Les mazarinades doivent leur nom au fameux libelle de Scarron publié en 1651, et qui à lui seul symbolise ce ton railleur voire injurieux associé à l’ensemble d’un corpus de près de 5 000 pièces publiées pendant la Fronde, une période de contestations se déroulant de 1648 à 1653, et désignée ainsi par dérision. Ces pièces sont catégorisées dès 1649 par Naudé dans son Mascurat de pièces burlesques ou de pièces sérieuses ou soutenues et raisonnées, opposition qu’Hubert Carrier notamment reprendra1. Ce classement rudimentaire mais efficace extrait le libelle de son contexte événementiel ; partant il désamorce en quelque sorte son pouvoir d’action sur l’opinion et efface ce qui relève du témoignage de « l’effusion politique » et de l’émotion écrite et transmise2.
Suffit-il de lire une pièce burlesque pour appréhender ce qu’est rire de l’actualité ? Amplement commenté et étudié, le succès du burlesque prouve que cette écriture est appréciée en dehors de l’événement et que ses effets comiques (pastiche et parodie) dépassent leur propre actualité, ce qui ne veut certes pas dire qu’ils n’ont pas été à l’origine parfaitement intégrés à elle, mais pose le problème devant lequel nous nous trouvons : comment apprécier au-delà de ce prisme culturel incontournable, ce rire d’une actualité passée, c’est-à-dire d’une réalité qui nous est lointaine et étrangère ?
Pour mettre en lumière au moins une des caractéristiques de ce rire, il convient de s’attacher aux moyens utilisés par les polémistes pour dramatiser l’actualité afin de montrer en quoi le rire joue sur des peurs et des angoisses présentes dans tous les esprits3. Pour cela nous allons nous demander comment, en plein cœur du xviie siècle (janvier 1649) et au tout début de la Fronde (notons que les contemporains n’avaient bien sûr pas cette représentation chronologique), l’on peut faire rire et pleurer de l’enlèvement du roi. Nous montrerons en quoi ce rire est un rire sur l’actualité en étudiant comment cet événement nourrit les mazarinades avant d’examiner les procédés utilisés pour transcrire les émotions contradictoires qu’il provoque. Cela nous conduira dans un dernier temps, à étudier la complexité de ces émotions parfois difficiles à définir, en montrant comment certains libelles, entre le rire et les larmes, relèvent de ce qu’on pourrait appeler une construction panoptique.
L’enlèvement du roi, un thème polémique
Si l’événement est ce qui fait que le cours des choses change, ou/et ce qui fait que les acteurs en gardent la mémoire, l’on peut affirmer que l’enlèvement du roi par Mazarin4 ou selon un autre point de vue le « Regifugium5 » à Saint-Germain, la nuit du 6 janvier 1649, a été perçu comme une expérience collective marquante voire traumatisante. En témoignent les titres des relations, courriers, gazettes qui rapportent ce qui s’est passé « depuis le 6 janvier6 » « depuis l’enlèvement du roi » ou « depuis la nuit et le jour de la fête des rois », ou les titres de recueils qui ont pour ambition de collecter ce qui a été imprimé « depuis l’enlèvement de la personne du Roi, jusqu’à la paix le 2 avril7 » ou encore le Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixième janvier jusque à la déclaration du premier avril 16498. L’enlèvement est donc devenu, dans la production polémique de 1649, un marqueur temporel9.
Rappelons très sommairement le déroulement des faits en nous appuyant sur le Journal de ce qui s’est fait es assemblées du parlement depuis le commencement de janvier 164910 parce qu’il est au plus près de la forme du compte rendu et surtout de l’événement. Aussi peut-on le considérer comme une sorte d’hypotexte informationnel.
« Ce jour sur les quatre heures du matin, indique le Journal à la date du mercredi sixième janvier, le Roi Louis XIV âgé de dix ans et quatre mois est sorti de Paris11 ». S’ensuivent les détails de ce qui a précédé et qui sont repris dans les courriers et les journaux.
