Le rire est-il soumis à la contingence du temps ou est-il une donnée permettant de le transcender ? La mise en parallèle de deux versions d’un même libelle satirique, paru la première fois en 1619 sous le titre Advis du Gros Guillaume sur les affaires de ce temps, puis en 1623 avec l’intitulé Raillerie de Gros Guillaume. Sur les affaires de ce temps, met en lumière que ce ne sont apparemment pas les éléments plaisants qui demandent le plus de réactualisations :
J’entends ce me semble un vieil Advocat crotté ses lunettes en main, son sac & la queüe de l’autre, qui se tourmente, se travaille l’esprit que fera le Roy ? D’Espernon est bien fort. Le Roy n’a point de finances & mesme la bourse du Roy à la sienne & pense qu’à [ce] que le Roy n’a demandé son advis, que toutes choses ne peuvent reüssir. Un Procureur affairé dira, au Diable d’Espernon nous avons bien affaire de guerre, la bourse se desgarnit […]1.
J’entends ce me semble un vieil Advocat crotté ses lunettes en main, son sac & sa queuë de l’autre qui se tourmente, se travaille l’e[s]prit, que fera le Roy ? mais on luy ferme le passage de l’Italie […], n’est-il pas temps de se relever, l’Angleterre s’est unie avec l’Espagne, le Roy n’a point de finance, un Procureur afferé dira, au diable l’Espagnol, nous avons bien affaire de guerre, la bourse se desgarnit […]2.
Dans ces deux extraits, les types comiques (l’avocat crotté et le procureur affairé) ne changent pas, tandis que les références à la situation politique du pays sont modifiées pour coller à l’actualité : opposition entre la reine mère, Marie de Médicis, secondée du duc d’Épernon et le jeune Louis XIII pour le premier extrait en 1619 ; tensions européennes localisées en Italie du Nord, autour de la vallée de Valteline, au début de l’année 1623 avec des conflits entre la France et l’Empire espagnol alors que les Anglais tentaient de se rapprocher de ces derniers, dans le second cas3. Le réemploi de la même trame plaisante à quelques années d’intervalle, portée par la voix de Gros Guillaume, un farceur toujours en activité sur la scène parisienne de l’Hôtel de Bourgogne, ne semble pas poser de problème, alors qu’il faut actualiser les allusions politiques. Peut-on pour autant considérer le rire comme un invariant en tant que réaction physiologique ou donnée anthropologique, et le comique comme un effet textuel qui se transmettrait aisément d’une époque à l’autre4 ? Rien ne nous permet d’affirmer que le discours de Gros Guillaume, dont le titre passe d’ailleurs d’Advis à celui de Raillerie, a les mêmes visées et les mêmes effets sur ses lecteurs d’un libelle à un autre, quand bien même la grande majorité du texte est reprise à l’identique.
Sans se focaliser sur les nombreux procédés de reprise de texte à l’œuvre sous l’Ancien Régime5, ce volume tâche d’apporter des réponses au problème de la réception des œuvres comiques de la première modernité dans la longue durée. Quelles adaptations nécessite un écrit plaisant lié à l’actualité lorsqu’il est repris ou réédité dans d’autres circonstances ? En quoi l’aspect comique d’un écrit qui parle d’une époque donnée peut-il en influencer la réception sur le long terme, notamment si le statut de témoignage peut lui être accordé ? Comment appréhender l’historicité des formes et des publications comiques ? Le caractère plaisant d’un ouvrage peut-il garantir sa survie au fil du temps ou est-ce, à l’inverse, un élément sujet à l’obsolescence ? Cette réflexion collective, en s’appuyant sur l’idée que le rire peut servir d’instrument pour commenter les événements présents et y intervenir, prolonge les réflexions engagées dans un premier volume paru en 2022, Rire des affaires du temps (1560-1653). L’actualité au prisme du rire6, tout en mettant l’accent sur les questions que le passage dans le temps de ces écrits soulève. Les contributions du premier volume pouvaient aussi aborder cet aspect et nous en évoquerons certaines au fil de cette introduction.
