Je tiens à remercier Anne Dalmasso et Caroline Bertonèche ainsi que toute l’équipe GATES pour le privilège d’un senior research fellowship à la Maison de la Création et de l’Innovation (MaCI) à l’UGA. Cet article est la transcription d’une conférence donnée à la MaCI le 11 avril 2024 dans le cadre du projet GATES financé par le programme gouvernemental français Investissement Avenir et l’ANR France 2030.
Selon Baptiste Morizot, la crise écologique est avant tout une crise de la sensibilité, « un appauvrissement de tout ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant » (Morizot, 2020, p. 17) et il est urgent que nous puissions « reconstituer des chemins de sensibilité pour commencer à réapprendre à voir » (ibid., p. 20). Doués de la faculté de voir là où on ne penserait même pas regarder, les poètes n’en finissent pas d’appeler et d’interpeller, d’évoquer et d’invoquer, selon la vocation généreuse de la poésie conçue comme partage. Leurs exhortations à regarder et à écouter le monde sensible nous permettent d’esquisser les contours d’une phénoménologie de l’attachement et de l’attention et de réhabiliter un certain exercice lucide de la poésie comme compagne de route de la science et de la philosophie. Après tout, la qualité attentionnelle est le dénominateur commun à la poésie et à la science ainsi que le point d’impulsion à la dynamique poéthique. « [V]écu corporel tangible et relationnel » (Depraz, 2014, p. 75), l’attention trouve son impulsion et son accomplissement dans la vigilance qui est elle-même le levier de la conversion de l’attention en attachement et aussi « l’attitude poétique » (Cannone, 2017, p. 13) par excellence.
Dans un contexte de maturation théorique et de retentissement médiatique du vivant, la poésie fondatrice d’une éthique a assurément son mot à dire. Pourvoyeuse de tous les possibles, elle propose des configurations inédites, s’épanouit dans l’inouï, et s’enflamme pour l’impensable : elle est tout simplement indispensable. Il y a bien une « nécessité poétique » (Durand, 1996, p. 33), comme le disait Gilbert Durand, disciple de Gaston Bachelard dont il a significativement amplifié la poétique.
De Bachelard qui ne sacrifia pas l’imagination à la rigueur scientifique, Yves Bonnefoy, inlassable quêteur de la présence (notion chargée d’une forte densité sémantique), retient une foi dans ce qu’il appelle « la terre, en son évidence, la terre qui est la vie » (Bonnefoy, 1976, p. 90). Ils dispensent un même enseignement : poésie et science peuvent faire bon ménage dans l’aménagement de notre habitation au sein du vivant.
De l’attention à l’attachement : l’apprentissage par l’image
Si la réinvention de notre attachement au vivant passe par la capacité imageante1, il y a image et image : d’une part l’image poétique inventive, capable de nous préserver des usages galvaudés, instrumentaux, impériaux ; d’autre part l’image médiatique, déceptive, c’est-à-dire « screenisée », « technologique » (Deguy, 2012, p. 104). Michel Deguy l’avait bien prédit : « C’est eugéniquement que l’homme inhabitera cette terre » puisque à l’habitation (poétique) nous avons substitué un « habitacle factice » dont témoigne le gigantisme touristique (Deguy, 2002, p. 21).
L’apprentissage du dire-voir que déploie la poésie ne s’arrête pas à « l’image de la réalité » : à la fois plus ambitieuse et plus humble, elle offre « la réalité de l’image » (Maldiney, 1985, p. 194), laissant ainsi « surgir » la Sainte-Victoire2 ou Belledonne (Chambon, 2022a, non paginé).
La poésie est bien cette parole autre qui œuvre à notre attachement au vivant en lui donnant voix et visibilité, cet autre de la parole qui voit et fait voir autrement, parole à vocation révélatrice et régénératrice : elle est donc à l’image du vivant doué de régénérescence. Si « notre taux de surprise est devenu trop faible » (Remaud, 2023, p. 45), alors la poésie se chargera de l’aiguillonner. Cette affinité fonde l’imagination de ce que Morizot appelle « un autre espace de relation avec les vivants » ou, plus lapidairement, l’« alterpolitique » (Morizot, 2023).
Deguy émet la proposition suivante : « Appelons poésie le soin ou art qui soigne cet attachement » (Deguy, 2002, p. 39) : belle définition de la poéthique qui se caractérise par une double exigence de résistance et de vigilance : ancrée dans une conscience aiguë de l’urgence et animée d’un sens du devoir (de mémorialisation et de compassion), elle accomplit une mission sensibilisatrice et sa vocation ultime.
Car la poésie en sa modalité éthique nous aménage un séjour (conformément à l’étymologie d’êthos) ou un « avoir lieu3 » sensible et extensible. La poéthique configure un « espace » qui se situe « par-delà la poésie » (Pinson, 2008, p. 35) : l’habitation poéthique, dont il faut relancer la réflexion à l’heure de tous les enjeux majeurs. Il est question de l’habitabilité par le langage et l’image selon l’étymologie du mot « écologie » qui noue le logos à l’oïkos (l’habitat). « L’écologie est affine à ce qu’on appelle la poésie » (Deguy, 2012, p. 103), nous rappelle Deguy qui déclare impérieusement que l’écologie se doit d’entretenir « sa relation à la poésie » (ibid.).