Sur les trois heures du matin, M. le duc d’Orléans, qui avait les gouttes [sic], se fit porter en chaise à la porte de la Conférence, laquelle ayant fait ouvrir et pris les clefs d’icelle, il monta en une chambre pour se chauffer. Peu de temps après, MM. le Prince, le prince de Conti, le duc d’Anguien et cardinal, y arrivèrent, attendant la reine, laquelle ne tarda pas beaucoup à se rendre à ladite porte avec le roi, M. le duc d’Anjou, M. de Villeroy et M. de Villequier, capitaine des gardes du corps, étant tous sortis du Palais-Cardinal par la porte de derrière.
Quand ils furent tous assemblés, ils s’en allèrent jusqu’au milieu du Louvre, où ils s’arrêtèrent, et envoyèrent le sieur de Cominges faire lever Mademoiselle et lui porter ordre de M. le duc d’Orléans, son père, de monter présentement en carrosse et les venir trouver. Ils s’en allèrent tous à Saint-Germain. Le chancelier, les secrétaires d’État et les autres conseillers et ministres, partirent à la pointe du jour, avant que personne fût averti de la sortie du roi.
Le duc d’Orléans était à la porte de la Conférence12 dès trois heures du matin, il a été rejoint par Condé, Conti, le cardinal Mazarin puis par la reine régente, le roi, le duc d’Anjou, son frère, accompagnés de Villeroy, gouverneur du roi, et de Villequier, capitaine des gardes ; enfin ils sont sortis de la capitale « à la pointe du jour ». Le compte rendu est factuel comme le montrent la densité et la précision des informations – noms, heures, lieux –, et la manière de nommer l’événement – l’expression « sortie du roi » désignant un déplacement. La description des réactions bien que très concise donne plus que des faits :
Sitôt qu’il fut jour on sut par toute la ville, que l’on avait enlevé le Roy, tout le Bourgeois en fut ému, et au même temps se saisit de la porte S. Honoré afin d’empêcher que rien n’en sortit […].
Au même temps les Conseillers du Parlement allèrent chez le premier Président. Ils s’assemblèrent tous en la grande Chambre pour aviser ce qu’il y avait à faire13.
Le Journal du parlement adopte ici nettement le point de vue des frondeurs. Le fait « la sortie du roi » est en effet l’objet d’une nouvelle désignation qui transforme ce qui est en réalité une interprétation collective en connaissance : « on sut par toute la ville, que l’on avait enlevé le Roy ». La sortie (terme que les partisans de la cour conserveront pour désigner l’événement) restera toujours pour les frondeurs un « enlèvement » ; la structure sémique du mot supposant une violence physique exercée contre quelqu’un afin de le faire disparaître participe à une reconstitution polémique qui fait de cette « sortie » un crime sacrilège presque de même nature qu’un régicide comme le montre le sentiment de deuil éprouvé par les Parisiens et dont nous parlerons. Le Journal décrit tout d’abord l’émotion collective, celle du bourgeois, c’est-à-dire des peuples de Paris, et celle du parlement. La phrase, d’aspect très factuel (« Ils s’assemblèrent tous en la grande Chambre pour aviser ce qu’il y avait à faire »), témoigne du caractère exceptionnel de ce rassemblement qui a lieu le jour de la fête des Rois Mages ou de l’Épiphanie – un des jours fériés les plus populaires dans l’Europe du xviie siècle, explique Orest Ranum14 –, elle rend compte également d’une sidération. Avant le rire ou les pleurs ; l’émotion met chacun « hors de soi » et le pousse à sortir « hors de chez soi ». La sidération est telle que les cent-un magistrats seraient restés assis sans rien faire pendant près d’une heure15. La suite (hésitations, indécisions, lamentations…) est peut-être suggérée par le silence du Journal sur cette fin de journée dont le récit s’achève sur la lecture de la lettre du roi, sans aucune autre indication16.
Pourquoi cette émotion ? La force symbolique de l’Épiphanie joue sur les esprits, le contraste entre les festivités joyeuses célébrant l’événement religieux et les réalités inquiétantes de l’événement politique tétanise les Parisiens. Le départ du roi signifie la perte de sa protection, le signe que rien ne peut empêcher le siège de la capitale et sa mise à sac par des mercenaires sans scrupule. Dès le 6 janvier, l’agitation voire la panique saisit notamment les riches Parisiens qui ont peur de la populace et tentent de fuir la capitale en se déguisant ; des carrosses sont renversés et pillés, pendant que les parlements siègent et décident de lever une armée.
