Fig. 1. Gravure de Jean Baptiste Humbelot, « Raillerie d’un crieur de Pampelune », se vend à Paris par J. Richer, [1635].
Crédit/source : BnF, IFN-8403235, disponible sur Gallica URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8403235w/f1.item
Une gravure de Jean-Baptiste Humbelot, intitulée « Raillerie d’un crieur de Pampelune » et qui daterait de 1635, représente un vieil homme qui détourne la fonction de crieur public afin de ramener chez lui une jeune fille (peut-être l’enfant qui se cache dans le bâtiment, sur la droite de l’image). Le feuillet qu’il porte maquille une vérité et invente une actualité pour la diffuser, à l’appui d’une cloche dont le son est rendu par une onomatopée : « Quiconque aura trouvé une fille aagée de quinze ans de poil blond la ramene au logis du Crieur et il aura son vin. Drelin din din ». Face au crieur, une assemblée rit de cette réclame car nul n’est dupe, à commencer par une mère qui protège sa toute jeune enfant et semble l’alerter au sujet des prédateurs. Cette gravure est accompagnée d’un huitain en guise de légende :
Contemplez ce vieillard faire un cry par la ville
Escoutez son discours, il est des plus plaisans,
Il cherche (se dit il) une fort belle fille
Esgarée depuis peu, et âgée de quinze ans.
Au bruit de sa Clochette, tout le monde s’assemble
Ou dans cet entretien un chacun rit si fort,
Que voyant ce Tableau, on ne peut ce me semble,
S’empescher avec eux, de rire par accord.
Le rire, lié à une fausse actualité mise en valeur comme telle grâce à l’incise ironique « (se dit il) », est une réaction à une situation particulière. C’est un geste de distanciation et de refus face à une distorsion constatée entre le réel et la communication qui en est proposée. C’est aussi un comportement qui agit parce qu’il entraîne une adhésion, par contamination : après les personnages du « Tableau » et l’auteur du huitain, le lecteur-observateur est également invité à « rire par accord » de cette communication manquée qui concerne une situation immédiate. Cette gravure montre que le rire est à envisager comme réaction socialisée et comme mode d’appréhension du réel. C’est un moyen de saisir des circonstances présentes, et potentiellement d’y intervenir ou d’en détourner le sens. Ce que cette image fait apparaître, c’est enfin la potentielle difficulté du rire à traverser le temps : sommes-nous aujourd’hui en situation de partager l’hilarité des personnages représentés ? Et même seulement aptes à comprendre quelle est exactement ici la « raillerie » annoncée par le titre ?
À l’image de cette estampe, nombreux sont les écrits de la première modernité qui usaient du rire comme d’un outil pour transcrire, infléchir ou occasionner une actualité. Dans le prolongement des travaux menés par l’équipe « Lire, Commenter, Réécrire » de l’université Paris Nanterre sur différents modes d’inscription de l’actualité dans des écrits allant du xve au xviiie siècle1, nous avons souhaité soumettre à l’étude les rapports qui unissent de multiples productions écrites comiques (se prétendant telles, étant perçues comme telles) et l’actualité extrêmement dense et tourmentée sur le plan socio-politique en France au cours de la période allant de 1560 à 1653, soit du début des guerres de religion à la fin de la Fronde. Les contributions réunies dans ce volume et celui à paraître autour des « Temporalités comiques » sont issues des communications présentées lors du colloque « Rire des affaires du temps : écritures comiques et actualité (1560-1653) » initialement prévu à l’Université Paris Nanterre, mais qui s’est tenu par visioconférence les 10 et 11 juin 2021 pour des raisons sanitaires fort peu plaisantes2.