Quelle que soit la science (géologie, glaciologie, écologie, zoologie, climatologie, minéralogie, etc.), la tâche d’envisager le vivant est confiée au logos. Quel référent le mot « vivant » désigne-t-il ? Là est la grande question philosophique — et linguistique. On considère le vivant comme acquis à tous les sens du terme, on pense en avoir la compréhension et la possession, or la grande affaire de la poésie, parole qui densifie, intensifie et vivifie le langage est de dissiper ce genre d’illusions. Ce langage doit justement redoubler de créativité, comme en témoigne le mot-valise « solastalgie » (Albrecht, 2005) pour exprimer l’« éco-anxiété » éprouvée face à l’inéluctable désastre historique, un endeuillement qui unifie tous les vivants. De même, on pourrait alléguer que cette expression pourtant courante, « avoir lieu », est dotée d’un potentiel néologique en ce qu’elle constitue une illustration saisissante, voire âpre, de l’habitation poéthique. Cette expression, comme bien d’autres de notre usage quotidien et convenu, nécessite une ré-évaluation. C’est bien à cela que s’emploie la poésie, qui se risque toujours à faire un pas de côté, parole de tous les aménagements et réaménagements, soucieuse de favoriser l’habitabilité. Le verbe « réinventer » se veut fidèle à la prédilection poéthique pour le préfixe, paradoxalement prospectif, de répétition : il s’agit de raviver certaines facultés face à la destruction géocidaire et génocidaire et de prendre la mesure de la vastité de nos responsabilités pour recréer les conditions de l’habitabilité : geste sisyphéen face à l’inépuisabilité du vivant…
La poéthique détrône le « je » égocentrique et anthropocentrique, déjoue la dichotomie sujet-objet et les discours dominants. Là où on s’attendrait au souverain subjectiviste « je suis », on rencontre la sagesse phénoménologique d’un immersif « j’ai lieu ». Ce n’est pas la personnalité qui prime mais la tonalité4, diffuse comme le climat, subtile comme une nuance, cependant agissante comme une résonance dont Hartmut Rosa fait la clé de sa « sociologie de la relation » : la relation juste est une relation « résonnante » ou « responsive » (Rosa, 2018, p. 51). Rosa attribue la crise écologique à notre réduction de la nature à une simple ressource alors qu’elle devrait être une sphère de résonance. Morizot aussi affectionne les « relations de résonance » (Morizot, 2020, p. 106).
« Relation » est la grande notion, si ce n’est la clef de voûte de la poéthique. Afin de rappeler la vocation éthique d’une « parole poétique » qui « stimule les imaginaires », il suffit de nous tourner vers Patrick Chamoiseau dont le pamphlet Frères migrants préconise la « mise en relation avec le tout-vivant du monde » (Chamoiseau, 2017, p. 55) — hospitalité qui s’étend aux morts. Voici l’article 3 de sa vibrante « Déclaration des poètes », appel incantatoire à la solidarité, qui clôture Frères migrants :
Les poètes déclarent que l’accomplissement mutuel de l’univers, de la planète, du vivant et des hommes ne peut s’envisager que dans une horizontale plénitude du vivant — cette manière d’être au monde par laquelle l’humanité cesse d’être une menace pour elle-même. Et pour ce qui existe… » (Ibid., p. 72)
La vocation de la poésie ne saurait être plus éloquente. Réinventer des alliances avec tous les vivants au-delà de nos hiérarchies fallacieuses et de nos monopoles destructeurs s’épanouit dans une pensée de la relationnalité qui déjoue la rationalité : que ce soit en proposant une « écosensibilité » (la méthode de Morizot) ou des « géosolidarités » (le mot d’ordre de Remaud), il s’agit d’un phénomène englobant qui engage le corps et intuite la mort, une mise en partage de la mémoire écologique, biologique et géologique. Ainsi Emmanuel Merle inaugure-t-il Avoir lieu :
Les lieux ont une mémoire. Non seulement la mémoire des arbres, des herbes qui les ont habités, des pierres qui ont surgi et qui ont fait quelques mètres dans la pente à l’air libre avant de s’enfouir à nouveau, mais aussi des êtres qui les ont traversés, des êtres sans racines, dressés ou courbés dans le même calcium et le même carbone. (Merle, 2023a, p. 9)
La transmission de cette histoire commune qui passe par la métaphorisation du vivant en biominéralisation constitue un bel exemple d’« intelligence écologique », ce régime attentif préconisé par Laurent Tillon qui accomplit le prodige d’une prose poétique, empathique et scientifique pour donner suite aux suppliques d’un vénérable chêne : « L’arbre partage son “histoire” avec moi. Comme pour me demander à l’heure où notre environnement est bouleversé, de la transmettre à un plus grand nombre. » (Tillon, 2021, p. 20) De même, Merle nous invite à lire le braille de l’arbre (Merle, 2020, p. 51).
