La circonscription, dans le ressort de laquelle il est élu, occupe une place essentielle dans la vie politique du parlementaire français. Députés et sénateurs y consacrent en règle générale une part significative, sinon majoritaire, de leur agenda hebdomadaire1. La circonscription en tant qu’objet d’étude ne semble pourtant intéresser que faiblement les constitutionnalistes et spécialistes du droit parlementaire. Cette dernière n’est généralement appréhendée par les membres de la doctrine juridique française que sous l’angle du droit électoral, comme un « espace géographique dans lequel les opérations électorales se déroulent2 ».
Lorsqu’ils étudient le Parlement, les spécialistes de la matière ne s’intéressent, pour l’essentiel, qu’à l’activité des assemblées parlementaires elles-mêmes. Étudier le Parlement de la Ve République revient finalement, pour le juriste, à analyser l’organisation et le fonctionnement de l’Assemblée nationale et du Sénat, c’est-à-dire de deux arènes politiques nationales, respectivement localisées au Palais Bourbon et au Palais du Luxembourg. Dans leur manuel de droit parlementaire, Pierre Avril, Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel ne consacrent ainsi aucun développement à la circonscription et aux missions susceptibles d’y être menées par les parlementaires3. Cette notion n’apparaît ni dans le plan de leur ouvrage4, ni dans son index analytique5. Il en va de même de nombreux autres travaux tels que ceux de Jean‑Pierre Camby et Pierre Servent, consacrés au travail parlementaire sous la Ve République6, ou encore de l’ouvrage de Philippe Blachèr, intitulé Le droit parlementaire7.
L’absence d’étude juridique de la circonscription s’explique principalement par le fait que cette dernière n’est pas reconnue de jure comme un lieu du travail parlementaire. Ni la Constitution, ni les lois, ni les règlements des assemblées ne font en effet référence aux activités qui y sont menées par les députés et sénateurs. Le droit parlementaire est finalement conçu comme un droit « national », propre aux assemblées parlementaires. Dans leur Dictionnaire du droit constitutionnel, Armel Le Divellec et Michel de Villiers le définissent à cet égard comme la « branche du droit constitutionnel spécialement consacrée à l’organisation interne et à l’activité des assemblées parlementaires8 » ou encore, dans un sens plus large, comme « l’ensemble des règles qui s’appliquent aux assemblées9 ». L’étude juridique du travail mené par les parlementaires en circonscription se trouve, en outre, malaisée par la dimension locale et la faible institutionnalisation dans le cadre desquelles ces derniers interviennent. Les travaux des assemblées parlementaires demeurent relativement accessibles pour le chercheur, notamment en raison de l’importante publicité dont ils font l’objet10. Il apparaît en revanche nettement plus délicat, pour le juriste, d’identifier les pratiques mises en œuvre par chaque député et chaque sénateur au sein de sa circonscription.
L’existence de telles contraintes conduit les spécialistes de la matière à abandonner cet objet d’étude aux sciences politique et sociale, dont la méthode repose essentiellement sur la réalisation d’entretiens et d’enquêtes de terrain, le recueil de données statistiques, ou encore la recherche sur archives. L’analyse juridique du travail mené par les parlementaires en circonscription pourrait pourtant présenter un grand intérêt scientifique. Les nombreuses études réalisées dans ces autres disciplines11 tendent en effet à démontrer que la circonscription ne constitue pas un simple lieu où députés et sénateurs se trouvent en représentation et préparent leur réélection. Elle apparaît, au contraire, comme un espace au sein duquel se prolonge l’exercice des fonctions parlementaires traditionnelles, consacrées à l’article 24 de la Constitution12. Face à de telles considérations, la question se pose ainsi : en l’absence de cadre normatif, comment le juriste pourrait-il étudier la dimension locale du travail parlementaire ?
L’étude juridique du travail mené par les parlementaires en circonscription apparaît indispensable (I). Y renoncer conduirait en effet à « masqu[er] d’une couche abstraite le fonctionnement concret des institutions13 ». Les spécialistes du droit parlementaire semblent par ailleurs être en mesure de surmonter les diverses contraintes d’ordres épistémologique et méthodologique qui s’imposent à eux pour la mener à bien (II).