L’empan chronologique choisi, à cheval entre le xvie et le xviie siècles, apparaît comme un terrain propice à divers titres pour étudier l’écriture de l’actualité. D’abord, parce qu’il représente un moment où le rythme des presses s’intensifiait et où l’imprimé semblait donner l’illusion qu’il était possible de rattraper ou de capturer le présent de l’expérience vécue3. Ensuite parce que se développaient, à cette époque où les gazettes et journaux n’en étaient encore qu’à leurs prémices4, des productions traitant des faits contemporains de manières très variées, tant sur le plan de la matérialité que sur celui des formes d’écriture adoptées. Et enfin parce que dans ce contexte, les troubles qui agitaient la couronne de France étaient multiples (conflits religieux, meurtre d’Henri IV, réunion des États généraux, Fronde parlementaire et Fronde des Princes) et faisaient l’objet de nombreuses publications. Parfois commanditées par le pouvoir, par les acteurs politiques ou par les clans en présence (comme c’était le cas pour les premiers journaux), ces publications commentaient et transfiguraient les événements qu’elles racontaient, en particulier lorsqu’elles affichaient leur prétention à rire de ces circonstances souvent tragiques.
L’histoire et la critique littéraires se sont déjà penchées sur les écrits de cette époque en tant qu’ils étaient susceptibles de porter la trace de leur actualité. Celle-ci a été appréhendée à partir de la grande diversité de ses modalités d’expression, les études mettant en évidence des processus de médiatisation ou des dispositifs d’écriture5. Qu’il s’agisse de celle de la France ou de l’Europe, l’actualité est envisagée sous l’angle des grands événements, des affaires de l’État, ou sous l’angle des petits faits, des anecdotes dont certains contenus en apparence privés n’en regardent parfois pas moins les affaires politiques du pays concerné. Les travaux qui s’intéressent aux écritures d’actualité de la première modernité se sont le plus souvent focalisés sur les œuvres qui rendent compte de leur présent par le récit ou la mise en scène de la violence ou de la cruauté des événements vécus. Des recherches, menées notamment par Christian Biet autour du théâtre et des récits sanglants au xvie et xviie siècles, ont ainsi ouvert la voie à la redécouverte d’écrits méconnus, qui représentent sur les planches ou via l’écrit, la véhémence des conflits que traversent leurs contemporains6. Ce théâtre et ces histoires de la cruauté, dont certaines œuvres constituèrent de véritables succès de librairie, traduisaient souvent à la fois une perspective morale et religieuse, et un certain « plaisir effrayant, [un] goût pour l’horrible qu’on peut avoir à se représenter l’affreux spectacle des passions7 ».
Pourtant, en parallèle de cette production tragique, de nombreux écrits décrivent, discutent ou reconfigurent autrement les « affaires » du temps, c’est-à-dire ce qui occupe « [les] soins, [les] pas, [les] pensées » des contemporains ou ce qui leur « donne beaucoup de peine, d’inquiétude8 » selon le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, avec une tonalité plutôt gaie ou par le biais du rire, de manière parfois plus ou moins grinçante. Les articles réunis au sein de ce volume (et du suivant) analysent quelques-uns de ces ouvrages en tâchant de réfléchir aux particularités d’un traitement comique de l’actualité à l’époque moderne.