« Comment pourrions-nous devenir géosolidaires ? » (Remaud, 2023, p. 160) : question qui sollicite notre imagination pour retracer le trajet de la mer à la montagne peuplée de fossiles, considérés par Bachelard comme des êtres vivants endormis (Bachelard, 1957, p. 112). « [L]a montagne vivante » est un tout qui offre un modèle de solidarité des saxifrages jusqu’aux sommets. (Remaud, 2023, p. 160)
La dynamique des âges culmine dans la métaphore de « la valse des âges » « avec les vivants d’ici et ceux d’hier » (ibid., p. 149). Du rythme avant toute chose pour la poésie qui danse au son du vivant ; le rythme étant le principe vivant, incessant, la vie même du poème, son inspiration-expiration, ce rythme dont l’origine corporelle est hantée par l’intuition de la mort. La métaphore de « la danse du temps » (Merle, 2006, p. 23) surgit dans Amère Indienne, où un substrat vernaculaire opère le rituel de rapprochement entre toutes les instances du vivant : « La route coule comme une rivière au centre du plateau/ Et les montagnes autour dansent un lent pow-wow. » (Ibid.) S’attachant à répertorier « des manières partagées d’être vivant » (Morizot, 2020, p. 10), Morizot cite la culture amérindienne comme exemple d’une interdépendance de tous les vivants, jusqu’au moindre ver de terre dont Baudelaire avait su, ludiquement et mélancoliquement, exploiter la polysémie5. L’action du ver(s), qu’il soit prosaïque (terre-à-terre) ou poétique, est essentielle : la dé-composition mènera à une re-composition. L’invocation aux vers (de terre) qui se nourrissent de la mort ferait donc de Baudelaire l’inventeur du lombricomposteur. Franchissons donc le pas poétique (puisque l’imagination autorise l’inouï) vers le ver luisant, plus poétiquement nommé luciole, alliée des jardiniers, mais désormais menacée d’extinction. Le phénomène de leur bioluminescence, malgré des explications chimiques, demeure mystérieux et magique. Rien d’étonnant à ce que des veilleurs comme Chamoiseau ou Didi-Huberman, dans le sillage de Césaire et Pasolini, se soient engoués pour les lucioles.
La pratique poétique, veilleuse, visionnaire et vigilante, peut régénérer notre vision du monde et transfigurer la vue en (pré)vision : elle s’attache à voir au sens de prévoir comme elle s’attache à dire au sens de prédire (Valéry, 1973, p. 1274-1275). Parole parlante et voyante, la poésie est sans aucun doute ce que George Didi-Huberman appelle « la prescience du voir-venir » (Didi-Huberman, 2014, p. 26) pour reprendre sa définition de l’histoire comme « affaire de vision6 » (ibid., p. 11).
L’écopoèthe/géopoèthe Michel Deguy, pour qui « l’écologie est une vision » dans le sens de « clairvoyance », affirme que « la tâche de la pensée “écologique” est d’insister pour une autre vision du monde » (Deguy, 2012, p. 105). Le vers (poétique) a le don de générer sa propre « forme de pensée » d’essence météorologique ou kinésique : une « fulgurance », un « lancer » (Pinson, 2008, p. 37), selon Jean-Claude Pinson qui attribue l’intensification poétique à sa forme « cadrante » (ibid., p. 36). Car la poésie sait convertir ses signes en signaux. Dans le sillage de Deguy, grand dénonciateur du « géocide » qui a su allumer les « voyants écologiques », Marielle Macé nous enjoint d’« exerce[r] avec soin [nos] responsabilités de vivants parlants » qui consiste à « donne[r] sa langue aux choses » (Macé, 2021a). Elle exprime ainsi l’indispensabilité de « notre loquacité » (Macé, 2021b) : « […] pour faire droit à la question écologique, au souci de la terre, à l’attachement concret au terrestre, à la considération de tous les vivants et à l’entretien des liens qui font vivre, il ne faut surtout pas en rabattre sur la parole. » (Ibid.)
Oralité, âpreté et vérité
L’attachement passe par la langue, à condition qu’elle se fasse passeuse d’une telle pensivité (pour reprendre un autre terme cher à Deguy). À ce propos, il convient de mentionner une autre notion typiquement deguyenne, absolument essentielle : « l’ineffacement » (Brophy, 2015) qui se prête à la mission écologique en prenant soin des formes vulnérables du vivant : on pourrait voir dans cette notion un déjouement poéthique de la disparition. Michael Edwards, linguiste, poète et penseur de l’émerveillement, aime à revaloriser les mots au préfixe privatif « in7 », eux-mêmes voués à l’extinction. Car, justement, un usage poétique du langage peut, parfois mieux que des slogans militants, éveiller la conscience et l’infléchir dans le sens de la vigilance.