Jeux de temporalités
En prenant pour objet des écrits comiques qui traitent de l’actualité, le rapport au contemporain semble premier et paraît limiter les enjeux temporels. En réalité, cet intérêt porté au présent gagne en épaisseur chronologique dès qu’il s’agit d’étudier des écrits du passé, comme c’est le cas ici. L’empan historique observé, situé entre la seconde moitié du xviᵉ siècle et le lendemain de la Fronde en 1653, comprend ainsi divers événements qui prendront rapidement une valeur historiographique (la Saint-Barthélemy et les multiples conflits opposants des partis religieux, l’assassinat d’Henri IV, la convocation des États généraux, la mise à mort de Concino Concini, les soulèvements des princes, etc.). La période se caractérise aussi par un foisonnement de publications comiques et satiriques commentant ces troubles7, avec une acmé bien connue au moment de la Fronde, que la réunion sous le terme générique de « mazarinades » a permis de mettre en valeur après coup8. L’étude de l’évolution de La Muze historique de Jean Loret par Stella Spriet illustre la manière dont un auteur peut exprimer la perception que les possibilités d’écrire l’actualité varient selon les conjonctures politiques. Son analyse se termine ainsi sur le constat que le ton de cette gazette en vers se fait de moins en moins moqueur et critique dès l’année 1652, son auteur se plaignant qu’on lui a « fait défence, / D’êcrire politiquement, / Ny de railler aucunement9 ».
Les bornes chronologiques proposées, 1560 et 1653, sont par ailleurs davantage des repères construits par l’historiographie que des limites effectives perçues par les contemporains de l’époque (les conflits religieux s’étendent de part et d’autre de 1560 et les conséquences de la Fronde se font sentir au-delà de 1653). Les articles réunis dans ce volume et dans le précédent franchissent d’ailleurs ces frontières temporelles afin de mieux mettre en valeur comment les dynamiques de reprise alimentent les pratiques d’écritures comiques. Ils examinent par exemple des écrits publiés en amont, comme un Mandement de Carême que Rozanne Versendaal date de 1546 et qui parodie lui-même le modèle des ordonnances royales ou épiscopales, ou des publications réalisées en aval, comme avec les prolongements que Corinna Onelli trace vers l’an III de la Révolution (1794-1795) en s’intéressant aux différentes éditions françaises et italiennes du Divortio celeste. Son article souligne également comment l’écart entre les événements racontés (les dérives de la cour d’Urbain VIII et du pape lui-même) et la première publication du libelle en 1643 est probablement ce qui a permis le traitement satirique des faits : l’auteur anonyme du Divortio celeste imagine en effet un divorce entre Jésus et l’Église catholique, racontant les fautes de cette mauvaise épouse et allant parfois jusqu’à dénoncer des particuliers (comme l’entourage de la famille Barberini). Outre l’anonymat, c’est le décalage temporel avec une actualité brûlante mais déjà passée de quelques années qui rend possible une écriture et un dispositif fictionnel incisifs où le rire se fait instrument critique. L’intervalle entre le moment de l’écriture ou de la publication et les événements racontés était aussi à l’origine de la réflexion menée par Laurence Giavarini sur Le Roman comique. Elle examinait dans son article le sens et l’utilité pour Paul Scarron de projeter ses lecteurs dans un temps d’avant la Fronde alors même que celui-ci participait activement, par l’écrit, à cet épisode politique. Se pencher sur les raisons et les conséquences du choix d’une écriture et d’une forme comique permet alors de s’interroger sur ce qui fait un événement ainsi que sur les gestes qui en délimitent le début et la fin.
