peut s’élaborer dans un esprit torpillé par la bombe atomique déployée par la substance chimique absorbée, au point que le sujet, en réel danger de disparaître, a entièrement chaviré, corps et âme confondus ? Que peut-il même en demeurer, une fois que s’est reconstitué le cristal égoïque, lorsque les barrières et les limites de son territoire se sont difficilement (et partiellement) reconstruites ? Les repères chancelants qu’il reconstitue semblent avoir pour unique fonction de sauvegarder les misérables « propriétés » d’un « corps-moi-émoi » qui a failli sombrer au cours de l’expérience.
Dans son entreprise systématique de colonisation, le moi/sujet voudrait pourtant, a posteriori, faire de ce suspens involontaire de soi, de ces bribes émerveillées ou infernales qui, par rémanence, ressurgissent à la conscience, le site d’un savoir neuf, le lieu de nouvelles propriétés, augmentant ainsi d’autant son territoire personnel. Bien que ce savoir soit troué et défaillant, il est pourtant présenté comme la trace de son expérience et la marque de ses nouvelles propriétés. Pure imposture et total déni de réalité car ne demeure aucune mémoire stabilisée de ce qui n’est apparu littéralement à personne, de sorte que se trouve dénoncé le caractère pathétique de l’entité égoïque résurgente, dont l’éclipse a failli être totale et qui, à toute force et par terreur du vide qu’il a côtoyé et où il a failli être définitivement anéanti, tente de se reconstruire une « image », attestant ainsi fébrilement de sa (fallacieuse) réalité. Si la conscience hallucinée est certes traversée de phénomènes mentaux, labiles et éphémères, ces apparitions18 ont lieu en fait sans personne — en tout cas sans la personne qui la revendique à contre-sens des faits, et qui se fait ouvertement la dupe d’elle-même.
Ce savoir lacunaire, irrécupérable, serait à l’image du moi, lui-même lacunaire et discontinu, qui s’interpose devant la conscience en en occupant/occultant tout l’espace. Et voici ce qu’affirme la voix entre-tissée de SB/NM : (Balsekar, 2012, p. 154) « L’entité que vous pensez être est factice, est le faux. Vous êtes la réalité. » Le contre-sens sur lequel serait édifiée notre entreprise de connaissance relèverait d’une inversion des termes : le chercheur, qui se prend pour une entité personnelle, doublée d’une entité au service d’une communauté (scientifique et sociétale), ignore non seulement qu’il est à l’origine même de la réalité qu’il cherche à connaître, mais qu’il est cette réalité-même. Car dès lors qu’il est « profondément, intuitivement perçu que le chercheur est le cherché, (A)lors le chercheur disparaît » (ibid., p. 143) — et l’unité est retrouvée avec la trame sur laquelle « nous » sommes écrits.
Ainsi co-naître par aperception serait s’inscrire dans la seule réalité — celle, immuable et impersonnelle, de la conscience non duelle, reléguant la perception multi-médiée à un sujet illusoire, dépourvu de toute réalité autonome. Cette illusion est produite par l’esprit en fonctionnement, où se projettent, sans cesse et pêle-mêle, perceptions, émotions, pensées, évaluations, images provenant de nos conditionnements multiples ; le « bruit » émis est si puissant et cacophonique, que non seulement il entre perpétuellement en interaction avec ce que nous regardons (ou observons), polluant ainsi notre vision, mais surtout il empêche toute possibilité d’a-percevoir l’invisible trame qui permet le voir et le regardement19.
Mais l’obnubilation de notre vision et de notre perception induit une difficulté encore plus redoutable ; elle concerne la représentation physique / métaphysique et matérielle / imaginaire que l’on a de la réalité — laquelle affecte à la fois celle du corps, celle de la conscience et des opérations de cognition qui s’y produisent. On n’aurait plus affaire à la même « science humaine » que la science éponyme, et la conséquence en serait radicale : en effet adhérer à la vision engagée par NM et l’advaïta vedanta suppose que nos efforts pour connaître le monde seraient non seulement vains mais inutiles.
D’un côté, on a la puissante machine du savoir qui est institutionnellement entretenue et unanimement appréhendée, dans sa mission civilisationnelle, comme un vecteur du progrès humain : l’entreprise scientifique, par sa contribution à la connaissance, serait un facteur de transformation et d’amélioration du bien-être social mondial. D’autre part, chez NM, la réalité ontologique, seule « réalité », est présentée comme d’emblée parfaite et accomplie — inaccessible à tout savoir et à toute approche autre que la méditation… ou la grâce. Se trouvent donc niés tout « progrès » vers elle — et donc aussi la réalité de tout progrès social.