Il convient maintenant de se demander comment les récits relatant l’enlèvement du roi travaillent son intelligibilité par le prisme des topoï et des registres de l’émotion.
Le rire pour oublier la peur
L’enlèvement du roi provoque tout d’abord des réactions d’affolement et de peur ; je ne parlerai pas ici des lamentations, des larmes de sang, des gémissements plaintifs des Parisiens, évoqués dans les mazarinades de janvier, pour me focaliser sur les représentations du désarroi et des craintes par le biais de l’évocation d’événements astrologiques et de catastrophes naturelles, ce qui permettra d’apprécier dans un second temps la transformation de ces mêmes circonstances dans les versions burlesques.
L’importance dans les mentalités du temps des pronostications astrologiques et de l’influence de Nostradamus n’est pas à démontrer17. Les phénomènes climatiques annoncent de grands malheurs à venir ou de belles destinées ; cette interprétation ethnocentrée reste d’autant plus efficace qu’elle se fait après coup. Aussi selon les polémistes, il suffit d’avoir regardé le ciel et d’observer la nature dans la nuit et en ce matin du 6 janvier pour voir que l’ordre naturel des choses s’est trouvé modifié.
L’apparition de créatures dignes d’un tableau d’Arcimboldo illustre encore dans l’Apologie pour monseigneur le cardinal Mazarin18 le crime. Son auteur explique qu’il a vu la nuit du 5 « une Comète sanglante, qui du côté de la Judée, tirait vers saint Germain » ne promettant « que de la guerre et du carnage » ainsi que
des Monstres s’élever au-dessus des eaux de la Seine, qui étaient couverts d’écailles tranchantes et pointues, qui avaient les queues en formes de hallebardes, et comme une fraise de tuyaux semblables à des pistolets19.
La vision décrit le fantasme de l’ennemi indestructible : à la fois effrayant, nombreux, invincible par sa cuirasse et dévastateur.
La Lettre curieuse opte pour un choix inverse en décrivant cette même nuit. En relevant tous les prodiges que les Parisiens auraient pu voir « si leur cœur n’eût été insensible aux misères humaines », elle fait un signe de l’absence de signe. Ainsi nul monstre, nulle comète « sanglante » mais une nuit sans étoile : « le ciel qui [en] augmenta le nombre20 […] dans la première nuit des rois, n’en voulut point en faire paraître en celle-ci de peur de se rendre complice du plus noir de tous les crimes21 ». Et le lendemain, jour de l’Épiphanie, dont le sens étymologique signifie jour de l’apparition de la lumière : « l’air […] se rendit si fort impénétrable aux rayons du soleil, que depuis ce temps-là il semble ne nous avoir départi sa lumière qu’à regret22 ». Le temps froid et couvert de janvier, signalé notamment dans le Journal de Dubuisson-Aubenay23, est un fait qui, réinterprété par l’écriture polémique, révèle une angoisse universelle :
[…] et la terre qui semblait gémir sous les pas de ces perfides se fut ouverte pour les engloutir, si elle n’eut craint de faire périr les innocents avec les coupables ; l’eau qui fut empêchée de servir au commerce de cette ville, s’enfla de colère pour en défendre l’approche à nos ennemis, […] l’hiver même plus hideux que de coutume parut sur un trône de glace environné de neige et de frimas, et fit bien voir par sa rigueur, que s’il eût pu se communiquer aux uns sans incommoder les autres, il aurait fait mourir de froid ceux qui avaient entrepris de nous faire mourir de faim24.
Le brouillard et les inondations sont les conséquences du crime. L’anthropomorphisation des éléments – l’air est plein de regrets, la terre gémit de souffrance, l’eau s’enfle de colère – illustre l’ampleur du crime qui, par sa monstruosité, détruit l’harmonie universelle. Dans l’incipit du Journal poétique de la guerre parisienne, le tonnerre et les vents ont également réagi : « Le ciel était serein », explique le libelliste,
mais tout à coup les vents
Brouillèrent le cristal du pur des éléments,
Dès l’abord que le roi quitta son domicile,
dès qu’il sort de la capitale, dit-il plus loin,
[…]. Aussitôt le ciel tonne ;
Et d’un vent tout à fait rude et impétueux,
Nous faisait assez voir qu’un roi majestueux
N’était plus parmi nous25 […].