Même lorsque cet écart temporel entre rédaction ou publication et contenu des affaires rapportées est moins important, la réussite comique d’un écrit peut reposer sur un jeu de superposition de temporalités parce qu’il est construit selon des logiques de parodie, à l’image des mandements joyeux étudiés par Rozanne Versendaal au xviᵉ siècle. Ce peut être aussi parce qu’il se sert du passé comme cadre de référence, comme c’est le cas avec l’Enfer burlesque, paru en 1649, dont Jean Leclerc analyse le fonctionnement. Avec cet ouvrage, Laurent de Laffemas s’inscrit dans la mode burlesque de son temps et invente un récit où les lecteurs sont amenés à confronter ce qui se dit ou se passe dans leur présent avec des événements d’actualité plus anciens mobilisés comme des repères (la Rome d’Auguste) ou comme des modèles littéraires préalables qui servent de cadres formels (l’Énéide de Virgile en particulier). La Farce des Courtisans de Pluton, et leur pelerinage en son royaume analysée par Flavie Kerautret apparaît pour sa part comme une mazarinade qui s’appuie à la fois sur l’héritage et les codes dramatiques farcesques et sur une tradition du dialogue des morts dont Nicolas Correard mettait précisément en avant, dans le premier volume, ce qu’elle devait au modèle antique de Lucien de Samosate. Les dispositifs comiques mis en œuvre par les auteurs d’ouvrages plaisants s’appuient donc sur des effets de feuilletage temporel qui mobilisent l’attention des lecteurs et font appel à leurs connaissances ou à leur mémoire. Dans ces conditions, il est parfois difficile de circonscrire ce qui entre dans l’actualité, ou ce que les ouvrages de l’époque désignaient plutôt par l’expression « de ce temps » ou « du temps10 », et ce qui n’en faisait déjà plus partie et tendait à rejoindre l’histoire.
Écrits comiques, entre actualité et histoire
La démarcation entre ce qui relève du présent et ce qui relève du passé proche apparaît souvent de manière trouble dans les écrits plaisants analysés dans ce second volume, comme c’était déjà le cas dans le premier. Il est en effet complexe, dans bien des situations, de dire où s’arrête l’actualité et où commence l’histoire, quand bien même celle-ci est plus ou moins récente : un des enjeux de ces écrits pourrait même être de faire passer de l’actualité à l’histoire, en tendant d’imposer les cadres selon laquelle celle-ci devra être écrite. Les écrits publiés autour de la Saint-Barthélemy en 1572 peuvent à ce titre servir d’exemples puisque l’ampleur du massacre a rapidement fait prendre conscience de l’importance de l’événement aux acteurs de l’époque : il y avait nécessité d’en dédramatiser le sens ou d’en encourager l’ardeur pour les catholiques, et, à l’inverse, d’en dénoncer la violence et d’y riposter pour les protestants. L’auteur anonyme du Coq à l’asne des huguenotz tuez & massacrez…, que Hugh Roberts situe dans la tradition de la forme du coq-à-l’âne, se rie par exemple du spectacle des cadavres lancés dans la Seine et en prolonge ainsi la férocité. Une même rhétorique agressive détermine la Genealogie et la fin des huguenaux du chanoine-comte lyonnais Saconay qui file une comparaison simiesque afin de dénigrer son adversaire. Cet ouvrage catholique, également paru en 1572, a probablement été écrit en grande partie avant la tuerie du 24 août. Mathieu de La Gorce montre comment Saconay évoque un « présent étendu » en revenant sur des faits anciens de plusieurs mois ou années mais qui semblent encore détachés de l’histoire car leurs conséquences sur l’actualité se font fortement sentir. Au fil des articles des deux collectifs, on mesure à quel point l’actualité (ou « ce temps ») renvoie à un temps qui peut se dilater, en particulier lorsqu’elle est transmise par l’intermédiaire du rire. Celui-ci transforme et déforme des faits au profit d’une perception comique du monde et selon les perspectives politiques ou partisanes de ceux qui tiennent la plume.