D’où l’incompréhension, les questions agacées, voire scandalisées, qui surgissent, comme celle-ci, émanant de RB qui se fait le porte-parole de certains visiteurs de NM, lesquels ne parviennent pas à adhérer à la radicalité de sa vision, (apparemment) exclusive :
Comment un homme peut-il honnêtement se permettre de passer son temps absorbé à méditer sur le soi, à l’exclusion des nombreux problèmes politiques et sociaux de son pays et du monde ? (Balsekar, 2012, p. 103)
La réponse argumentée de NM semble particulièrement pertinente pour notre propos. NM renvoie d’abord l’indigné au « connais-toi toi-même », en lui demandant de chercher à s’identifier lui-même avant de vouloir agir sur quoi que ce soit ; il confronte ensuite ceux qui veulent résoudre les problèmes du monde à une aporie : « Est-il possible pour un être de perception qui est lui-même conceptuel, de faire quoi que ce soit d’autre que conceptuel ? » (ibid., p. 106) Et, puisqu’ils sont en outre « en rien séparé(s) du fonctionnement global de la manifestation » (ibid.), ils sont donc incapables d’agir sur lui sans — aussi, d’abord et en même temps — agir sur eux-mêmes… Par ailleurs, affirmant que l’« entité corps-esprit » ne serait qu’un simple « dispositif psycho-somatique », uniquement capable « de produire des images et des interprétations illusoires » (ibid.), nous ne serions que « le contenu de ce rêve vivant » dont les acteurs ne peuvent rien faire d’autre que de « jouer leur rôle » (ibid., p. 107) — celui même dont le programme le rend parfaitement intégré et compatible avec le jeu cosmique intégral, voire avec la lîla, le jeu divin.
Ainsi la prétendue action dont les pseudo-sujets seraient le centre, individuellement ou collectivement, ne pourrait être que factice, ignorant tout de la réalité sur laquelle nous serions greffés, comme la société des champignons sur le rhizome dont ils sont une simple expression20. C’est pourquoi, poursuit NM, les êtres sociaux sont des « fantômes conceptuels, imaginaires » (ibid., p. 210) — « la nature véritable de l’homme » étant « la négation totale de l’état d’entité » (ibid.). L’imaginaire, qui contribue, sur son versant solaire, et de manière incroyablement créative, à l’élaboration de la sphère anthropologique et corporelle21, constituerait, sur son versant nocturne, une colossale limitation à la mise en évidence de l’« état naturel » (du rhizome de l’humanité) en la maintenant avec force dans l’illusion sociale…
Quelle douche froide pour (entre autres !) les chercheurs sur l’imaginaire, qui posent ce domaine comme la réalité première22, s’ils ne réalisent pas que cette réalité est elle-même imaginaire ! Mais ce constat ne peut être fait que par un homme-champignon, un homme sans qualité, sans aucune des caractéristiques qui fasse de lui une personne singulière — puisqu’aussitôt lui seraient associées des qualités (imaginaires). En ce sens l’imaginaire, qui lui permet (artificiellement) de qualifier sa singularité, n’est-il pas une des propriétés principales de l’être social… ?
Dès lors, la boucle semble bouclée : la bulle humaine, dont la réalité existentielle n’est reliée que de façon asymptotique23 à la réalité absolue, ne tient sa densité anthropologique que d’une hypnose et d’une fascination socio-culturellement entretenues. Elle est une parenthèse sur du néant24. De même, nos merveilleuses sciences humaines, bordées, (à l’image de la sphère existentielle) par le néant, dont les expansions, lieux de tant d’efforts et de controverses25, seraient, au regard de l’absolu, une magnifique bulle de savon colorée ! Et la quête de la réalité de la réalité (celle du scientifique, comme celle du « chercheur spirituel ») serait semblable à un morceau de savon échappant sans cesse de la main du chercheur, échappant du reste à toute forme de saisie, puisque ne peuvent être « saisies » que des formes éphémères — mais jamais l’espace indélimitable qui rend possible leur apparition et qui est son atopique site ontologique.