I. L’indispensable étude juridique du travail mené par les parlementaires en circonscription
Les parlementaires exercent de nombreuses missions en circonscription. Ils participent en premier lieu, dans le cadre de leur fonction de représentation, à des événements publics tels que des réunions, des cérémonies ou encore des inaugurations, à l’occasion desquelles ils peuvent être amenés à prononcer des discours. En tant que « mandataires du concret14 », et dans la perspective de leur réélection, députés et sénateurs doivent en outre veiller à maintenir un dialogue régulier avec les habitants et les élus locaux de leur circonscription. Au sein de leur permanence parlementaire, ils se retrouvent même fréquemment à incarner un rôle d’« assistant social15 », chargé de soutenir les administrés dans la réalisation de leurs diverses démarches.
Mais la circonscription apparaît plus largement encore comme un véritable lieu du travail parlementaire, au sein duquel se prolonge l’exercice des fonctions de législation (A) et de contrôle (B) du Parlement. Son étude par les spécialistes du droit parlementaire se révèle par conséquent indispensable. En se bornant à analyser le fonctionnement des seules assemblées, ces derniers ne peuvent en effet obtenir qu’une vision imparfaite, voire tronquée, de leur objet d’étude.
A. L’exercice en circonscription de la fonction de législation du Parlement
Les assemblées parlementaires sont placées au cœur du processus législatif. Parce qu’elle exige « une préparation attentive, faite de concertation, d’explication, de réflexion16 », la loi doit en effet passer l’épreuve de la délibération parlementaire17. Pour autant, la circonscription ne demeure pas complètement étrangère à la fonction législative du Parlement. Elle apparaît en effet comme un lieu au sein duquel députés et sénateurs peuvent nourrir leur réflexion et préparer la délibération à venir.
Le travail de terrain mené en circonscription permet aux parlementaires de perfectionner leur information et d’identifier des problématiques ou des enjeux concrets. Il s’inscrit à cet égard dans le prolongement du travail d’instruction mené par le rapporteur en commission sur les projets et propositions de loi18. En règle générale, la plupart des personnalités auditionnées à ce stade du processus législatif ne sont entendues que par le seul rapporteur, et non par l’ensemble des membres de la commission19. À titre d’illustration, dans le cadre de l’examen du projet de loi du 2 novembre 2022 relatif à l’accélération du nucléaire20, 44 auditions et tables rondes ont été menées par le rapporteur à titre individuel, contre seulement deux par la commission en plénière21. L’organisation de rencontres et de temps d’échange en circonscription apparaît alors comme un moyen, pour chaque parlementaire, de mener son propre travail d’instruction sur le texte, sans avoir à compter exclusivement sur la parole du rapporteur. Elle s’avère particulièrement utile à l’opposition, le rapporteur désigné par la commission saisie au fond appartenant presque systématiquement à la majorité22.
Le travail d’instruction mené en commission ne peut en outre être totalement exhaustif. Le rapporteur – et, a fortiori, la commission – doit en effet composer avec des délais très restreints23. Bien qu’il s’attache à recueillir le point de vue des différentes parties prenantes, il ne peut toutes les entendre. Le rapporteur reçoit en règle générale quelques experts, des représentants d’institutions spécialisées, ou encore de la société civile organisée24. Il est en revanche par exemple beaucoup plus rare qu’il sollicite l’avis de citoyens ordinaires. Là encore, la réalisation d’un travail d’instruction au sein de leur territoire apparaît alors comme un moyen, pour députés et sénateurs, de renforcer leur information en recueillant le point de vue d’autres acteurs, et notamment du citoyen ordinaire. L’organisation de rencontres et de débats en circonscription semble à cet égard se banaliser à mesure que se développe la participation citoyenne25.