Les écrits traitant d’actualité deviennent toutefois des écrits susceptibles d’en faire l’histoire lorsque les évènements s’éloignent, quand bien même il s’agit d’ouvrages plaisants. Des publications affichant une dimension comique entrent ainsi dans le giron de l’histoire, parfois par l’entremise du statut de témoignage qui leur est accordé a posteriori11 et bien que leur expression entre apparemment en contradiction avec le sérieux et l’objectité requis par la discipline historique. Le cas des mazarinades, qui traverse plusieurs articles, vient immédiatement à l’esprit puisque ces libelles polémiques, qui ont fait du rire l’un des moteurs de leur succès12, ont été collationnés dès le xviiᵉ siècle par des contemporains conscients de leur intérêt et soucieux de les réunir. Beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait l’objet d’un assemblage physique grâce à la création de recueils factices13 dont la plupart sont conservés en bibliothèque sous la côte « H » renvoyant à l’histoire plutôt qu’aux belles-lettres, à l’image d’une compilation archivée à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris qui comporte une page de titre unifiant tout le volume : Recueil de plusieurs pieces curieuses, contre le cardinal Mazarin14. La dimension satirique des mazarinades est parfois considérée comme secondaire, lorsque ces libelles sont appréhendés par le prisme d’une histoire des représentations15. Pourtant, cette tonalité constitue un levier d’action essentiel de ces ouvrages polémiques et un biais d’orientation déterminant la transcription des faits. La Lettre, a Monsieur le cardinal, burlesque, parue en 1649 sous le pseudonyme de Nicolas Le Dru et que Jean Leclerc rattache à l’œuvre de Laurent de Laffemas, revient par exemple sur le blocus de Paris et met en exergue son efficacité relative grâce à l’usage de l’ironie, quand d’autres textes insistaient alors sur le risque de famine16. Le discours sur les « affaires du temps » peut ainsi infléchir la perception des événements en train de se dérouler et celle de ceux à venir, mais il pouvait aussi servir à réécrire le passé lointain ou proche.
Le passage de l’actualité à l’histoire peut intervenir à la faveur des rééditions et se présenter comme tel de manière plus ou moins explicite. Dans le premier volume Rire des affaires du temps (1560-1653), Virginie Cerdeira soulignait ainsi les conditions et les effets de la parution de chansonniers au xviiiᵉ siècle compilant des chansons sur la Régence et le règne de Louis XIV. La collection de plusieurs chansons satiriques sur la « journée des Barricades », le 26 août 1648, présente la révolte parisienne sous un jour sarcastique a posteriori et en fait résonner, et donc perdurer, les refrains moqueurs dans une autre actualité. « L’avertissement des éditeurs » du Nouveau siècle de Louis XIV insiste en ce sens sur la nécessité de faire reparaître ces chansons pour faire l’histoire d’une période et afin de « buriner […] les traces que les tyrans de la pensée sont jaloux d’affoiblir, ou d’effacer17 », donc de se préserver de toute censure. L’aspect divertissant, grâce au caractère satirique ou plaisant de certaines pièces, est alors présenté comme une manière de rendre agréable un contenu devenu historique. Cette alliance entre plaisir et mémoire peut être mise en valeur alors même que les faits dont il est question sont moins éloignés. Sandra Cureau analyse comment David Ferrand réalise un geste d’auctorialité doublé d’un geste de patrimonialisation en revendiquant léguer aux lecteurs une « œuvre en gros Normand18 » lorsqu’il trie et republie en 1655 certains feuillets de sa Muse normande. Cela donne une compilation qui a presque valeur d’anthologie : l’Inventaire général de la Muse normande. Les livrets annuels, composés initialement pour être lus dans le cadre du concours de poésie palinodique organisé par le Puy de la Conception à Rouen, sont présentés par leur auteur comme des documents sur toutes les « choses remarquables arrivées à Roüen depuis quarante Années ». Lorsqu’il y a réédition, on observe donc une forme de tension entre actualité et histoire, entre le moment des faits et le moment de leur réception à nouveaux frais.