Le seul lien susceptible de nous raccorder à la vibration cosmique unitaire, de permettre de com-prendre (au sens étymologique) la réalité dont tout chercheur fait partie intégrante, au point de ne pouvoir l’observer — cette « non-chose », qui soutient et alimente par ailleurs les sens et notre faculté de perception, serait notre insaisissable et inqualifiable présence consciente — présence au monde, présence à soi26. Mais cette présence est perpétuellement hybridée à toutes les opérations de cognition, dont elle rend visible le déploiement mais où, ce faisant, elle se dissout, ne laissant paraître que l’inscription mentale de l’opération cognitive. Seule une aperception intuitive permettrait de coïncider avec la trame invisible où nous sommes tissés…
En outre, si notre cognition n’est possible que parce que nous sommes des êtres conscients, la conscience demeure doublement obnubilée (et donc doublement invisibilisée) : d’une part « au travers d’une division de l’esprit en sujet et objet » (ibid., p. 237), et d’autre part par les filtres de l’espace et du temps, « sans lesquels les apparitions n’auraient pas une forme perceptible et ne pourraient être connues » (ibid.). Les observations, les perceptions, les pensées (dont celles de l’ego) apparaissent et disparaissent au sein de la conscience, laquelle en définitive échappe à toute saisie de l’esprit. Ainsi, l’a-perception spontanée est « antérieure à la survenue de la conscience, sur laquelle repose l’intellect » (ibid., p. 229) : « Elle ne peut se produire que d’elle-même, instantanément […]. Il n’existe personne pour accomplir le moindre progrès. » (ibid.) Répétons-nous : selon ce point de vue, aucune méthode et aucune volonté d’aucune sorte ne permettraient de comprendre l’unité non duelle de la réalité car aucun recul n’est possible par rapport à elle — puisque « nous » y serions absolument intégrés.
Étonnamment, sous la modalité intuitive et directe de l’a-perception, le corps lui-même, en l’absence de toute personne, deviendrait soudainement « savant » : il réagirait spontanément, et de manière très appropriée, aux situations extérieures — « sans aucune interférence avec l’esprit divisé individuel27 — ce qui exclut ainsi toute question d’activité volitive » (ibid., p. 255). Et RB précise : « Il ne saurait demeurer aucun sentiment de volition, ou de désir ou de choix des actions. » (ibid.) Car il n’y aurait personne pour vouloir quoi que ce soit — pour vouloir quoi que ce soit d’autre que ce qui est impliqué par la myriade des déterminismes qui nous constituent, volens nolens, et par ce spectacle grandiose donné par l’univers, auquel nous assistons miraculeusement et auquel nous participons, dans une permanente harmonisation processuelle.
Serions-nous seulement les spectateurs d’un rêve (programmé) dans lequel les choix du rêveur sont inexistants, puisqu’il n’y aurait aucune possibilité d’action personnelle, tant nos actions sont puissamment conditionnées par les déterminismes de nos environnements socio-psychiques — ce que, du reste, décrivent admirablement nos sciences dites « humaines » ? Si par hypothèse on validait l’effectivité de l’inconnaissable conscience, ce « lointain » de la pensée, on pourrait être amené à se demander s’il ne serait pas le « patron », virtuel et non reconnu, sur lequel la couturière mentale échafaude nos superbes et complexes architectures intellectuelles.
La vision écartée des deux paradigmes que nous avons mis en regard a le mérite de permettre de formuler des hypothèses qu’il aurait été impossibles à penser sans cela. Même si ne nous parvenons pas à les valider, envisageons cependant les implications imprévisibles de celles-ci pour un chercheur.
L’évidence de notre intégration, pleine et entière, à la conscience universelle ne peut, semble-t-il, se faire que miraculeusement et exceptionnellement, nous délivrant alors de nous-mêmes, de nos perceptions et de nos savoirs faussés. C’est pourquoi, en imaginant que, cédant au doute méthodique, nous ne jetions pas à la poubelle les considérations, étonnantes et radicales, développées par NM, de quelle utilité pourrait bien nous être cet enseignement qui paraît, moins en écart, qu’en disjonction avec toute entreprise de recherche ?
Je vais tenter quelques éléments de réponses.
D’abord, pour tout chercheur, dans son désir obsessionnel de promotion d’un savoir, cet enseignement vertigineux permettrait de conserver une profondeur de champ qui lui éviterait de fusionner totalement avec ses croyances et ses modèles. Le « non-modèle » spirituel de NM paraît utile, ne serait-ce que comme fiction, pour mettre en perspective nos édifices scientifiques. Cette tabula rasa, que la radicalité de NM représente pour nos savoirs institués, pourrait servir de prémisses à une méthode régressive, où la science en troisième personne, contaminée par une in-connaissance radicale, sèmerait définitivement le doute sur notre savoir, ses fondements et sur nos doxas : « Cela est inconnaissable parce que vous êtes ce que vous cherchez. » (ibid., p. 243) En d’autres termes : cherchez d’abord ce que vous êtes !
Ce faisant, on se donnerait aussi la possibilité d’appréhender le vivre en procès et non la vie arrêtée, chosifiée par les scléroses du sujet : « Nous sommes la manifestation. Nous sommes le fonctionnement. Nous sommes la vie en train d’être vécue. Nous sommes le vivre du rêve. Mais pas en tant qu’individus. » (ibid.) Pour cela, il faudrait (pouvoir accepter d’) entrer « dans le coudoiement des forces », comme l’écrivait Antonin Artaud — ce « supplicié de la société », dont la parole éclaire à la fois sur notre aliénation auto-programmée et sur la témérité qu’il faut pour (pouvoir accepter de) quitter les doxas qui nous structurent jusqu’à l’os.