L’ineffacement se manifeste dans la poésie pensive par ces innombrables traces tenaces, sillons et séquelles, indices, rides et cicatrices, tous ces signes et spectres, fossiles et fantômes, toutes ces survivances et souvenances coagulées dans un présent pourtant encore irrigué d’un sang d’encre, comme dans ces vers tirés d’un recueil ensanglanté congrûment intitulé Écarlates : « Tout souvenir est pierre/ rouillée d’ancien sang,/ et ce sang coule/ en parole au-devant des mots,/ bribes de soi/ en morceaux de verre. » (Merle, 2011, p. 19)8 Le carnet de voyage poétique au titre polysémique Amère Indienne nous met en relation avec l’âme même de cette indianité qui hante les Grandes Plaines d’Amérique du Nord. On y voit : « Des collines voûtées et rouillées,/ des carcasses modernes de glaciers dépouillés de leurs destins/ Des silences millénaires brisés en milliards de phonolithes. » (Merle, 2006, p. 17) Tâche et trace, du mal, ou simplement de l’âge, la rouille est omniprésente, comme un deuil lancinant. D’ailleurs, les larmes des natifs s’épanchent autant que le sang dans ce paysage, qui « irrigu[ent] l’œil bleu » (ibid.) de Pyramid Lake, réserve indienne du nord-ouest du Nevada.
Les plaintes du vivant peuvent s’extérioriser chromatiquement : « Le ressac couleur de menthe/ ramène le sel des larmes d’Égée » face à l’assombrissement de la mer d’Égée, en proie à l’embrasement infernal qui est « comme la langue ancienne d’une douleur intraduisible » (Merle, 2023b, p. 11). Le mythe hante la tragédie qui se rejoue indéfiniment sur la terre de Grèce ravagée. Il est, en effet, des formes du vivant qui sont « intraduisibles […] au sens dynamique : au sens où l’on ne doit jamais cesser de les retraduire, encore et encore, pour faire justice à ce qui a lieu » (Morizot, 2020, p. 106).
« [L]e bruissement d’ancestralités sédimentées » (ibid., p. 107) du vivant réclame non seulement sa « retraduction infinie » mais aussi une mobilisation multisensorielle de la part de la poésie qui tisse des liens d’intimité, de contiguïté et de réciprocité et offre une visibilité inouïe du vivant, souvent synesthésique, parfois kinésique. Car le vivant fourmille de correspondances. Les propriétés acoustiques du langage et les composantes chromatiques se rehaussent mutuellement en un dépassement ou creusement du signe9 : la couleur déploie tout un continuum de la trace à la texture afin de faire surgir la présence, dont le lichen, envahissant les poèmes de Merle, constitue un exemple probant.
La « logique intensive » (Pinson, 2008, p. 37) du vers poétique favorise la « surrection » (Cannone, 2019, p. 43) — terme d’origine géomorphologique — de la présence : « Les pentes les escarpements la bauxite/ les oliviers le ciel d’émail les pierres des colonnes/ disent d’un coup la présence// Deux aigles se croisent.10 » (Merle, 2023b, p. 51) Autre « surrection » : la pâte qui lève chez Merle (2022, non paginé) et Cannone (2017, p. 67) comme métaphore de la coappartenance.
Le lieu a le don de s’imposer. Au sujet des sommets, Jean-Pierre Chambon décrit « leur empreinte dans la mémoire// rémanences d’un lieu premier/ demeuré idéal/ impossible et secret » (Chambon, 2022a, non paginé). L’empreinte est au-dessous du seuil, présence visible dans une forme vide, ce qui persiste à être vivant en nous.
De même, si l’écho est un phénomène récurrent dans l’œuvre de Merle, c’est parce qu’il est une incarnation poétique du vivant et de sa propension à l’écholocalisation, un « éclat sonore » (Merle, 2014, p. 16) dans le sensorium de la montagne. Dans la forêt de pierres d’Oxia, « l’écho des âmes oubliées murmure/ entre les couches régulières de phonolithes » (Merle, 2023b, p. 13).
Taillée dans la pierre, l’injonction résonne d’intentions éthiques : « Prononçons les mots-phonolithes, les mots/ aux arêtes fines et aiguisées,/ aux syllabes sonores, au corps vibrant/ comme des cordes, prononçons-les sans renoncer. » (Merle, 2018a, p. 49) La parole poétique a non seulement son mot à dire mais aussi un son à rendre. Si, comme le dit Deguy : « Ce qui a lieu d’être/ ne va pas sans dire » (Deguy, 1999, p. 105), ce dire se doit d’être optimal : dire dans le sens de prononcer, dire pour donner le ton. « Avoir lieu » signale donc le passage du « je » de l’énonciation au « lieu » de la prononciation. D’où l’insistance du verbe « prononcer » qui ouvre l’énonciation linguistique au vivant.