Historicité des formes comiques
Le choix des formes comiques adoptées est également intéressant à considérer du point de vue de la temporalité dans la mesure où cela fait apparaître leur instabilité selon le présent qu’elles entendent médiatiser, selon les conditions de leur rédaction ou de leur publication et selon leur mode de diffusion. On serait bien en peine de définir une poétique de l’actualité et de circonscrire des règles, des modes de publication ou d’énonciation invariants à l’issue de ces deux volumes consacrés aux écritures comiques de la première modernité. Ce qui transparaît, c’est plutôt au contraire une diversité des formes (qui va de pair avec celle de leurs tonalités) et une instabilité quant à leur écriture au fil du temps et au gré des circonstances. Les articles se penchent en effet aussi bien sur des écrits en prose ou en vers, pris en charge par une seule voix ou dialogués, usant d’une énonciation à la première ou à la troisième personne, renvoyant à des codes épistolaires, dramatiques, poétiques, narratifs, etc. Une place importante est accordée à l’analyse de l’évolution des formes et des écritures dans ce volume en particulier. En partant du modèle marotique, Hugh Roberts met par exemple en lumière les caractéristiques du coq-à-l’âne et l’évolution de son usage entre la fin du xviᵉ siècle et le début du xviiᵉ siècle alors qu’il est particulièrement à la mode. La transformation de cette forme dans laquelle le non-sens sert la transcription à mots couverts de l’actualité va dans le sens d’un durcissement du ton, les allusions comiques se faisant de plus en plus acerbes concernant les faits évoqués. Choisissant de ne pas faire de discrimination générique entre les écrits qui relèveraient à première vue du théâtre et ceux qui relèveraient du domaine polémique, Flavie Kerautret s’intéresse quant à elle à l’actualité du modèle farcesque tout au long de la première moitié du xviiᵉ siècle alors que l’historiographie a plutôt tendance à souligner que la farce tombe en désuétude dès la mort de plusieurs de ses célèbres acteurs parisiens dans les années 1630 et que sa portée polémique s’affaiblit progressivement. Son analyse révèle comment les codes et les vedettes farcesques sont mobilisés jusque dans les années 1650, et sous la Fronde notamment, comme artifices pour mettre en mots de façon satirique des contenus polémiques. Dans d’autres articles, c’est la production d’un auteur qui est observée en diachronie afin d’en saisir les transformations, notamment en matière d’écriture plaisante. Le travail de Jean Leclerc sur l’œuvre de Laurent de Laffemas met en évidence la diversité des supports et des formes dans lesquelles cet auteur exerce ses talents de versificateur et son œil amusé (chanson, épopée burlesque, pamphlets sous la Fronde). Stella Spriet examine pour sa part l’écriture gazetière enjouée de Jean Loret en notant qu’elle devient de moins en moins railleuse et se conforme progressivement aux attentes encomiastiques tandis que le pouvoir personnel de Louis XIV s’affirme.
Ces études, et d’autres contenues dans le premier volume Rire des affaires du temps, invitent donc à mesurer à quel point les formes et les pratiques d’écriture dépendent des circonstances qui les ont vues naître ou les ont suscitées. Elles engagent également à reconsidérer l’idée selon laquelle le rire permettrait de prendre de la distance vis-à-vis du réel et ferait office de soupape libératrice dans une société, comme a pu le développer Henri Bergson au début du xxᵉ siècle19. À partir de l’époque observée, il apparaît plutôt comme un moyen d’être en prise avec les événements : les dispositifs déployés pour produire le rire sont étroitement liés aux conditions de production des écrits, tout comme l’efficacité de ces dispositifs dépend de leurs conditions de réception. La lecture d’un écrit comique engage la prise en compte de différentes strates de réception. Si l’on peut attester d’usages politiques du rire au cours de la première modernité, qu’en est-il sur le long terme et participe-t-il à un processus de dépolitisation ? Le rire peut en effet volontiers être envisagé d’abord en terme émotionnel et psychologique, comme un moyen de se défaire d’une situation périlleuse, voire comme un remède susceptible de panser tous les maux si l’on accorde une primauté à l’âme sur le corps selon une perception ancienne qui remonte aux principes médicaux développés par Galien et Hippocrate. Cette appréhension du rire occulte toutefois les circonstances spécifiques qui voient naître cette réaction ou qui l’envisagent, et aplanit en quelque sorte sa dimension historique et sa capacité à faire diversion, à faire rire pour éviter de traiter ouvertement des malheurs du temps.
Historicité du rire ?