Tous les signes envoyés par le ciel dénoncent l’horreur du crime ; l’image du navire en perdition en symbolise les conséquences. L’Injuste au trône de la fortune décrit un bateau dont les amarres se sont rompues dans la nuit et les Parisiens découvrant la fuite du roi sont pareils aux matelots qui se réveillent, abandonnés de leur capitaine, au milieu de mers inconnues.
Un vaisseau à la rade et dans un port assuré poussé dans les ténèbres de la nuit d’un furieux et soudain orage, qui brise cordes, avirons, lorsque le nocher et les matelots sont dans leur plus profond sommeil, ne les rend pas plus étonnés quand au réveil ils se trouvent bien loin du port, au milieu d’une vaste campagne de mers inconnues, et à la merci des ondes, que furent tous nos vrais Français à la nouvelle de la sortie de leur prince de sa bonne ville de Paris26.
L’analogie des Parisiens sans roi aux marins sans capitaine frappe d’autant plus l’imaginaire collectif qu’elle s’appuie sur une représentation emblématique : les armes de Paris inspirées par la forme de la ville représentent la coque d’un vaisseau, la devise « fluctuat nec mergitur » (« il est battu par les flots mais ne sombre pas ») donne sens à la forme topographique de la « ville-vaisseau » qui protège de toutes les tempêtes, protection qu’elle ne peut donner que si elle abrite le roi qui la gouverne.
Ainsi le récit de l’enlèvement du roi sur le plan discursif a mobilisé un réseau d’images renvoyant à une vision eschatologique du monde ; sans son roi, Paris, sans lumière et sans guide, est perdu.
Dans le même moment, c’est-à-dire avant la paix d’avril, des écrits s’amusent des visions apocalyptiques qui circulent. Cette simultanéité est effacée par l’organisation de cet article, il convient d’insister sur ce point. Les polémistes qui choisissent de rire de la fuite du roi travaillent sur le même préjugé : le ciel envoie bien des signes, ils sont juste différents. Ainsi lorsque la matière événementielle devient source d’inspiration comique, le registre climatique change : nulle tempête, nul naufrage, nul monstre, nulle obscurité symbolique en ce jour des rois.
La nuit est évoquée, dans Les Deux friperies, par un clair de lune :
Lune, qui non pas d’aujourd’hui
Voit enlever le bien d’autrui.
Car il y a d’ans plus de mille,
qu’aux larrons elle est fort utile ;
Et que l’ont nommé les anciens
La déesse des magiciens27.
L’enlèvement du roi est réduit à n’être qu’un banal larcin commis par un ministre qui agit la nuit comme le font les voleurs. Le Nocturne enlèvement du roi hors de Paris dédramatise également le départ du roi en amplifiant la description des circonstances à la manière de l’incipit du Roman comique de Scarron (publié en 1651 pour sa première partie). Le poète, inspiré par sa « muse camuse » et « gaillarde », va chanter « un rapt à la Mazarine », et après avoir précisé que tout « ne commença qu’aux étoiles/ La nuit de la Fête des Rois28 », il décrit la nuit du 6 janvier :
Phœbus le grand falot du monde
Était encourtiné de l’onde,
Et le vieux penard29 de Tithon30,
Baisait encore le téton
De la Céphalienne gouge,
Dont la couleur est toujours rouge31.
La symbolique royale du soleil est pour le moins hors de propos, l’astre est réduit à n’être qu’une bien banale chose. La syllepse sur « falot » désignant à la fois une lanterne et un homme insignifiant fait du soleil soit un objet inutile puisque l’éclat de sa lumière est masqué, soit un personnage ridicule « encourtiné », c’est-à-dire encore endormi derrière les rideaux de son lit. La veine comique devient gauloise avec la scène de lutinage entre Tithon, qualifié de pénard pour suggérer sa vieille virilité, et Éos, comparée à une gouge c’est-à-dire une « femme légère » selon l’étymologie du mot. Imitons Scarron, et résumons prosaïquement ce développement burlesque par quelques mots : il faisait nuit… Le poète décrit ensuite le projet d’enlèvement dans un registre plus familier.