En ses modes exclamatif, impératif, ou simplement désignatif, cette parole lithophone (qui a les qualités sonores de la pierre) pratique une précision acérée, tranchante comme un silex, apte à exhaler « [u]ne rage dedans/ à tailler des éclats de vivre » (Merle, 2012, p. 10) ou à déverser son « jet de pierres et de couleur » (ibid., p. 32).
Merle est sensible à ce qu’il appelle le « coefficient poétique » du mot pierre qui par paronomase appelle, rappelle et interpelle le père (qui d’ailleurs parle la « langue de la pierre »), le glissement étant autant affectif que phonétique : une correspondance s’établit entre géologie et généalogie, l’imaginaire de la pierre sécrétant la célébration du père.
On voit s’établir une collusion imaginairement puissante entre la minéralité et la broussaille, métonymes de la présence, et la notion événementielle et relationnelle d’« avoir lieu » : « Rien n’est entier/ dans cette broussaille rocheuse/ pourtant sous chaque éclat dense/ j’ai eu lieu. » (Merle, 2012, p. 58) La litote se fait variation sur le consentement bonnefoyen : « Non je ne renonce pas Ici j’ai lieu/ dans la lumière qui dénude la terre. » (Merle, 2023b, p. 16) Si la subjectivité atténuée d’un « j’ai lieu » pratique l’hospitalité et la solidarité, c’est sans doute parce que, comme le disait Durand : « La matière est leçon d’humilité pour les orgueilleuses exclusives de l’esprit. » (Durand, 1996, p. 32) C’est une leçon d’humilité que nous recevons de ces poèthes dont la pratique de la parole se forge à même la vie et se frotte au vivant parfois le plus violent. Bonnefoy déjà s’interrogeait sur le ressenti du « vrai lieu » : « Y a‑t‑il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? » (Bonnefoy, 1983, p. 15) D’où la « dévotion » « aux mots patients et sauveurs » (Bonnefoy, 1982, p. 179), tels que « broussailles » dont on imagine instantanément les griffures.
Cette poésie est vouée au lieu en sa modalité éminente de « vrai lieu » où puisse advenir la présence en son syntagme « avoir lieu », approximative coïncidence d’un dire et de l’habitabilité : « Un soir d’été à Athènes est divin/ un vrai lieu. » (Merle, 2023b, p. 23) Dans le poème au titre polysémique « Parole de pierre », tiré de Khôra dont le titre accrédite la foi dans le lieu, la pierre prend la parole en son nom propre : « Je ne suis pas j’ai lieu. » (Ibid., p. 33) En outre, cette pierre donne sa parole d’honneur de pierre et profère une promesse. Variation sur l’« avoir lieu », le terme grec générique Khôra charme par ses sonorités retentissantes.
Toutes ces pierres génèrent une géologie vibratoire et les toponymes une oralité viscérale à teneur performative. Graphèmes et phonèmes produisent ce signifiant paroxystique, Olan, sommet emblématique, dans lequel on entend « violent » et « élan », ainsi que le morphème de l’invocation « ô ». Un cratylisme solennel réunit le phonème et le phénomène dans l’évidement du deuil impossible. La matérialité du monde extériorise sa propre mémoire mélancolique par l’entremise du génie toponymique. Il y en a une kyrielle, dont l’Obiou, l’île Anaho (et sa vaste colonie de pélicans blancs d’Amérique), décrite comme ce « métronome secret d’avant Nevada » (Merle, 2006, p. 17) et Bonaventure, en Gaspésie, et sa colonie de fous de Bassan (Merle, 2007, p. 58). Autre source d’inspiration pour Merle, la Grèce, comme dans cette invocation qui tisse une synesthésie du bleu et du liquoreux : « Égée ô Égée nous mâchons ton nom/ comme la mastika du lenstique. » (Merle, 2023b, p. 13)
Preuve irréfutable d’un référent qui fait signe tout en faisant sens par la grâce du son, geste phonique à orientation phénoménologique, qui signale une attention vigilante et partageable, le toponyme soutient la poésie dans son aspiration à vocaliser et à corporaliser : c’est en cela qu’elle peut être « vérité de parole », coïncidant ainsi avec « la vérité du sentir » (Maldiney, 1967, p. 153). Semblable rôle est dévolu au déictique ubiquiste. Le phénomène vocal, trace de l’incarnation dans le texte, est bien le lieu privilégié de la rencontre entre le corps et la parole.