Ainsi, dans le prolongement du « Beauvau de la sécurité » mis en place par le gouvernement entre février et septembre 2021, la députée Audrey Dufeu a organisé, au sein de sa circonscription, un « Beauvau en circo26 ». Ce dernier lui a permis, en amont de l’élaboration de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure27, d’échanger avec « de nombreux acteurs – syndicats, parquet, élus, associations – et [de réaliser] des immersions sur le terrain aux côtés des policiers et des gendarmes28 ». Les députées Cécile Untermaier et Christine Arrighi sont allées plus loin encore en instituant, dans leurs circonscriptions respectives, des mécanismes de participation citoyenne inscrits dans un temps plus long et détachés de l’examen d’un texte spécifique. Le premier dispositif, mis en œuvre dès 2012, s’intitule « l’atelier législatif citoyen de la 4e circonscription de Saône-et-Loire ». Il permet aux citoyens de participer au processus législatif, en discutant et en donnant leur avis sur les projets et propositions de loi en cours d’examen au Parlement29. Le second prend la forme d’une assemblée citoyenne locale, destinée à « faire émerger les solutions sur le terrain qui permettront d’élaborer la loi30 ».
Le travail mené en circonscription influence la délibération parlementaire. Députés et sénateurs y font en premier lieu régulièrement référence pour justifier leur position sur un texte, sur l’une de ses dispositions ou sur un amendement. L’intervention réalisée à l’Assemblée nationale par la députée Laetitia Saint-Paul dans le cadre de l’examen, en première lecture, du projet de loi EGalim 1 du 1er février 201831 rend compte d’une telle logique :
J’ai […] rencontré, il y a quelques semaines, l’un des agriculteurs de ma circonscription. [Il] m’a expliqué qu’au fil des ans, sa production n’avait plus été destinée qu’à un seul acheteur, avec lequel les relations s’étaient fortement dégradées. Cela avait déstabilisé toute son activité et l’avait paupérisé de façon irrémédiable. […] Dans l’hypothèse où il devrait y avoir des sanctions, l’article 2 permet de mieux les définir32.
Dans le cadre de l’examen, en séance publique, du projet de loi du 13 février 2019 relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé33, la députée Marie-Christine Dalloz et la sénatrice Élisabeth Doineau ont de la même façon fait référence aux échanges engagés avec les médecins de leurs circonscriptions respectives pour justifier leur position sur le texte34.
Les informations réunies par les parlementaires lors de leur travail d’instruction en circonscription contribuent plus largement à nourrir leur initiative législative. À titre d’illustration, les discussions menées avec plusieurs acteurs de sa circonscription ont conduit le député Jean-Marie Sermier à déposer, avec son groupe, un amendement visant à supprimer l’article 24 du projet de loi Climat et résilience du 10 février 202135. Il explique, en séance publique, que ces échanges lui ont permis de constater qu’en dépit d’« une vraie volonté de produire de l’énergie photovoltaïque36 », les acteurs locaux se retrouvent souvent contraints de « revenir en arrière37 » en raison de problèmes techniques liés au réseau d’électricité. Il en va de même des Ateliers citoyens, mis en place par le député Guillaume Garot en 2017 pour réunir « plusieurs centaines de personnes de la circonscription […] sur des enjeux d’intérêt commun38 ». Ces derniers l’ont conduit à déposer plusieurs amendements sur le projet de loi EGalim 1 du 1er février 2018, ainsi qu’une proposition de loi visant à lutter contre la désertification médicale39.
La circonscription apparaît ainsi comme un véritable lieu du travail parlementaire, au sein duquel se prolonge l’exercice de la fonction de législation du Parlement. Il en va de même en matière de contrôle.
B. L’exercice en circonscription de la fonction de contrôle du Parlement
Bien que « juridiquement distinctes », les fonctions de législation et de contrôle du Parlement demeurent « politiquement liées »40. Comme le relèvent en effet Pierre Avril, Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, « non seulement elles réagissent l’une sur l’autre, mais les procédures qui ressortissent à l’une peuvent servir éventuellement à l’autre41 ». Ainsi, il arrive régulièrement que la publication du rapport d’une mission d’information ou d’une commission d’enquête s’accompagne du dépôt d’une proposition de loi42. La création de l’un ou l’autre de ces organes vise également parfois à « préparer, le plus en amont possible, un projet de loi précis ultérieurement soumis au Parlement43 ».