Retournons à notre prélat,
Qui va faire son attentat.
Déjà la sombre nuit approche,
Il s’en va mettre chat en poche,
Et faire un tour de son métier
Plus subtilement que Cormier32.
Les basses origines du ministre ainsi que sa fortune mal acquise font partie de l’arsenal des principales attaques lancées par ses détracteurs, ce passage s’inscrit dans cette dynamique. Mazarin est un voleur, comme Cormier est l’arracheur de dents qui sévit sur le Pont-Neuf ; la seule différence entre les deux est affaire de bruit, car Mazarin ne fait pas crier ses victimes. Il agit « mett[ant] chat en poche », expression populaire qui signifie qu’il cache son forfait et qui désigne non sans dérision l’enlèvement du roi.
La Catastrophe burlesque sur l’enlèvement du roi obéit au même procédé de disqualification : le ministre n’est plus comparé à un homme du peuple, il devient « un Jacques Deloges33 ». Le travestissement des noms permet le démasquage de l’imposture par la requalification comme l’a montré Pascal Debailly34. Le dé-logeur
[…] en levant
la nuit des rois[, notre monarque] fendit le vent
et fit, prenant l’heure opportune,
un trou, comme on dit à la lune35.
L’expression « comme on dit » est peut-être une facilité poétique, mais elle attire l’attention sur le dicton populaire. Il rappelle la situation financière du ministre puisque « faire un trou à la lune » signifie partir sans payer, et évoque également par le mécanisme de la condensation du mot d’esprit, le moment de l’événement.
Ce moment, le milieu de la nuit, invite à la description de personnes, surprises en déshabillé et paniquées ; c’est un topos de la littérature burlesque36. L’Apologie pour Mgr le cardinal Mazarin s’inscrit dans cette veine en imaginant le ministre en train de réveiller les dames de la Cour :
C’était le plus grand plaisir, dit le cardinal, de prendre toutes ces femmes au lit dans leur premier somme. […] Toutes celles que je surprenais sans masque et sans gants cirés, je leur disais : « Ho ! ho ! Madame, il y a apparence que vous ne couchez pas seule ». Je découvrais les toilettes pour voir si elles avaient conservé les présents que je leur avais faits. Mais, tout en riant, je mis l’alarme dans le Palais-Royal. Les unes demandaient si c’était les barricades, les autres de quel côté était le feu ; et chacune s’armait de son pot de chambre pour y mettre de l’eau37.
Premier rieur, le ministre s’amuse de l’affolement qu’il crée, et jouit de cette situation incongrue l’autorisant à entrer dans la vie intime de celles qu’il va réveiller. Le décalage entre la position sociale et la situation prosaïque dans laquelle finalement elles se trouvent – le pot de chambre à la main – est le principal ressort comique de ce passage. Mais le rieur est en même temps victime du rire du polémiste, car la scène joue sur le décalage entre l’ethos social et le comportement privé du ministre cardinal. Ses « présents » posés sur les toilettes, la formule à double sens « prendre toutes ces femmes au lit », sa capacité à repérer les indices vestimentaires « sans masque et gants cirés » qui témoignent d’une liaison amoureuse et qui induit donc une fréquentation intime des femmes : tout cela révèle que le péché de chair n’a aucun secret pour lui. L’arrivée à Saint-Germain38 joue également sur ce comique gaulois en imaginant les « logements de la cour à Saint Germain en Laye39 » suivant un principe analogique qui attribue à chacun un lieu « selon son mérite ». Le polémiste combinant, comme le montre Pierre Ronzeaud, « invention comique et dénonciation polémique40 » choisit pour la reine « le saucisson d’Italie », quant à M. de Montbazon, il est logé « à la Corne » ; M. de Chevreuse, « au grand Cerf » ; M. de Liancourt, « au Chapellet » ; le président Le Bailleul, « au rêveur ». Ces caricatures transforment les courtisans en personnages de farce. Les faits sont occultés, car les causes de la fuite importent peu ainsi que la réalité des conditions matérielles de l’installation. Rappelons que le château en ce début janvier était glacial et que tout le monde a dû dormir dans des lits de camp devant une cheminée froide ; qu’il a fallu renvoyer des serviteurs faute de pouvoir les nourrir. Le décalage entre la réalité que les Parisiens ne pouvaient entièrement ignorer et la fiction ajoute à l’effet créé par ce jeu finalement bien connu de l’attribution des logements qui est repris plus tard par Sandricourt41. Rire sur l’actualité, c’est la déformer en s’attachant à des détails incongrus voire gaillards sans lien avec l’événement mais efficaces contre l’adversaire politique.