Cette perspective de travail présente des enjeux multiples. Elle offre l’occasion d’examiner des écrits souvent sous-estimés ou frappés de discrédit à la fois en raison de leur dimension circonstancielle et à cause de leur caractère plaisant. Aux côtés d’œuvres canonisées analysées à nouveaux frais comme le Mascurat de Naudé (Ioana Manea) ou le Roman comique de Scarron (Laurence Giavarini), une grande partie des œuvres travaillées dans ce volume et celui qui suivra échappe aux études littéraires parce qu’elles sont jugées faibles sur le plan esthétique, ainsi qu’aux études historiques parce qu’elles sont estimées peu sérieuses et qu’elles demeurent difficiles à appréhender comme sources. L’anonymat qui caractérise souvent ces ouvrages, ou l’oubli partiel qui frappe certains de leurs auteurs comme Pierre du Ryer (Julien Perrier-Chartrand), accentuent encore ce phénomène. Les écrits étudiés sont d’autant plus sous-estimés qu’ils exhibent leur volonté de faire rire et perdent alors une part de leur légitimité. « Comique » et ses synonymes ou parasynonymes (tels que « facétieux » ou « plaisant ») fonctionnent comme le terme « tragique » à propos duquel les auteurs d’Histoire, littérature et témoignage remarquent : « cette catégorie de tragique aboutit le plus souvent, dans la spontanéité même de son usage, à vider de sens historique le témoignage qu’elle qualifie, et à travers lui, la réalité horrible qu’il décrivait et pouvait lui-même qualifier de tragique9 ». L’affichage du registre et ainsi de leurs prétentions littéraires tendent à les désancrer de la réalité qu’ils décrivent ou évoquent, quand bien même leur valeur conjoncturelle est souvent, elle aussi, signalée. L’un des objectifs est donc de se défaire de ces a priori ainsi que des prétentions de gratuité qui accompagnent parfois ces ouvrages, afin d’appréhender les pratiques d’écriture comiques autrement que comme des textes de divertissement. Le rire semble s’y révéler autant comme un mode de figuration du monde que comme un mode d’action sur celui-ci. Les travaux réunis contribuent ainsi à l’histoire des manières d’écrire le temps présent en s’interrogeant sur les causes et les effets de leurs tonalités comiques et en analysant ces écrits à la lumière des contextes qui les ont suscités.
« Actualité », « présent », « Affaires du temps » : des mots pour dire l’application des écrits aux faits contemporains
Cette démarche se comprend d’autant mieux en précisant le sens du terme « actualité ». Ce que l’on désigne comme l’actualité, celle des acteurs du passé et plus spécifiquement d’une période définie par deux extrémités temporelles, les débuts des guerres de religion et la fin de la Fronde, n’était alors pas nommé ainsi. Actualité est même présenté par le Littré comme un néologisme au xixe siècle10. Présent n’est alors pas non plus un substantif qui désignerait le moment actuel comme on le définirait aujourd’hui11. Pourtant, à y regarder de près, on note le terme actuauté dès le xiiie siècle, parfois sous la forme actualité, pour renvoyer à ce qui est exécuté et mis en application. Ces noms désignent une force réalisée, opérante, en tant que dérivés du latin actualis, « qui agit, qui met en application12 ».
Au xviie siècle, les rares occurrences du mot sont révélatrices. René de la Châtre dans son Prototype, ou tres-parfait analogique exemplaire de l’art chimicque paru en 1620 parle de « l’actualité parfaicte13 » d’une chose – c’est sa réalisation, son effectivité. En 1643, dans les Notes sur un livre intitulé la deffense de la vertu de Jean-Pierre Camus, on peut également lire : « il est question d’accomplir un precepte parfaitement ou imparfaitement, il est donc question d’actualité, non d’habitualité14 ». À l’« habitualité », passive, s’oppose l’ « actualité », qui est présence active.
Le terme « présent » n’est, lui non plus, pas complètement absent puisqu’il apparaît, principalement sous sa forme adjectivale, dans les intitulés d’ouvrages très divers. Un titre comme la Prognostication fort utille et profitable a toutes gens, inventee par les bons Peres anciens, pour le temps present, & advenir, paru de manière anonyme en 1590 à Lyon15, souligne que l’adjectif « présent » renvoie à une temporalité qui n’est ni celle du passé ou de l’ancien, ni celle de l’avenir, mais celle du moment supposé de l’action, de l’énonciation ou de la publication. Dans cet intitulé comme dans d’autres, tels que Briefs et simples discours propres & utiles pour le temps present paru en 1593, ou encore Miroir de la cour, sur lequel les revers, & l’inconstance de la fortune se voyent. Adressé au sieur Théophile, pour s’en servir au temps présent sorti en 162516, les publications imprimées du « temps présent » affichent explicitement leur souci d’efficacité : l’utilité d’un ouvrage est corrélée à son actualité.