De la même manière qu’il nourrit leur initiative législative et renforce leur capacité d’instruction des projets et propositions de loi, le travail mené en circonscription par les parlementaires participe ainsi à l’exercice de la fonction de contrôle du Parlement. Députés et sénateurs exploitent en premier lieu les informations réunies dans le cadre de déplacements ou de rencontres organisées sur leur territoire à l’occasion des différentes procédures de contrôle mises en œuvre en séance publique au sein de leur assemblée. Tel est notamment le cas lors des fameuses séances de questions au gouvernement et de questions d’actualité, organisées chaque semaine à l’Assemblée nationale et au Sénat44. À titre d’illustration, dans le cadre d’une question relative à la problématique des déserts médicaux posée au Premier ministre le 25 janvier 2022, le député Yannick Favennec-Bécot a pris pour exemple sa circonscription, au sein de laquelle « des femmes n’ont pas pu accoucher au centre hospitalier, faute d’anesthésiste-réanimateur45 ». Au Palais du Luxembourg, le sénateur Dominique Théophile s’est de la même façon référé, à l’occasion d’une question relative au recul du trait de côte, à la situation de son département – la Guadeloupe – « où 500 foyers, composés majoritairement de personnes âgées, voient leur vie menacée du fait de leur exposition aux phénomènes climatiques naturels46 ».
Le travail mené par les parlementaires en circonscription influence par ailleurs la création et la composition d’organes de contrôle tels que les missions d’information et les commissions d’enquête47. Ainsi, la mise en place en 2019 d’une mission d’information sur la pêche par la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale a conduit à la nomination, aux fonctions de président et de rapporteur, de Sébastien Jumel et d’Annaïg Le Meur, deux députés issus de circonscriptions bordant le littoral, au sein desquelles l’activité de pêche maritime se trouve confrontée à de nombreux défis48. Au moment de leur nomination, tous deux travaillaient déjà, au sein de leur territoire, sur plusieurs problématiques telles que l’incidence du développement de l’éolien en mer sur la filière pêche, ou encore les conséquences du Brexit sur la pêche dans les eaux britanniques de la Manche.
Une telle spécialisation permet au travail en circonscription de nourrir la réflexion des membres des missions d’information et des commissions d’enquête et d’influencer la préparation de leur rapport. Dans son avant-propos, le député et président Sébastien Jumel introduit à cet égard le rapport rendu par la mission d’information sur la pêche en faisant explicitement référence à sa circonscription :
Comme député d’un territoire qui couvre les ports de pêche de Dieppe et du Tréport depuis deux ans et demi, attentif à ce qui se vit et se raconte sur les quais, j’ai entendu des dizaines de fois cette réflexion : « la France n’a pas de vraie politique pour sa pêche ». Ce constat […], je le partage sans réserve49.
Plus qu’un centre d’impulsion, la circonscription devient même parfois un espace au sein duquel les missions d’information et les commissions d’enquête délocalisent leur activité. Ainsi, le binôme président-rapporteur peut décider d’organiser des déplacements, voire de véritables journées d’auditions décentralisées, en circonscription. À titre d’illustration, la commission d’enquête sur le narcotrafic constituée au Sénat le 20 novembre 2023 a organisé de multiples déplacements sur le territoire, notamment au sein des circonscriptions de son président et de son rapporteur, dans le cadre desquels ses membres ont réalisé une série d’entretiens avec différents acteurs locaux50. De façon plus explicite encore, le rapport rendu le 18 juillet 2019 à l’Assemblée nationale par la commission d’enquête sur l’inclusion des élèves handicapés opère une distinction entre la liste des personnes auditionnées par la commission à l’Assemblée nationale, et celle des personnes auditionnées par le rapporteur au sein de sa circonscription51.
La circonscription apparaît, là encore, comme un véritable lieu du travail parlementaire, au sein duquel se prolonge l’exercice de la fonction de contrôle du Parlement. Pour pouvoir pleinement appréhender son objet d’étude, le juriste doit donc s’intéresser non seulement au fonctionnement des assemblées elles-mêmes, mais également aux activités menées par les parlementaires en circonscription. En dépit des contraintes d’ordres épistémologique et méthodologique qui s’imposent à lui, le spécialiste du droit parlementaire semble être en mesure de mener à bien une telle étude.
II. Les méthodes d’analyse juridique du travail mené par les parlementaires en circonscription
L’étude juridique de la circonscription se trouve soumise à deux principales contraintes d’ordres épistémologique et méthodologique. Le spécialiste du droit parlementaire doit en effet composer non seulement avec l’absence d’encadrement normatif du travail mené par les parlementaires en circonscription, mais également avec la difficulté d’accès aux données générée par la dimension locale et la faible institutionnalisation dans le cadre desquelles députés et sénateurs interviennent.
