La comparaison des Parlements est une activité ancienne. À titre d’illustration, l’Union interparlementaire, qui vise à « favoriser les contacts, la coordination et l’échange d’expérience entre les Parlements […] en vue de l’affermissement » de ces institutions1, existe depuis 1889. Elle consacre depuis de nombreuses ressources à la diffusion de bonnes pratiques, fréquemment à partir d’analyses mettant en perspective les aménagements institutionnels et les solutions retenues dans différents systèmes juridiques2. De manière similaire, de nombreuses institutions de coopération internationale ont investi le champ du développement parlementaire (parliamentary development)3. Dans cette démarche, la comparaison est au service de l’amélioration et de l’harmonisation des systèmes juridiques nationaux ; sa finalité est réformatrice. Si un tel objectif de la comparaison est ancien, y compris dans les travaux de la science juridique4, il est possible de réitérer ici que la prescription ne saurait normalement animer le chercheur5. Certes, la connaissance de systèmes étrangers s’accompagne d’une compétence technologique de ce dernier6, lui permettant de renseigner les décideurs publics sur l’éventail des évolutions possibles et sur leurs effets potentiels. Pour autant, la décision de réformer et le sens de la réforme à adopter sont des questions politiques qu’il ne saurait défendre ou combattre au nom d’une quelconque science.
Cette précaution préalable rappelée, le travail comparatif n’en reste pas moins une activité essentielle de la science juridique. Comme l’affirme Céline Vintzel, elle « permet de penser de manière plus conceptualisée et générale7 ». Avec encore plus de force, Otto Pfersmann souligne qu’elle est « le plus important catalyseur de questions théoriques » et « l’instrument le plus puissant pour décrire le droit national8 ». Elle permet en effet au comparatiste de prendre du recul sur ses objets d’étude, rendant visible la contingence de ses présupposés et balayant ses certitudes. Elle conduit à dénaturaliser et à objectiver le réel observé, donnant à voir des similitudes et des variations parfois insoupçonnées. Elle facilite le détachement d’une description purement technicienne des règles en vigueur ou d’une focalisation sur des comportements seulement conjoncturels. Ses liens étroits et insécables avec la réflexion conceptuelle ne sauraient être négligés9. Voir des choses qui n’auraient pas été vues autrement ; repenser les concepts d’analyse qui permettront, par un effet retour, de renouveler les analyses des systèmes constitutionnels : tels sont bien les avantages de la comparaison.
En droit, elle a connu une renaissance depuis le milieu des années 1980, au point que certains ont pu dire que le xxie siècle serait le siècle de la comparaison juridique10. Le droit constitutionnel est loin d’être resté à l’écart de cette montée en puissance des approches comparées et est même considéré comme l’une des disciplines juridiques les plus touchées par ce phénomène11. Si cette littérature s’est, un temps, spécialement intéressée au contentieux constitutionnel, laissant de côté l’étude des Parlements et faisant du droit parlementaire comparé12 une sous-discipline marginale (I), les évolutions méthodologiques les plus récentes, liées à la transformation du droit constitutionnel comparé en études constitutionnelles comparées (comparative constitutional studies), pourraient favoriser le développement de ce qu’on pourra appeler les études parlementaires comparées, et partant le phénomène de « retour au Parlement13 » qui s’observe depuis la fin des 1990 dans les sciences sociales en France (II).
I. Le droit parlementaire comparé : une sous-discipline marginale
Si le droit parlementaire comparé apparaît aujourd’hui comme une discipline marginale à l’échelle mondiale, c’est parce que le droit constitutionnel, y compris dans sa dimension comparée, a connu un tournant contentieux depuis le milieu du xxe siècle qui persiste encore aujourd’hui (A). En effet, le droit parlementaire, comparé comme purement interne, bénéficie certes d’un renouveau, renouant avec d’anciennes traditions, mais ce regain d’intérêt reste encore limité (B).