C’est surtout l’expression « les affaires du temps » qui revient abondamment dans les textes français parus entre le milieu du xvie siècle et la première moitié du xviie siècle, parfois sous des formes connexes, afin de signifier la pertinence d’un ouvrage pour ses contemporains. On la trouve ainsi dans les intitulés d’ouvrages canonisés, tels que le Discours sur les misères de ce temps de Ronsard (1562) pour le versant sérieux, ou dans ceux d’opuscules plus confidentiels, comme le Dialogue de Jodelet et de l’Orviétan sur les affaires de ce temps (1649) pour le versant comique. Il n’est d’ailleurs pas rare que, dans ces écrits qui se disent ancrés dans les circonstances, les auteurs pensent la manière dont il faut parler du contemporain ni qu’ils questionnent la tonalité à adopter pour décrire les événements auxquels ils sont confrontés. C’est par exemple le cas dans une mazarinade anonyme intitulée Examen sur les affaires du temps, parue en 1649 en pleine Fronde parlementaire :
Car à bien examiner les desseins de Messieurs les Ministres, on y trouve tant de cheutes, & tant de foiblesses, qu’il semble que ce soit plutost une raillerie, qu’une entreprise serieuse, & une farce plutost qu’une tragedie. Cruelle raillerie pourtant, horrible farce, qui ne peut divertir que les Demons, & que le reste de nos ennemis17.
L’excès des violences, l’absurdité des situations ou, comme dans cette mazarinade, le caractère risible de certains comportements contemporains, se prêtent volontiers à des retournements de registre de sorte que la présence de l’expression « affaires du temps » dans un titre peut souvent marquer l’inspiration satirique de l’ouvrage concerné, comme le note Pascal Debailly dans son article.
Ainsi, les « affaires du temps » sont d’abord des forces, des dynamiques auxquelles celles ou ceux qui écrivent réagissent – et même plus précisément, qu’ils désignent, qu’ils découpent dans le flux du temps, pour pouvoir y réagir et légitimer leur prise de plume. En renvoyant à l’expérience d’une sorte d’évidence d’un contemporain partagé, il s’agit de faire constater un état de fait dans et sur lequel ils aspirent à agir, selon des contextes, des échelles variables. Si écrire est bien une action18, celle-ci ne peut précisément se déployer que dans une actualité qu’il convient toujours de construire. Et le rire est l’un des outils de cette construction scripturaire.
Que dit le rire du présent et comment ? Le rire comme outil herméneutique
Le choix d’écrire sur une actualité, face à elle, pour ou contre elle, est appréhendé dans ce volume du point de vue spécifique des écritures comiques, qui relèvent souvent de modes de production des textes que nous identifions aujourd’hui comme littéraires. Plutôt que de proposer des pages pour une histoire des émotions ou pour une histoire du rire19, les contributions réunies viennent compléter les travaux sur les écrits comiques de la première modernité, qui sont en plein renouvellement20, en se focalisant sur des formes, des œuvres ou des moments précis. La question des écritures plaisantes ouvre deux perspectives : que dit le choix du comique pour saisir l’actualité au cours de la première modernité ? Et comment la littérature trouve-t-elle sa place dans ce processus ? Les œuvres dont il est question dans les différents articles de ce collectif semblent rompre, ou du moins jouer, avec la coupure aristotélicienne du 9e chapitre de la Poétique, entre poésie – entendue au sens de production artistique composée – et histoire : celle-ci serait, selon Aristote, cantonnée au « particulier », celle-là tiendrait son élévation et sa hauteur philosophique, de la généralité à laquelle elle prétend faire accéder. Le processus, ou la dynamique de création, par lesquels l’événement devient l’objet d’une saisie littéraire ou littérarisée, invite à s’interroger sur le lien entre ces textes et le réel, sur leur mode effectif d’agir, mais aussi sur ce que l’on désigne comme la communication littéraire et ses différentes formes.