Deux solutions semblent néanmoins se présenter au juriste pour surmonter de telles contraintes. La première réside dans l’adoption d’une démarche de droit politique (A). La seconde consiste à orienter son travail de recherche vers une analyse de la documentation parlementaire, laquelle fait de plus en plus régulièrement référence aux travaux menés par les députés et sénateurs en circonscription (B).
A. Le recours à une démarche de droit politique
La circonscription n’est pas reconnue de jure comme un lieu du travail parlementaire. Ni la Constitution52, ni les dispositions organiques et législatives, ni les règlements des assemblées parlementaires53 ne font en effet référence aux activités qui y sont menées par les députés et sénateurs. Selon Jean-François Kerléo, une telle situation résulte d’une crainte du constituant :
[L]a reconnaissance juridique d’un rapport de l’élu avec ses électeurs [c’est-à-dire l’existence d’un droit parlementaire local] ferait ressurgir le fantôme du mandat impératif et, plus généralement […] contreviendrait à l’unité de la Nation en reconnaissant un rapport personnel du parlementaire avec sa circonscription54.
Comme le Conseil constitutionnel l’a en effet rappelé à maintes reprises, chaque député et chaque sénateur doit être considéré comme le représentant, non pas de la population de sa circonscription, mais de « la Nation tout entière55 ». Ainsi, « le lien concret du parlementaire avec sa circonscription est […] occulté afin d’assurer l’unité de la Nation dans le corps même de l’élu56 ».
L’étude de la circonscription par le juriste apparaît ainsi malaisée. Ce dernier ne peut recourir aux méthodes de recherche traditionnelles, consistant à analyser le contenu des normes, leur interprétation par le juge ainsi que la manière dont celles-ci sont concrètement appliquées. Le spécialiste du droit parlementaire semble néanmoins être en mesure de dépasser un tel obstacle épistémologique en adoptant une démarche de droit politique.
Selon Elsa Kohlhauer, « le droit politique se construit autour du postulat que la théorie juridique ne peut faire l’économie d’une considération simultanée des phénomènes politiques, qui constituent à la fois l’objet et la source du droit57 ». Son développement résulte d’un constat : celui selon lequel, « à côté de la pure et simple application des normes constitutionnelles pertinentes, foisonnent des règles non écrites qui modifient leur portée, introduisent des innovations non prévues par le texte ou neutralisent ses prescriptions58 ». Selon Pierre Avril, « ces règles non écrites précisent l’exercice du pouvoir discrétionnaire des organes institués59 ». Elles se présentent au juriste comme une « jurisprudence institutionnelle60 », dont l’analyse apparaît nécessaire à la pleine compréhension de son objet d’étude. Il ne s’agit ainsi ni de confondre droit et science politique, ni de « développer un discours politique sur le droit61 », mais d’étudier « la Constitution réelle62 », c’est-à-dire « la manière concrète dont les règles juridiques formelles sont fabriquées63 ».
L’adoption d’une telle démarche permet au spécialiste du droit parlementaire de considérer que le travail mené par les députés et sénateurs en circonscription ne demeure pas étranger au droit, dans la mesure où il constitue « la source d’actes qui sont bien juridiques et qui mettent en œuvre des dispositions constitutionnelles64 ». Le juriste, « ne [pouvant] se borner à constater leur édiction sans s’interroger sur leur fondement65 », doit ainsi prendre la circonscription comme objet d’étude.
Le recours à une démarche de droit politique apparaît ainsi comme un moyen, pour les spécialistes du droit parlementaire, de s’intéresser au travail en circonscription et de ne pas abandonner son analyse aux sciences politique et sociale. Reste à définir le cadre méthodologique d’une telle étude et la manière dont le juriste peut, concrètement, identifier les pratiques mises en œuvre par les députés et sénateurs au sein de leur circonscription. Ce dernier semble à cet égard pouvoir orienter son travail de recherche vers une analyse de la documentation parlementaire.