A. Le tournant contentieux du droit constitutionnel (comparé)
À partir du milieu du xxe siècle, les constitutionnalistes – comparatistes et non comparatistes – ont opéré un judicial turn, se focalisant sur les cours, le contrôle de constitutionnalité et la protection des droits devenus fondamentaux. L’explication d’une telle spécialisation est bien connue : la Deuxième Guerre mondiale et ses atrocités sont fréquemment présentées comme ayant provoqué un véritable changement de paradigme à l’échelle mondiale14, visible dans la reconnaissance croissante des droits et libertés dans des textes juridiques de valeur supralégislative et dont le respect allait être assuré par des juridictions constitutionnelles ou internationales15. La montée en puissance des juges, notamment constitutionnels, au sein des équilibres institutionnels contemporains a été largement documentée16 et explique ce nouvel intérêt des constitutionnalistes pour l’activité juridictionnelle. Le raisonnement des juges, leurs méthodes d’interprétation et les standards de contrôle utilisés, tout particulièrement le contrôle de proportionnalité, sont ainsi devenus les thèmes de prédilection de la doctrine, y compris dans sa dimension comparée17. Des jugements en provenance d’Afrique du Sud, d’Allemagne, du Canada et de la Cour européenne des droits de l’homme, associés à certaines décisions fondatrices américaines et britanniques, agrémentés par quelques affaires indiennes et australiennes, sont devenus les composantes de ce qu’on peut considérer comme les Grands arrêts du droit constitutionnel comparé, que tout constitutionnaliste comparatiste se doit de connaître et de mobiliser dans ses réflexions18.
De ce point de vue, le tournant contentieux de la doctrine constitutionnaliste française, souvent, mis en lumière et parfois fermement dénoncé19, n’a rien d’exceptionnel. S’il présente des explications qui lui sont propres, il rejoint un phénomène similaire dans la littérature constitutionnelle comparée anglophone et, plus largement, une tendance de fond des analyses constitutionnelles internes d’un certain nombre de pays, au premier rang desquels on trouve les États-Unis20.
Pourtant, cette spécialisation ne s’inscrit pas dans une tradition historique ancestrale en ce qui concerne le droit constitutionnel comparé et est aujourd’hui partiellement remise en cause par un renouveau du droit parlementaire, comparé et non comparé. Ce dernier reste toutefois encore limité.
B. Le renouveau limité du droit parlementaire (comparé)
Ces dernières années, un certain nombre de constitutionnalistes, comparatistes et non comparatistes, ont renoué avec l’analyse des assemblées, malgré la prégnance persistante des études contentieuses, elles aussi comparées et non comparées. Pour ceux qui décident de mettre en perspective plusieurs institutions parlementaires, il s’agit là, au moins dans une certaine mesure, d’un retour à une tradition ancienne. Sans même remonter à ceux qui sont considérés comme les pères fondateurs de la comparaison juridique, tels Aristote et Montesquieu21, les auteurs de la fin du xixe et du début du xxe siècle s’intéressaient en effet au fonctionnement des systèmes constitutionnels dans leur globalité et donc aussi aux assemblées et à leur place au sein des équilibres institutionnels. Aux États-Unis, William Crane et Bernard Moses publiaient, en 1883, Politics: An Introduction to the Study of Comparative Constitutional Law22, comprenant des chapitres sur le bicaméralisme (bicameral system of legislature) et la distribution des pouvoirs (distribution of powers). L’ouvrage de référence de John William Burgess, professeur de droit et de science politique à l’université de Columbia, Political Science and Comparative Constitutional Law23, comparait de manière systématique la formation des différents organes étatiques aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France et en Allemagne, systèmes disposant selon lui de « Constitutions qui représentent substantiellement toutes les espèces de constitution qui ont été développées jusqu’à présent24 », sans négliger pour autant les références à d’autres systèmes. À cette période, les liens entre droit constitutionnel et science politique étaient alors particulièrement importants aux États-Unis25. Il en allait de même en Europe, où l’intérêt de la doctrine juridique pour la comparaison des systèmes constitutionnels dans leur ensemble était élevé, ainsi qu’en témoignent les travaux de Georg Jellinek26, James Bryce27, Albert Venn Dicey28 ou encore Boris Mirkine-Guetzévitch29. De la même manière, les Éléments de droit constitutionnel français et comparé d’Adhémar Esmein30, au-delà des critiques qui peuvent lui être faites, mettent en relief l’idée que le droit comparé était conçu comme « un élément indispensable à la compréhension de nos institutions31 » au sens large.
Récemment, l’attrait renouvelé pour l’étude des Parlements chez les juristes est visible en France, mais aussi dans d’autres systèmes. À titre d’illustration, aux États-Unis, le Congrès, ses procédures internes et ses rapports avec les autres institutions sont devenus des sujets à part entière pour les constitutionnalistes32, sous la double influence d’une critique croissante de la Cour suprême33 et du déploiement foisonnant des legislative studies conduites par des politistes34.