Si la poésie est requise par le lieu, c’est aussi parce qu’il est hanté. « Avoir lieu » désigne un ancrage spatio-temporel, qui mobilise deux versants, contrastés mais corrélés : présentiel et mémoriel. Le recueil poétique, qu’il ait des ambitions testimoniales ou non, est terre d’accueil et lieu de recueillement, mémorial et mausolée, spectographie des victimes de l’histoire, tissage relationnel et compassionnel. Ainsi en est-il dans les tourbières d’Irlande, une Irlande ironiquement de carte postale, magique et mélancolique, « où les fantômes des morts/ dansent et pleurent pour l’éternité » (Merle, 2018c, p. 29) ; à Doo Lough, nom qui se prête à une répétition incantatoire, « [t]out le paysage s’est mis à dire davantage que le maintenant » (Merle, 2023a, p. 52). L’émotion emprunte la voie de la supputation :
La nature peut-elle gémir calmement ? Les sentiments disparus restent peut-être accrochés comme les fils d’une ancienne toile dans les branches, à l’angle de certaines pierres. Peut-être développent-ils de légers courants sous l’eau. (Ibid., p. 53)
Un « clapotis de paroles » forme un « lac de douleur » et, pour peu que l’on ouvre l’oreille, « [l]es paroles d’une vieille langue, prononcées au bord de ce lac, frémissaient encore d’un lointain écho sur les graminées et les graviers délaissés » si bien que la nature semble vouée à la mémorialisation11 « tant est immense la mémoire/ de l’eau » (ibid., p. 54). Ineffaçable est le souvenir de la Shoah car il est des lieux de mémoire, perforés, comme en Pologne, par « des trous noirs/ qui rongent encore le manteau terrestre » (Merle, 2018b, non paginé). Les cendres et ossuaires nous forcent à retracer un trajet douloureux même si la sensibilité, qui rime toujours avec humilité, exige le respect des zones d’ombre : « Nous ne savons rien du mystère du monde. » (Merle, 2023a, p. 55) Ou encore : « La terre a une mémoire que nous ne déchiffrons pas. » (Ibid., p. 78) Le poème en préserve le mystère, sa part d’ombre car il est des souffrances qui emportent leur secret dans la tombe — ou dans la fosse commune. Que le poème de Merle, « La longue marche » (Chamoiseau, 2017, p. 43), alors inédit avant d’être publié dans son recueil consacré à l’Irlande, Tourbe, dont l’épigraphe est empruntée à Seamus Heaney, figure dans Frères migrants de Chamoiseau n’a rien d’étonnant puisqu’il inscrit en creux l’histoire de toute migrance dépossédée12. Face à la minimisation opérée par les politiques, les poètes, eux, prennent en charge la désolation. Sur la scène poétique se rejoue imaginairement tout cheminement poético-phénoménologique, pérégrination ou migration, creusement ou éboulement.
Nombreux sont les exemples de solidarité des vivants qui prennent soin de leur « vulnérabilité mutuelle » (Remaud, 2023, p. 135)13. Ainsi en est-il dans cette interpellation de Merle : « Arbre tu n’es pas seul/ à l’instant de ton foudroiement ». (Merle, 2020, p. 96) À qui sait écouter, le vivant est le vaste réservoir d’une sensorialité de la souffrance, comme la rétraction glaciaire dans cette ascension attentionnée :
Roche et glacier ne font pas silence. Tu entends la contraction tragique
de la pierre qui dégèle, le froissement
de la glace que fourbit le jour neuf. Poser ton pas, lentement piétiner,
marcher sans déranger la rumeur,
sans comprendre ce qui, pourtant,
se dit à voix basse. (Merle, 2022, non paginé)
Ailleurs, on lit : « Je monte et j’entends/ l’étrange et irréductible/ voix d’ici/ sirène vibrant du silence/ de l’ossuaire rocheux. » (Merle, 2012, p. 55) Nulle conquête sur la soi-disant nature, mais un sentiment de compassion face au dérochement. D’où le choix du vocatif : « J’entends entre les parois de ta cage thoracique […] comme une quinte de toux. » (Merle, 2023c, p. 122)
Qu’on utilise le terme « géophonie » ou plutôt « biophonie » comme Nelly Valsangiacomo, « les montagnes ont beaucoup à nous dire ». Elle en explicite l’enjeu : « Le son montre lui aussi l’urgence de repenser les relations, les liens entre les êtres vivants, entre humains et non-humains, pour préserver, (re)construire de nouveaux espaces de cohabitation, aussi sonores. » (Valsangiacomo, 2022, p. 163) En effet, le remuement de la roche a sa rumeur imperceptible, le temps son chuintement (Merle, 2020, p. 25) et la mer son murmure (Merle, 2023b, p. 37).