B. L’analyse de la documentation parlementaire
Le fonctionnement des assemblées parlementaires repose sur d’importantes mesures de publicité. Les discussions organisées en séance publique dans l’hémicycle de chaque chambre font l’objet d’une captation et d’une retransmission vidéo en direct. Elles sont ensuite retranscrites dans un compte rendu intégral, publié au Journal officiel de la République française66. Les travaux des commissions et de différents organes de contrôle tels que les missions d’information et les commissions d’enquête se concluent quant à eux par la publication et la mise en ligne d’un rapport67. L’existence de tels documents permet au juriste d’identifier les pratiques mises en œuvre au sein des assemblées parlementaires, quand bien même ces dernières ne reposent sur aucun fondement normatif exprès.
Il apparaît en revanche bien plus délicat, pour le spécialiste du droit parlementaire, d’analyser le travail en circonscription. Ce dernier s’inscrit en effet dans une dimension locale, caractérisée par une faible institutionnalisation. Députés et sénateurs y mettent en œuvre des pratiques variées, ne s’accompagnant d’aucune mesure de publicité permettant au juriste de formellement les identifier. À titre d’illustration, l’organisation par les députés Guillaume Garot et Cécile Untermaier d’ateliers citoyens au sein de leur circonscription n’a conduit à la publication d’aucun rapport ni compte rendu des débats.
Ainsi, le spécialiste du droit parlementaire ne semble a priori avoir d’autre choix, pour étudier le travail en circonscription, que de calquer sa méthode sur celle du politiste, en réalisant des entretiens et des enquêtes de terrain auprès de plusieurs députés et sénateurs. Dans sa thèse de science politique consacrée au travail du député en circonscription, Corentin Poyet recourt à cet égard à une méthode ethnographique le conduisant, d’une part, à « observ[er] des députés durant leur séjour en circonscription afin de référencer les activités qu’ils entreprennent68 » et, d’autre part, à réaliser des entretiens.
Mais le juriste peut en réalité appuyer son travail de recherche sur une méthode plus familière, consistant à analyser la documentation parlementaire. Les développements exposés dans la première partie du présent article ont en effet permis de mesurer l’influence exercée par la pratique des députés et sénateurs en circonscription sur les travaux des assemblées parlementaires. Ainsi, même s’il ne fait pas en lui-même l’objet de comptes rendus ou de rapports, le travail mené par les parlementaires en circonscription est susceptible d’être mentionné dans la documentation des assemblées.
Nul besoin d’interroger le député Guillaume Garrot ou de se rendre dans la première circonscription de Mayenne pour identifier la mise en œuvre de ses ateliers citoyens et mesurer leur influence sur le processus législatif. Il suffit, pour ce faire, d’analyser le rapport rendu par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale sur la proposition de loi contre la désertification médicale. Dans son avant-propos, le député et rapporteur fait en effet référence au mécanisme de participation citoyenne mis en œuvre au sein de sa circonscription :
[C]es ateliers se sont réunis à cinq reprises à Laval en rassemblant une grande diversité de volontaires […]. De ces échanges sur toute l’année ont émergé des attentes communes et des propositions partagées, socle de cette proposition de loi69.
De la même façon, l’analyse du rapport d’information rendu le 17 décembre 2014 en conclusion des travaux de la mission d’information sur les professions juridiques réglementées70 permet d’identifier la consécration, par la députée Cécile Untermaier, d’un atelier législatif citoyen dans sa circonscription. Cette dernière en rappelle le principe :
Cet atelier a pour objet la présentation et la discussion des projets ou propositions de loi en discussion au Parlement, avant leur adoption. […] Il ressort ensuite des discussions des interrogations concrètes, qui permettent de proposer des amendements « citoyens » à l’Assemblée nationale71.
Une telle pratique, consistant à faire référence au travail en circonscription dans la documentation parlementaire, n’est pas systématique72. Elle tend néanmoins à se renforcer depuis le début des années 2010, notamment au sein des rapports parlementaires, dans lesquels les élus cherchent désormais à rendre plus précisément compte de leur action locale. L’analyse de la documentation parlementaire apparaît ainsi comme un outil permettant au juriste d’identifier les différentes pratiques mises en œuvre par les députés et sénateurs en circonscription.
Le spécialiste du droit parlementaire semble donc, en définitive, en mesure de dépasser les diverses contraintes d’ordres épistémologique et méthodologique qui s’imposent à lui pour étudier le travail parlementaire en circonscription.