Le retour au Parlement des constitutionnalistes français présente toutefois une spécificité, celle d’employer une démarche comparée depuis les années 200035. En effet, ailleurs, les études juridiques des institutions parlementaires n’adoptent que rarement une dimension comparée et les études constitutionnelles comparées s’intéressent encore peu aux assemblées. En France, au contraire, la montée en puissance du droit parlementaire, en tant que discipline juridique s’intéressant au droit du Parlement36, s’est accompagnée de l’adoption par un nombre significatif de chercheurs d’une méthode comparative, tout particulièrement dans les travaux doctoraux37.
Cette spécificité française pourrait à l’avenir se généraliser sous l’influence de certains débats méthodologiques très actuels, portés par les défenseurs, de plus en plus nombreux, d’une transformation du droit constitutionnel comparé vers ce que d’aucuns nomment les études constitutionnelles comparées. Un tel renouvellement pourrait alors enrichir et être enrichi par les travaux de droit parlementaire comparé français et favoriser l’avènement de ce qu’on peut qualifier d’« études parlementaires comparées ».
II. Les études parlementaires comparées : une approche prometteuse
La montée en puissance du droit comparé depuis la fin du xxe siècle s’est accompagnée d’un puissant questionnement méthodologique et épistémologique38. Alors que d’aucuns déplorent que ces interrogations soient encore traitées de manière marginale par les constitutionnalistes comparatistes39, il apparaît pourtant qu’un nombre croissant de ces derniers proposent un aggiornamento de leur discipline fondé sur un élargissement géographique des comparaisons opérées et un accroissement de l’interdisciplinarité. Ces deux transformations sont conçues comme pouvant faire émerger les études constitutionnelles comparées, en lieu et place du traditionnel droit constitutionnel comparé40. Un tel renouveau offre des pistes de recherche particulièrement stimulantes pour les chercheurs intéressés par les institutions parlementaires qui, au-delà de leur spécialisation disciplinaire respective et de leur appartenance à une communauté scientifique nationale, pourront inscrire leurs travaux dans un sous-champ de ces études constitutionnelles comparées : celui des études parlementaires comparées.
L’évolution du droit constitutionnel comparé, en général, et du droit parlementaire comparé, en particulier, dans cette direction passera par un élargissement géographique de la comparaison encouragé par l’interdisciplinarité (A) et par un accroissement de cette interdisciplinarité à la faveur de ce décentrage géographique (B). Ce double mouvement permettra de renforcer les réflexions théoriques et conceptuelles, améliorant la connaissance du monde et des phénomènes de pouvoir qui s’y déploient, un enjeu au cœur des préoccupations des constitutionnalistes et notamment de ceux qui s’intéressent au Parlement.
A. Un élargissement géographique encouragé par l’interdisciplinarité
Le renouvellement des études pourrait conduire les juristes français travaillant sur le Parlement à étendre le champ géographique de leurs comparaisons, qui reste encore largement celui des systèmes (ouest-)européens. Les assemblées du Royaume-Uni, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne sont en effet à l’heure actuelle les cas d’études privilégiés41, même si le Parlement européen figure également en bonne place dans les travaux42. De son côté, le Congrès des États-Unis semble avoir une position ambivalente. Alors que certains constitutionnalistes s’autorisent à le saisir43, d’autres considèrent cela comme impossible44. De manière plus ponctuelle, les instances parlementaires grecques, irlandaises ou suisses ont pu faire des apparitions, tout comme, plus récemment, celles de certains pays africains ou d’Europe de l’Est45. On soulignera également la tendance de la jeune recherche constitutionnelle française à mettre en perspective les assemblées d’au moins deux systèmes juridiques. Si les thèses de droit étranger au sens strict46 ne sont pas inconnues et qu’elles peuvent s’intéresser à des systèmes classiquement considérés comme plus exotiques que les usual suspects des études de droit comparé47, ces dernières restent encore marginales. À l’inverse, aucune partie du monde ne semble avoir échappé à l’intérêt de la politique comparée se concentrant sur l’objet parlementaire. On trouve ainsi des travaux sur les Parlements d’Europe du Sud48, d’Europe centrale et orientale49, d’Amérique latine50, d’Asie51, d’Afrique52 et du monde arabe53.