Il est en effet souvent impossible de faire abstraction de l’énonciation comique ou du style, plus ou moins exubérant, qui déterminent la réception de ces écritures plaisantes, qu’elles prennent la forme de discours critiques, de pièces de théâtre, de chansons ou encore de libelles polémiques. Le rire apparaît dans ces œuvres comme un prisme, c’est-à-dire comme un instrument dont l’usage permet un déplacement ou une déformation du regard par sa capacité de réfraction21. Selon une autre image employée par Nicolas Corréard qui étudie différents dialogues des morts au début du xviie siècle, le rire fonctionne comme un « filtre » qui permet de prendre du recul, voire une distance philosophique, par rapport aux faits brûlants racontés, sans que cela suppose un détachement passif. La représentation de réalités sociales au sein de comédies théâtrales, comme la pratique du duel qui est au cœur des Vendanges de Suresnes de Pierre Du Ryer dont traite Julien Perrier-Chartrand, permet d’appréhender autrement les comportements aristocratiques à une époque où ceux-ci sont plus souvent traités sous un angle héroïque, dans le cadre de la tragicomédie en particulier. La métaphore du prisme permet également de souligner le caractère ambivalent et mouvant d’un rire qui s’avère souvent difficilement saisissable ou trompeur. Le filtre comique de certains libelles semble ainsi parfois bien mince et laisse percer le sérieux avec lequel il est nécessaire d’appréhender la dureté des événements qui frappaient par exemple les Français en 1614-1615 comme le souligne Claudine Nédelec en travaillant divers libelles parus dans le cadre des États généraux. En se focalisant sur la transcription d’un autre moment précis, l’enlèvement du roi en 1649, Myriam Tsimbidy considère les modalités et les retombées de ce qu’elle nomme une « illusion de registres » au sein de différentes mazarinades, le rire se présentant comme le verso des larmes.
Généralement fuyant ou pour le moins difficile à caractériser, le rire qui se manifeste dans les multiples textes analysés par les auteurs se révèle comme un outil permettant une interprétation de la réalité. Parler d’écritures comiques au pluriel semble ainsi nécessaire, car si nous utilisons « rire » par facilité, les différents travaux réunis font bien voir que ce sentiment revêt de multiples aspects selon les orientations qu’il souhaite suggérer.
Que fait le rire au présent ? Le rire comme instrument politique
L’actualité, telle que nous l’appréhendons à travers les divers livres ou plaquettes imprimées étudiées dans ce volume, est sans doute pour une part construite par les textes eux-mêmes. Non seulement par le fait de la seule représentation comique, qui caricature, exagère, rabaisse ou grandit, parce que, prise dans une dynamique d’affrontement ou faite pour initier une discussion, l’écriture est choisie pour figurer, défigurer, reconfigurer une situation ; mais aussi parce qu’elle est proprement une création ou une invention qui peut servir tel ou tel projet, que celui-ci soit clairement exprimé et identifiable ou non. En partant d’interrogations sur la pertinence du rire pour dire l’actualité, les contributions réunies dans ce volume enrichissent les travaux consacrés aux relations entre littérature et polémiques et s’inscrivent dans une histoire intellectuelle plus vaste. Au cours de la première modernité, le rire apparaît comme un instrument politique récurrent, utilisé par divers acteurs pour sa valeur critique, pour sa force subversive ou pour sa capacité de ralliement.