Les différents articles réunis laissent percevoir les difficultés qu’il y a à connaître ce qui faisaient rire les lecteurs de la première modernité. L’appréhension du vieillissement des écrits comiques dont les propos étaient initialement entés dans leur actualité et de la permanence de leur efficacité revient toutefois à plusieurs reprises. Le comique permet-il de maintenir l’intérêt des lecteurs une fois l’œuvre passée hors de son présent ? Ou bien les plaisanteries constituent-elles des éléments qui précipitent la caducité d’une œuvre, une fois que les lecteurs n’ont plus les codes et les références pour saisir le sens humoristique de certains passages ? L’étude de divers textes comiques invite dans les deux cas à questionner à nouveaux frais le caractère « transitionnel20 » et transhistorique de la littérature et les émotions qu’elle véhiculerait dans la mesure où l’expérience de lecture et les critères de réception ont évolué avec le temps21.
Dans certains cas, la dimension comique d’un écrit semble favoriser sa réception ultérieure tandis que les allusions à l’actualité se perdent. Pascal Debailly le soulignait à propos de la satire dans le premier volume en mettant en avant la tension qui structure ce genre, pris entre une implantation dans la réalité de son temps et une aspiration à l’inactuel. Stella Spriet avance aussi l’idée que la réussite de la Muze historique de Jean Loret provient en partie de son ton jovial qui permet aux lecteurs d’aujourd’hui de s’amuser de certaines scènes décrites, alors même que les références contextuelles ne sont plus perçues et donc qu’il ne s’agit pas nécessairement du même amusement que celui des contemporains d’alors. À propos des rééditions étrangères du Divortio celeste et dans un cas où l’éloignement temporel vient se combiner à un éloignement spatial et culturel, Corinna Onelli relève que c’était sans doute plus la dimension satirique et plaisante, que le contenu des informations sur les faits rapportés qui pouvait susciter l’intérêt et la curiosité des lecteurs français de la seconde moitié du xviie siècle.
La connaissance des faits d’actualité décrits apparaît pourtant parfois comme un prérequis nécessaire à la bonne compréhension des informations délivrées et à l’appréciation des subtilités comiques développées dans un ouvrage. L’historicité d’un écrit et de ses plaisanteries se manifeste de manière ostentatoire avec le cas de La Muse normande qu’étudie Sandra Cureau puisque David Ferrand a conscience qu’il est nécessaire de préciser les circonstances de création de ses vers lorsqu’il en publie une compilation en 1655 avec l’Inventaire général de la Muse normande. Des chapeaux explicatifs, rédigés en français, précisent alors le contexte de chaque poème écrit en langue purinique : il s’agit d’expliquer le cadre des événements rapportés, éventuellement de lever une difficulté linguistique et sans doute d’assurer le caractère opératoire du comique. Hugh Roberts souligne pour sa part comment les propos des coq-à-l’âne, qui jouaient délibérément avec le non-sens, sont d’autant plus obscurs pour nous, contemporains, du fait de la perte de certaines références contextuelles. Le travail mené par Rozanne Versendaal invite à tirer une conclusion analogue. C’est sa lecture avertie, informée par l’histoire du livre, qui permet de comprendre le contexte d’un discours comme le Mandement de Carême et ainsi le sens allégorique du combat entre Carême et Carnaval : leur affrontement se révèle n’être pas qu’une pochade comique mais une manière de signifier les conflits entre catholiques et réformés à la Renaissance. Le degré d’attention prêté à la dimension plaisante ou critique d’un ouvrage ainsi qu’à tel ou tel élément de contextualisation ne peut ainsi être disjoint d’un sujet lisant, qui s’arrête sur des passages ou des traces qui l’interpelle. L’interprétation d’une œuvre et le sens attribué à ses techniques comiques s’avèrent, dans ce cadre, indissociables d’une expérience de lecture singulière.
L’écart entre les événements qui ont déclenché l’écriture et leur réception peut être plus ou moins important, ce qui n’est pas sans incidence sur ses effets comiques et donc sur l’herméneutique des œuvres. Réfléchir au rire à partir de textes anciens et les penser dans la diachronie comme le font les différentes contributions des deux volumes Rire des affaires du temps (1560-1653), c’est du moins une manière de contribuer à une histoire des façons de lire.