La réticence des constitutionnalistes français à regarder au-delà de l’Europe occidentale pourrait être rattachée à une tendance plus profonde du droit constitutionnel comparé, qui s’est longtemps préoccupé seulement du monde occidental, berceau de la modernité libérale et du régime représentatif. Cette focalisation fait aujourd’hui l’objet d’une critique légitime, bien que parfois virulente et non sans excès, de la part des défenseurs des approches postcoloniales et décoloniales54. Malgré les nuances qu’on peut juger nécessaire d’apporter à certaines positions maximalistes des promoteurs de ces courants, on s’accordera volontiers avec eux lorsqu’ils soulignent que la limitation géographique de la comparaison aux usual suspects ne saurait se justifier d’un point de vue scientifique et qu’il existe un véritable intérêt à regarder les expériences institutionnelles, y compris en ce qui concerne les assemblées parlementaires, du Sud global55. Cet intérêt se voit confirmé par le contexte de défiance généralisée vis-à-vis des institutions et de profondes fractures partisanes que connaissent nos sociétés contemporaines. Ce dernier pourrait être éclairé d’un jour nouveau par des analyses de l’organisation et du fonctionnement de systèmes longtemps conçus comme déficients au regard des standards occidentaux mais qui sont simplement des aménagements distincts de la démocratie. De ce point de vue, la prise en compte de logiques différentes de la logique majoritaire qui irrigue nos systèmes occidentaux, et notamment des techniques relevant du consociationalisme, ne manquerait pas de renouveler les perspectives56.
Au-delà de ce tournant au Sud, l’extension du champ géographique pourra s’opérer en faisant fi de la nature des régimes politiques qui est parfois considérée comme une limite à la faisabilité de certaines comparaisons. Ainsi, la réticence de certains à mettre en perspective le Congrès américain et les assemblées européennes est quelquefois justifiée par la trop grande différence entre régime présidentiel et régime parlementaire57. Cet argument peut pourtant surprendre au regard des critiques, nombreuses au sein de la doctrine française, relatives à cette distinction. Au-delà de la dénonciation des problèmes généraux liés aux classifications58, le caractère impropre de l’opposition entre séparation souple et séparation stricte proposée par Adhémar Esmein59 a été parfaitement mis en lumière60 et les limites de la dichotomie entre régime parlementaire et régime présidentiel sont régulièrement rappelées61, tout comme les défauts des formules proposant une troisième voie, qu’il s’agisse du régime semi-présidentiel62 imaginé par Maurice Duverger63 ou du régime d’assemblée apparu au tournant du xxe siècle64. Dans cette ce contexte, que ces typologies contraignent encore fortement le choix des systèmes à comparer fait figure de paradoxe. À l’inverse, en acceptant de mettre en perspective des assemblées généralement considérées comme opérant dans des régimes politiques différents, les typologies pourraient être retravaillées pour essayer d’en formuler de plus pertinentes.
L’apport de la politique comparée offre ici des pistes de recherche particulièrement stimulantes. En effet, les travaux taxonomiques des politistes anglophones sont prolifiques, mais n’ont pas toujours été pleinement réceptionnés par les constitutionnalistes français. Leurs classifications et modélisations, sans être exemptes de critiques, sont nombreuses et bien plus raffinées65 que notre dichotomie traditionnelle opposant régime parlementaire et régime présidentiel, même lorsqu’elle est complétée d’une éventuelle troisième voie.
Si ces analyses des assemblées situées dans des contextes institutionnels très différents peuvent permettre de renouveler la manière d’appréhender les régimes politiques, la logique peut même être poussée plus loin en comparant des assemblées considérées comme fonctionnant dans des systèmes autoritaires, et trop souvent jugées inintéressantes pour cette raison. Alors que certains travaux ont déjà entrepris de les étudier66, cette démarche permet notamment d’évaluer leur fonctionnement, rejetant l’idée trop longtemps entretenue de leur inanité, fréquemment fondée sur une vision manichéenne des régimes autoritaires67. En s’intéressant à eux, il devient possible d’affiner les concepts d’autoritarisme et de gouvernement démocratique.
La reconnaissance de la possibilité de ces différentes pistes de recherche repose sur l’idée que rien n’est incomparable en soi, contrairement à ce qui est parfois soutenu. En effet, la pertinence de toute comparaison dépend seulement des objectifs qui lui sont assignés, ainsi que le soulignait déjà Léontin-Jean Constantinesco68. Dès lors, si l’on souhaite évaluer la pertinence de certains concepts structurants du droit constitutionnel et qui restent pourtant « essentiellement contestés », pour reprendre la formule de Walter Gallie69, tels ceux de régimes démocratiques et de régimes autoritaires ou encore de régimes parlementaires et de régimes présidentiels, et (re)travailler leurs définitions, il est indispensable de mettre en perspective des systèmes juridiques considérés comme relevant des uns et des autres. De la même manière, alors que la définition même du concept de Parlement fait encore l’objet de conceptions diverses70, des travaux comparés mettant en perspective des expériences très différentes pourront nourrir les réflexions en la matière71.