Sur ce même principe de l’information incongrue, Les Deux friperies décrivent la métamorphose des riches parisiens en hommes du peuple et vice-versa. Les bourgeois désireux de fuir la capitale se déguisent en gens du peuple, et les fripiers pour faire des affaires cherchent, contrairement à leur habitude, à se procurer des guenilles, en déshabillant tous ceux qu’ils trouvent. Ainsi les morts portés en bière « laissent leurs habits en chemin », les condamnés sont vêtus comme des seigneurs, et le délinquant avec son « habit chamarré de clinquant » sert « d’ornement à potence »42.
Les travestissements qui jouent avec les repères sociaux sans les brouiller occultent les drames des attaques de carrosse – nous y reviendrons – et des vols qui ont été commis en ce début janvier contre les riches Parisiens43. Le divertissement produit par ces railleries, n’efface pas l’actualité angoissante pour les Parisiens qui, au même moment, circulent dans une ville assiégée et inondée par la Seine. L’écart entre la réalité et sa déformation n’en est que plus efficace !
Rire du « bout des dents »
Rire d’un événement traumatisant constitue alors une manière de se purger d’une inquiétude devant l’inouï, l’inconcevable, il devient difficile d’en définir la nature exacte. C’est ce que relève le Caprice sur l’état présent, écrit après le blocus, en renvoyant à un événement proche et une expérience commune, il parle en même temps du désarroi des Parisiens divisés en partis. Il souligne l’ambivalence d’une époque où
La douleur partage la joie,
On ne peut rire qu’à demi
Quand un œil rit l’autre larmoye44.
La simultanéité du rire et des larmes traduit une intense réaction et invite à examiner de plus près les libelles qui jouent sur ces marques d’émotions relevant traditionnellement de deux registres opposés, le comique et le tragique. Cette tradition est certes un des prismes avec lequel nous tentons de rendre compte de ces textes ; l’opération critique a des éléments communs avec l’opération historiographique décrite par Michel de Certeau45. Le lecteur de mazarinade ne fait parler les textes qu’en fonction de sa culture, de son idéologie, de ses préjugés…
L’opposition aristotélicienne organisant notre réception des œuvres fictionnelles ne décrit pas l’effet de certains textes factuels qui, par la nature des micro-événements dont ils traitent ou des émotions qu’ils décrivent, induisent un rapport à l’événement plus ambigu. Le récit ne relève plus du choix d’un seul registre, mais associe différents registres pour traduire une « déstabilisation », ce qui présuppose cependant que les règles d’unité, voire de conformité de ton, soient intériorisées par les auteurs et le public, soit pour rendre compte de la singularité d’une émotion.
Le rire entremêlé aux larmes relève principalement de deux procédés compositionnels : la juxtaposition, ou l’association fusionnelle. Le premier s’inscrit dans la continuité d’un Rabelais ou de Montaigne dans le sens où l’on fait alterner des séquences comique et dramatique. Le Nocturne enlèvement, dont nous avons parlé, juxtapose par exemple des séquences burlesques, comme la description de l’enlèvement, à des scènes violentes de pillages ; les Parisiens comparés après le festin d’Épiphanie à « des rats dans la paille » tant ils ont « fait gogaille », se métamorphosent en « loups » 46 pour piller le carrosse d’une dame qui tente de sortir de la ville47 :
Jamais loups de la Barbarie
Ne se jetèrent de furie
Sur le dos de pauvre brebis
Comme ces mangeurs de pain bis,
Ni soupirs, ni sanglots, ni larmes,
N’émurent ces nouveaux gens d’armes,
Et si subite affliction
Ne leur fit point compassion48.