Selon la place occupée par un discours idéologique et la tactique adoptée par les auteurs, les ressorts comiques de leur écriture peuvent être mis au premier plan ou mobilisés de manière plus sporadique. Dans le cadre des conflits religieux qui agitaient la France à la fin du XVIe siècle par exemple, un ultra-catholique comme Saconay usait ponctuellement de la métaphore simiesque dans sa Généalogie et retournait ainsi contre ses ennemis les feux d’un prisme comique habituellement plutôt manipulé par les Huguenots. Ce rire d’action analysé par Mathieu de La Gorce, allait de pair avec un appel à la violence et à l’extermination dont les formulations résonnaient avec la Saint-Barthélémy, événement sanglant ayant eu lieu peu avant la publication de la Généalogie. Lorsque le rire n’est pas cantonné à des apparitions ponctuelles, il est parfois difficile de dire où s’arrête le rire et où commence la polémique, ou inversement. Ainsi, certains écrits rapidement classés par l’historiographie comme polémiques à l’aide de la catégorie « mazarinades » usaient du rire comme d’une arme efficace contre leurs adversaires comme l’analyse Myriam Tsimbidy, tandis que d’autres parvenaient à s’extirper de leur caractère circonstanciel alors qu’ils étaient inventés dans un contexte proche. Laurence Giavarini analyse en ce sens le sort spécifique que connaît Le Roman comique de Paul Scarron, dont la première partie paraît en 1651, afin de mettre en lumière le travail des événements politiques de la Fronde par le littéraire, notamment grâce à l’usage d’un nom à valeur comique tel que « Scarron ».
Le comique, tel qu’il se manifeste dans les différentes œuvres étudiées dans ce volume, n’a donc rien d’inoffensif, quels que soient ses formes ou ses accents. Le caractère acerbe et vindicatif de certaines œuvres peut se présenter de manière souterraine comme avec Le Roman comique, ou émerger de manière plus visible, notamment lorsque les auteurs ont recours aux principes de l’obscène ou de la provocation injurieuse22. En analysant des chansonniers du xviiie siècle dont les textes concernent les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, Virginie Cerdeira met en évidence le plaisir lié aux plaisanteries injurieuses à l’encontre des grands, alors que le caractère anonyme, oral et collectif supposé de la chanson confère à cette forme un potentiel subversif, voire une dimension sacrilège. Le plaisir ou la réjouissance que les œuvres comiques cherchent à susciter, et qu’elles revendiquent parfois comme un passe-temps ou une récréation sans conséquences, ne doivent ainsi aucunement être déconnectés des effets qu’elles ont sur l’actualité dont elles parlent et du pouvoir d’adhésion qu’elles créent.
Rire du présent pour et avec qui ? Écritures comiques et publics
Les écritures comiques se caractérisent par une dimension performative tournée vers des lecteurs qui s’intéressent aux événements présents. Le caractère plaisant des ouvrages examinés ne suppose en rien un public uniforme, et la variété des tonalités adoptées (rire franc ou grossier, équivoque et jeux de mots plaisants, raillerie ironique ou satire mordante), laisse présager l’aspect éclectique de leurs destinataires. L’importance de cette remarque, a priori évidente, se justifie d’autant mieux si l’on prend la mesure de l’accroissement et de la diversification que connaît le lectorat au tournant du xvie siècle, avec le développement sans précédents qui touche alors le monde de l’imprimé23. Le succès que rencontrent les écrits burlesques dans la première moitié du xviie siècle peut par exemple être envisagé dans ce contexte24 : un essor des publics crée de la demande et donc de l’offre, et vice versa. À propos du Mascurat où est analysée l’explosion de ce type d’ouvrages, Ioana Manea considère le burlesque comme un prisme adopté par Naudé pour toucher un public plus vaste que celui des seuls savants capables d’apprécier l’érudition du dialogue imaginé entre le personnage éponyme et Saint-Ange. La recherche du bon mot ou de la plaisanterie est alors à penser comme une ressource pour séduire des lecteurs toujours plus nombreux, ainsi que comme une ressource pour les fédérer. La dimension collective du rire et des connaissances portées par les chansons de la Fronde est notamment analysée par Virginie Cerdeira dans cette perspective, à travers l’étude de chansonniers du xviiie siècle, des compilations envisagées comme des moyens de faire perdurer la critique d’un règne désormais passé dont il s’agit aussi de faire l’histoire.