Au-delà de l’extension spatiale du champ de la comparaison encouragée par les travaux venant d’autres disciplines et dont les résultats pourront renouveler les savoirs sur le Parlement, le décentrement géographique favorisera en retour l’interdisciplinarité, confirmant l’intérêt de ce double mouvement.
B. Une interdisciplinarité favorisée par le décentrement géographique
De nombreux travaux de la science politique produits à l’étranger ne manqueraient pas de nourrir les réflexions de la doctrine constitutionnaliste sur l’objet parlementaire. À titre d’illustration, ceux qui portent sur les concepts de représentation, de responsabilité et de délégation, particulièrement riches dans les legislative studies américaines, ont déjà pu être transposés dans l’analyse des assemblées européennes par certains politistes72 et pourraient être réceptionnés plus largement par la doctrine constitutionnaliste qui s’intéresse à ces thématiques. De ce point de vue, l’entrelacs des analyses juridiques et politiques, en provenance de divers horizons géographiques, ouvre des perspectives particulièrement riches.
Ce ne sont toutefois pas les seuls croisements à pouvoir être opérés. Les apports d’autres disciplines, telles que l’histoire, l’anthropologie ou encore les sciences du langage, méritent de ne pas être négligés. Ainsi que le souligne Jean Garrigues, le renouveau des études parlementaires chez les historiens français a été largement favorisé par une « interpénétration des sciences sociales73 ». La prise en compte accrue de ces divers travaux par les constitutionnalistes permettrait de ne pas se contenter d’une analyse purement centrée sur les règles de droit positif existantes, qui ne peut suffire à appréhender le rôle et la place du Parlement au sein d’une architecture institutionnelle donnée, ainsi qu’y insiste la plupart des constitutionnalistes travaillant sur les assemblées74. Les politistes ne sont d’ailleurs pas en reste en la matière. Olivier Rozenberg rappelle ainsi que « l’analyse comparée des seules procédures et structures se révèle infructueuse75 » quand Éric Thiers a pu aller jusqu’à défendre une ontologie propre du droit parlementaire76, les deux s’accordant pour promouvoir l’idée d’études parlementaires, caractérisées par leur interdisciplinarité, non sans écho au mouvement des études constitutionnelles comparées promu par certains comparatistes constitutionnalistes. Il ne s’agit alors pas seulement de renouveler les méthodes des juristes, en réaction à un supposé formalisme excessif des positivistes et grâce à une prise en compte du droit tel qu’il est pratiqué77, mais bien de faire dialoguer les perspectives venant de différentes disciplines afin de permettre « une réorganisation partielle des champs théoriques en présence78 », pour faire évoluer les modes d’appréhension de certains objets, construire des concepts communs et mieux éclairer le réel. Dans cette dynamique, l’apport propre des juristes ne saurait être négligé. En effet, si l’analyse des règles de droit ne peut suffire à la compréhension de la vie parlementaire, cette dernière ne peut en faire l’économie, ainsi qu’en témoigne le tournant néo-institutionnaliste de la science politique. À la fois contraintes et ressources, les normes juridiques méritent de ne pas être occultées, même s’il convient de les appréhender dans leur contexte de mise en œuvre.
Si les recherches collectives, ne se contentant pas de juxtaposer des monographies nationales, apparaissent comme des modalités particulièrement appropriées pour ces analyses interdisciplinaires, elles se heurtent à des difficultés pratiques, notamment la nécessité de trouver un langage commun permettant le dialogue des savoirs venant de plusieurs disciplines. Pour autant, cette difficulté ne doit pas être considérée comme un obstacle dirimant à cette entreprise, seulement comme impliquant de donner du temps à la recherche. Dans cette perspective, il est possible de rejoindre la défense d’une recherche qui prend son temps (slow research), soutenue par un nombre croissant d’auteurs79 et qui s’inscrit, il est vrai, en faux par rapport aux contraintes de la vie universitaire contemporaine. Cela semble pourtant d’autant plus essentiel qu’au-delà des exigences propres à l’interdisciplinarité, la comparaison implique une nécessaire acculturation avec les systèmes que l’on souhaite analyser, en sus de la seule question de la maîtrise de la langue pour avoir accès aux sources de première main. La voie des études parlementaires comparées apparaît donc comme particulièrement exigeante. C’est toutefois peut-être cette exigence qui la rend aussi exaltante.