La verticalité du poème dramatise tous les éboulements. Lorsqu’il s’agit d’envisager la mort, le poète ré-imagine celle du père foudroyé dont il assume le sort en guise d’hommage : « Je me détacherai comme une pierre. » (Merle, 2014, p. 18) En effet, la finitude « a les arêtes coupantes d’un roc/ détaché/ d’un pan de la vie âpre aux doigts » (Merle, 2012, p. 59). On n’en finirait pas d’inventorier toutes ces anfractuosités et échancrures, arêtes et crêtes (terme commun à l’océan et à la montagne) : l’agencement des sonorités et les aspérités du vivant s’engendrent mutuellement : « Les montagnes autour sont au bord/ de l’effondrement/ aiguisées par l’écume de l’été/ vagues figées pour l’instant. » (Ibid., p. 55) La hauteur s’appréhende comme profondeur dans le poème de Chambon « À l’orée du ciel », titre qui ne laisse pas d’évoquer « Dans le leurre du seuil » d’Yves Bonnefoy : les cimes avaient « basculé dans les abysses/ et […] les vents sournois balayant les sommets/ évoquent la survivance de courants pélagiques » (Chambon, 2023, p. 50). Le poète active la performativité du phonème « pierre » qui se matérialise promptement en phénomène par le miracle de la prononciation : « À peine a-t-on prononcé le mot pierre/ que je m’imagine l’entendre se détacher/ d’un ressaut sur la paroi qui me fait face/ pour aller rouler parmi les blocs de l’éboulis// ainsi la roche et son nom s’entrechoquent. » (Ibid., p. 48) Dans ce poème de la confusion des règnes, la collision est correspondance : prononcer transpose mimétiquement la présence. Le poète appelle de ses vœux un langage sans surcharge — « la sauvagerie d’une verve préverbale » (ibid.) — pour pouvoir renouer avec la vibration du vivant. Le rythme rédime les signes et mime le bouillonnement d’un torrent de montagne : « Que du mélèze foudroyé et de l’herbe brève/ du torrent et du névé de la crête et du vallon/ et de tout ce qui s’attache au génie du lieu/ ils ne soient plus le simple et illusoire reflet. » (Ibid., p. 48) Virtuosité et vivacité épousent l’agentivité du vivant et, tout naturellement, le poète, traversé par d’autres sons et s’aventurant hors des sentiers battus des sémantismes connus, anticipe une supplique du vivant : « Oui, je voudrais croire que ce qui m’entoure/ ici cherche en moi la voix d’un autre langage. » (Ibid., p. 49)
Lorsque Deguy dit que « le visible est attachant » (Deguy, 2002, p. 39), on ne peut s’empêcher d’entendre « chant » dans « attachant ». Un chant de l’attachement à la fois désenchanté et hanté, mais qui s’attache aussi à réenchanter, à ré-émerveiller : le chant du merle au printemps, et même, pour peu que l’on ait l’âme poétique, le croassement du corbeau dont Chambon célèbre la légendaire loquacité et la « miraculeuse présence » (Chambon, 2022b, p. 54). Soucieux de « [pa]rler la langue de la terre » (Merle, 2012, p. 65), le poète se connecte au « rythme du monde/ sa parole grave et rauque » (ibid., p. 62) et l’« exil rauque » du corbeau au « chant immense/ rude et douloureux » (ibid., p. 67). Tout naturellement, il accorde son « chant rugueux » (ibid., p. 64) au vivant en sa « réalité rugueuse » (Rimbaud, 1873, p. 116). D’où une avalanche de coupures et de cris dans cette poésie taraudée par des exigences de lucidité et de fidélité.
Merveille mémorielle de la matière
Il est significatif que l’épiphanie elle-même, loin d’être paisible, emprunte la voie de l’équivoque synesthésique, tel « [u]n cri de lumière », nouant viscéralement matérialité et mémorialité, douceur et douleur. Lorsque le vivant suscite l’émerveillement, la présence bascule dans ce que Belinda Cannone appelle une « surprésence » (Cannone, 2017, p. 176). Si sa sensibilité lui fait remarquer que « [l]a beauté extrême est douloureuse » (Cannone, 2019, p. 28), c’est parce que le registre esthétique s’est résorbé dans le pathétique. Lorsque Merle décrit un « ciel bleu foncé […] tendu jusqu’à la limite de la déchirure » (Merle, 2023a, p. 18) — un « bleu d’enfer » — ce n’est pas seulement dû à l’ascension ardue d’un col austère, mais aussi (peut-être), en filigrane, à la violence ivre du sublime que suscite le « sentiment de la montagne » (Cannone, 2019, p. 30). L’élémentaire produit ce heurt : un bonheur teinté de douleur ; une attention qui se prolonge au plus profond de la sensation. Motif récurrent, la déchirure effectue la trouée de « la trame des concepts » (Bonnefoy, 1992, p. 279) : la poésie peut ainsi accomplir sa vocation écosensible.
De l’émerveillement pourra survenir le « sentiment océanique » (Cannone, 2017, p. 68 ; 2019, p. 25)14, extase immersive décrite comme le sentiment soudain de devenir « une vague, en continuité avec le Tout », « comme une vague dans l’océan du réel » (Cannone, 2017, p. 65). De l’abolition des frontières entre ces deux grandes catégories génériques, vivantes et vivifiantes, cependant souffrantes, émerge « l’impression d’une vérité » (Cannone, 2019, p. 26). De même, le « sentiment maritime » éprouvé par Olivier Remaud en altitude n’est pas une métaphore : il entend « comme un ressac qui vient cogner les parois » (Remaud, 2023, p. 29). Autre métaphore de la montagne chez Merle (2014, p. 15), le ressac est déploiement imaginatif du rythme en geste inchoatif. Dans Gravis15, Merle réimagine, encore et toujours, l’ascension fatale de son père :
Tu gravis la pente, puisque tu montes
au mât. Dans l’heure encore sombre
qui marche devant l’aube
les voiles noires et calcifiées des faces nord
se déploient. Le ciel tourne doucement. Le mal des montagnes te chavire avant la marée du jour. (Merle, 2022, non paginé)
La métaphore maritime est filée au gré des pages et des images : « C’est bleu, c’est l’océan à l’envers,/ un peu d’écume dense, déchirée/ sur les voiles et le mât du vaisseau/ immobile. » (Ibid.)