En outre, NM pose obliquement les questions suivantes : pouvons-nous parvenir (et comment ?), à l’intérieur de nos domaines respectifs, à réorienter nos travaux selon l’appréhension dynamique de la réalité vivante, telle qu’elle serait reflétée par la présence consciente et vive du chercheur ? Loin d’être nihiliste, sa « pensée » serait vectrice d’un optimisme plénier, dès lors que l’on parvient, à l’opposé des postures académiques ou convenues, à se maintenir conscient et vivant dans l’ensemble du procès de sa recherche, réalisée sur un « objet » dynamique, dégagé de toutes ses interférences mythologiques28. En somme, l’invitation serait, pour la science en troisième personne, de tendre vers une science en première (non)personne, émergeant à l’écart de tout imaginaire… Mais la communauté, dans ses dénis coupables, son assurance, sa morgue, voire sa cuistrerie, incarne parfois le rôle d’un docteur qui, croyant (pouvoir) tout savoir, ignorerait tout de son ignorance…
Envisageons, une dernière fois, la paradoxale splendeur du magnifique rêve collectif, en quoi consiste la créativité de la recherche, aussi infinie que l’espace ontologique, nourrie par une constellation d’images qui ne cessent d’en alimenter d’autres à l’infini. Constatant que l’imaginaire traverse toute la sphère anthropologique, y compris la science elle-même, surgit une question redoutable : serait-il une bulle artificielle qu’Anthropos aurait construite comme la pyramide sacrée célébrant la perpétuation de son être socio-culturel ? Dans le temps où il promeut l’humain en tant qu’Anthropos, l’imaginaire, dont le réservoir immense rassemble les rêves de toute l’humanité depuis ses origines et dont l’expansion est semblable à celle du cosmos, serait aussi le cosmos dont l’humain se serait rendu prisonnier, contenu perpétuellement à l’intérieur des limites (en expansion…) de son auto-enfermement — en quelque sorte prisonnier d’une bulle cancéreuse, dans une indétectable prison…
C’est pourquoi, on ne pourrait sortir de la sphère anthropologique (avec sa production exponentielle d’images, de mythes, de rites et de symboles) que par la porte sans porte de la non-dualité, où la recherche s’arrête dès que le chercheur a-perçoit qu’il était lui-même « l’objet » de sa quête — et où il n’y a même plus personne pour faire ce constat… Cette apnée (cette extase ?) existentielle serait la voie d’une respiration essentielle où l’humain, retrouverait « sa » dimension ontologique, que les édifices culturels ont occultée — comme la vase remuée trouble l’eau claire et océanique, de laquelle la manifestation plénière est censée surgir.
Si cette hypothèse faisait sens, s’en suivrait aussitôt un corollaire : la mise en évidence que le vide29 serait tramé au cœur même du tissu commun du savoir et de la subjectivité (tout en les rendant possibles), éclairant obliquement la fascinante énigme dont ils sont tous deux porteurs. Cette dernière serait comme un trou noir en astrophysique : aspirée par sa lumière noire et sa densité extrême, la sublime et glorieuse entreprise du savoir humain aurait pour surprenant effet de se métamorphoser, selon une réduction lilliputienne, en un dés-astre sublime, laissant à l’arrivée apparaître un scintillant et très mallarméen « aboli bibelot d’inanité sonore ». On le savait certainement d’intuition : le chercheur est engagé dans une entreprise d’une infinie modestie qui, sous un certain regard, confine à la contemplation esthétique…
Cette hypothèse a un corollaire : contrairement à ce qui peut apparaître à une perception intellectuelle superficielle, le champ des sciences, de la spiritualité et des arts ne constituerait pas trois paradigmes séparés car ils produiraient, de façon convergente, des recherches diversifiées — lesquelles constitueraient autant de variations d’une quête multiforme, autant d’approfondissements d’une anthropologie relative à une humanité trouée, à un homme sans qualité (mais qui les possèderait toutes), suscitant des savoirs induits, inédits. Ces savoirs non concurrents pointeraient sans cesse vers le lieu, imaginaire et vide, de leur co-naissance.
Cette hypothèse pourrait susciter une variation épistémologique relativement au second versant de la vie d’un chercheur, qui entreprendrait une recherche en non-personne…
En surprenante résonance avec cette ultime suggestion, voici le poème Clown d’Henri Michaux (1966, p. 249), que je tiens, pour finir, à partager avec le lecteur :
Un jour.
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
À coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
Clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…
Belle retraite à toi, Marie-Agnès !