« Je plains fort son sort misérable, » nous dit le poète dont la pitié ne dure pas : « Mais qu’elle soit en vie, ou non,/ Je vais poursuivre tout de bon49». La technique narrative juxtaposant de courtes séquences événementielles conduit à glisser sur cette scène dramatique, et la forme sautillante des octosyllabes accentue encore l’impression de rapidité. Pourtant, malgré cela, ces quelques vers marquent l’esprit, car le rire burlesque qui présuppose une distanciation par rapport aux acteurs dont on se moque, a laissé place à l’empathie du narrateur pour la victime, c’est-à-dire à l’émotion.
Ce principe de l’entremêlement va parfois au-delà du jeu des points de vue dichotomiques. Les Regrets de l’absence du roi illustreront cette idée. Le titre du libelle annonce une déploration. Elle déploie une même structure comparative sur huit pages selon le schéma suivant : « x n’a point tant de y » répété 253 fois et qui conduit à la clausule :
Enfin l’eau, la Terre et les Cieux
Font moins voir d’objets à nos yeux,
Que j’ai d’envie que la reine
Tôt à Paris le roi ramené50.
La structure syntaxique produit ainsi une énigme dont on découvre la réponse qu’après avoir parcouru un inventaire surprenant de par son organisation :
Les vergers n’ont point tant de plants,
Cormier n’a tant tiré de dents.
Les chèvres n’ont point tant de crottes,
Ni la musique tant de notes,
Breda n’a point tant de chapeaux,
Saint-Cloud n’a point tant de gâteaux.
Les marais n’ont tant de grenouilles,
Et Troyes n’a point tant d’andouilles.
Lyon n’a point tant de marrons,
Les forêts n’ont tant de larrons :
Un courier n’a tant de dépêches51 […]
Rien ne relie logiquement les vergers au célèbre arracheur de dents, ni les chèvres à la musique si ce n’est le jeu des rimes et l’effet de décalage. L’assemblage hétéroclite relevant de l’esthétique du coq à l’âne crée une tension entre la naïve simplicité des thèmes utilisés pour exprimer le manque et l’intensité des regrets. La déstabilisation de l’univers marqué par le passage rapide d’une idée à une autre traduit l’intensité d’un désir que l’énonciateur transpose dans la diversité ludique du monde qui l’entoure : tout l’univers illustre son désir de voir le roi à Paris. Ainsi ce libelle n’est ni une déploration, ni un texte burlesque. Il ne fait rire selon l’expression de Saint-Julien que « du bout des dents52 ». Les Regrets s’offrent comme un espace panoptique à la fois nostalgique par ce qu’il exprime, et comique par sa manière de le dire, il joue ainsi sur ce que j’appellerai ici l’illusion de registre comme l’on parle d’illusion d’optique.
Le traumatisme des Parisiens devant l’enlèvement du roi s’est atténué après la paix de Rueil et le retour du roi. L’immense vogue des mazarinades burlesques comme en témoigne leur succès éditorial53 pendant et après le blocus y a-t-elle contribué ? Les lecteurs contemporains de la Fronde les achetaient d’une part tout simplement pour les lire, et d’autre part pour les collectionner, leur actualité ne relevant plus de l’événement politique mais de l’événement culturel. Ainsi la Fronde est perçue par Michelet comme une des périodes
les plus amusantes de l’histoire de France […] où brille d’un inexprimable comique la vivacité légère et spirituelle […]. Cent volumes de plaisanteries ! toute une littérature pour rire54 !
Ressaisir ou du moins tenter de ressaisir le rire dans l’actualité dévoile toute son ambiguïté. L’essence du rire polémique, c’est d’être libérateur, de manifester une résistance aux événements, aux pouvoirs, aux injustices, ou tout simplement aux épreuves du temps ; certes, c’est aussi, au cœur de l’insupportable actualité, une sorte de « remède pour tenir le coup ». Rire ou pleurer de l’enlèvement du roi ? Rire et pleurer serait peut-être plus exact et rendrait compte finalement de la nature de ces textes qui brouillent nos catégorisations esthétiques et du pouvoir de ces « gaietés traumatiques », selon le titre d’un des chapitres de Lire dans la gueule du loup d’Hélène Merlin55 : ils métamorphosent la panique qui saisit dans le présent et l’inquiétude angoissante de l’avenir en rire, un rire qui en ce début de janvier 1649 est inquiet, humoral, exutoire comme les larmes.