Une approche poétique ouvre à la compréhension de notre immersion et nous apprend à « méditer comme une montagne » (Pierron, 2023) selon le vœu des philosophes. Remaud relate la volupté d’avoir « respiré l’air des temps épais et retrouvé une amitié lithique » (Remaud, 2023, p. 148) qu’il définit comme « une amitié […] du temps qui fuit » (ibid.). L’acuité sensorielle permet de saisir à vue d’œil le déploiement temporel (ibid., p. 149) dans lequel tout le vivant est « embarqué » (ibid.). Le plus infime (qu’il s’agisse d’un pli ou d’une veine) ouvre aux « grandes métamorphoses de la Terre » (ibid., p. 148)16. L’ici donne sur l’infini, la cime appelle l’abîme et le poète sollicite le mystère : « Au seuil d’un ailleurs/ qui serait le pressentiment d’un autre monde. » (Chambon, 2023, p. 49) Montagnité rime avec liminalité (Fourny & Gal, 2018), notion-clé qui interroge la limite et l’inconnu, favorisant ainsi « un regard nouveau et décalé » (ibid., p. 7) sur la montagne abordée en termes de « relation » (ibid.).
Toutes ces cimes, crêtes et arêtes suscitent une sorte d’« extase matérielle » : ce ne sont pas les pas du poète-marcheur qui gravissent la pente, mais la pente elle-même, promue au rang de sujet, « s’élève » (Chambon, 2023, p. 49) : déplacement (de tout anthropocentrisme) qui est dépassement et effacement. Exemple parlant de pensivité de l’exercice poétique en marche, vibrante d’une énergie corporelle délestée de son anthropocentrisme et à l’unisson du vivant. La pierre a non seulement une intégrité mais elle est aussi douée d’une agentivité comme dans cette drôle d’accointance décrite par Merle : « La pierre pousse mon sac à dos de ses mains d’ortie. » (Merle, 2023c, p. 123) Toucher la pierre n’est pas un geste unilatéral, mais phénoménologique : elle « nous touche en retour » (Remaud, 2023, p. 148).
On intuite des seuils entre la parole et la présence, le parlable et le palpable. La présence ne sera jamais qu’incitée par les mots dont la destinée est de relier, accomplissant ce cheminement douloureux de la perte vers les « obstinations de l’espoir » (Bonnefoy, 1990, p. 252), si aigu que soit le sentiment de la maltraitance du vivant. La présence se vit toujours, déjà, comme perte (d’où toutes ces écorchures, échancrures, éclaboussures, gerçures, griffures, et, bien sûr, déchirures, obsédantes, chez nos poètes) ; cependant si elle se vit comme perte, elle vit d’espérance.
Même ambivalence chez Chambon qui rattache le microcosme au macrocosme et le natal au viscéral pour dire la profondeur de l’attachement, décrit comme « une accoutumance subliminale// à ces biseaux de pierre/ écorchant le ciel// au gré du tournoiement du temps » (Chambon, 2022a, non paginé). C’est alors que l’on se remémore ces mots de Merleau-Ponty : « Les choses sont là […] écorchant le regard de leurs arêtes. » (Merleau-Ponty, 1960, p. 228) C’est comme si le grandiose suscitait une sémiose-symbiose subliminale, ce sublime adjectif « subliminal » forgeant une alliance intuitive entre sublime et liminal pour marquer l’infléchissement éthique d’une diction qui a la sagesse de ne pas franchir le seuil de l’idéal, au-delà duquel tout n’est que leurre.
Conclusion
Peut-être est-ce la précarité de la poésie qui assure la pérennité de sa prérogative — a blessing in disguise (un bien pour un mal) : une bénédiction sachant déjouer les prestiges de la malédiction. Collecte de traces et d’indices, plutôt que de preuves, la poésie recueille tout ce qui passe entre les mailles, de plus en plus serrées, du filet de la science. Les deux sont moins concurrentes que colocataires. D’ailleurs, il faut de tout pour faire un monde. Le vivant, c’est ce tout dont la connaissance passe par l’imagination autant que par la raison. Il est alors tentant d’altérer l’aphorisme rabelaisien : « Science sans voyance n’est que ruine du vivant. » Tâchons donc de faire rimer vigilance avec « la tâche d’espérance » (Bonnefoy, 1995, p. 103) : « C’est tout un poème » (Deguy, 2002, p. 39)…