Si « faire rire est un moyen de faire lire » comme le formule Mathieu De la Gorce, les procédés des écritures comiques n’en doivent pas moins être envisagés comme des recours capables d’inclure ou d’exclure du camp des rieurs, et donc comme des moyens de créer des partages sociaux et politiques. Ainsi, l’usage d’ouvrages zoologiques érudits au sein de la Généalogie du fervent catholique Saconay suppose certaines compétences lettrées chez ses récepteurs, quand bien même ces sources sont adaptées aux besoins d’un discours polémique qui se veut prosélyte. Dans un tout autre cadre, Laurence Giavarini examine comment, avec Le Roman comique, il ne s’agit pas seulement de représenter, mais aussi d’attirer des lecteurs en activant des réseaux clientélaires déterminés par les enjeux de la Fronde. À travers les différents travaux réunis, le rire apparaît néanmoins plutôt comme un rire de connivence25 que comme un rire de conversion qui serait pensé pour séduire des lecteurs d’opinion différente, y compris dans les contextes les plus polémiques. L’actualité donnée à lire avec ces ouvrages plaisants se voit ainsi définie et pensée par rapport à des lecteurs ou spectateurs qu’on cherche à faire réagir, par rapport à des publics dont les contours restent toutefois assez flous.
Lorsqu’ils sont explicitement représentés en tant que lecteurs, les publics amateurs de ces ouvrages qui redessinent le présent sous un angle risible font eux-mêmes l’objet de satire. La soif des contemporains pour les événements présents, pour les scandales et pour leurs commentaires écrits devenait par la même occasion des matières à écritures comiques et des sujets d’actualité. Avant l’essor que connaîtront le métier mais aussi le personnage de nouvelliste dans la seconde moitié du xviie siècle26, l’appétit pour les informations et les nouveautés était décrit avec humour comme déplacé et caractéristique d’un public de curieux déjà trop nombreux dans certains libelles dont traitent Nicolas Corréard et Claudine Nédelec. Le succès que rencontrent les écrits plaisants traitant d’actualité et, en un sens, leur réussite, se traduisent alors par une mise en abîme, amusante et critique, de l’avidité du monde pour ce type de publications imprimées au sein même de ces ouvrages.
Enfin, force est de constater que la réception de ces ouvrages plaisants, tournée vers des publics du passé, nous échappe en partie, en dépit des efforts réalisés pour les resituer dans leurs contextes de création et à l’aune de l’actualité qui les a suscités. De fait, il paraît parfois hasardeux de supputer ce qui pouvait faire rire les lecteurs de la première modernité alors que certains écrits, qui se prétendent comiques, le semblent en définitive assez peu à nos yeux de contemporains, sans doute parce que nous avons perdu les codes nécessaires à cet amusement. Le caractère circonstanciel des ouvrages étudiés suppose de prendre en compte l’historicité de ces pièces et donc l’historicité de leurs effets, avec toutes les complexités que cela suppose. Les articles rassemblés tâchent de se confronter à ces difficultés sans les occulter. Pascal Debailly évoque par exemple la « dégradation » de l’écriture comique dans la satire, un genre bicéphale construit sur une tension entre son ancrage dans la réalité de son temps et une aspiration à l’inactuel.
« Rire des affaires du temps (1560-1653). Le rire au prisme de l’actualité », soit penser ces écritures en fonction d’une poétique historique. Les articles de ce volume et de celui qui suivra tâchent en somme d’examiner des formes et manières d’écrire l’actualité qui semblent avoir été choisies pour leur efficacité ou, du moins, pour l’efficacité que l’on pouvait leur prêter en leur temps. Mais ils tâchent également de comprendre cette poétique à la lumière des circonstances de ses manifestations : des événements et des phénomènes qui la mobilisent, des modes de diffusion des écrits, des formes que prennent ces derniers en fonction, ou non, du présent qu’ils prétendent véhiculer.