Ce numéro inaugural de la Revue d’étude et de culture parlementaires, portée sur les fonts baptismaux par Damien Connil, Priscilla Jensel-Monge et Audrey de Montis, offre une excellente occasion de sonder les multiples manières d’analyser le Parlement, à travers les différentes disciplines qui s’y intéressent. Avant d’être envisagé par les juristes, le Parlement est sorti « du purgatoire universitaire en empruntant les chemins de la science politique1 », ainsi que le rappellent en 1988 les professeurs Pierre Avril et Jean Gicquel dans la préface à la première édition de leur manuel, véritable bible du droit parlementaire. Pendant longtemps, en effet, rares étaient les auteurs disposés à entreprendre « la tâche plus ingrate [sic] d’étudier la vie parlementaire du point de vue juridique2 ».
S’y atteler suppose au préalable de s’entendre sur des éléments de définition du droit parlementaire, expression polysémique. Lato sensu, le droit parlementaire correspond à « l’ensemble des règles relatives à l’organisation, à la composition, au fonctionnement et aux rapports interinstitutionnels des assemblées politiques délibérantes3 ». Stricto sensu, il désigne le droit produit par le Parlement lui-même, à savoir les « règles édictées et/ou suivies par les assemblées et leurs organes internes4 ». Pour résumer, il s’agit donc tout simplement du « droit qui intéresse les assemblées5 ». Le champ d’analyse du droit parlementaire est relativement étendu, puisqu’il couvre les règles concernant le mandat parlementaire, l’organisation des assemblées et de leurs organes internes, leurs modalités de fonctionnement, les actes qu’elles peuvent prendre, ainsi que les procédures liées à leurs missions de législation et de contrôle du gouvernement6.
Ensemble de normes spécifiques, le droit parlementaire est aussi une discipline qui ne s’est pleinement développée qu’à partir de la Ve République, tout en restant longtemps cantonnée au rang de spécialité mineure7. À partir de 1958, l’importance croissante du cadre normatif régissant le fonctionnement des assemblées et l’instauration du contrôle de constitutionnalité obligatoire des règlements intérieurs des assemblées a permis l’essor du contentieux de la procédure parlementaire8. Le développement important que connaît le droit parlementaire depuis quelques dizaines d’années en France est donc largement dû à sa forte imbrication dans le droit constitutionnel, discipline juridique dont il constitue une part non négligeable9. Longtemps considéré comme le « parent pauvre10 » du droit public, le droit parlementaire jouit d’un engouement particulièrement marqué depuis le début du second quinquennat d’Emmanuel Macron11. Le Parlement se retrouve en effet au premier plan de la scène politique, du fait de la situation de majorité relative à l’Assemblée nationale et de l’instabilité gouvernementale qui en résulte, quatre Premiers ministres s’étant succédé en moins de trois ans.
En dépit de l’intérêt porté au droit parlementaire, son cadre d’analyse n’est que rarement détaillé dans les études juridiques qui lui sont consacrées12. À cet égard, le choix de recourir à la méthode normativiste pour envisager le droit parlementaire doit être rigoureusement étayé et son intérêt clairement exposé, tant un tel positionnement épistémologique est peu courant en ce domaine. Dans de nombreux travaux de recherche doctorale, le droit parlementaire est en effet présenté comme relevant du droit politique13, sans toutefois que ce dernier soit très précisément défini :
Le projet du droit politique, dans sa dimension positive, n’est pas toujours très clair. De ce point de vue, il convient de souligner l’absence totale de définition du droit politique ou, plus exactement, du caractère ou de la nature « politique » du droit14.
Cette qualification de droit politique se fonde sur le fait que le droit parlementaire est empreint de contraintes tant juridiques que politiques et, par voie de conséquence, se trouve généralement abordé autant à travers l’étude de la vie parlementaire que de ses normes juridiques (I). Si l’importance accordée aux pratiques parlementaires et le caractère peu contraignant des règlements intérieurs inclinent à penser la matière dans une perspective politique, il apparaît au moins tout aussi pertinent d’analyser ces particularités d’un point de vue juridique (II).
I. Une analyse fréquente du droit parlementaire en tant que droit politique
Avant d’être reconnu comme une discipline à part entière, le droit parlementaire a été principalement abordé par les praticiens travaillant quotidiennement au sein des assemblées. Davantage confrontés aux pratiques parlementaires qu’aux quelques règles internes de fonctionnement qui pouvaient alors exister, ceux-ci ont été naturellement amenés, dans leurs études consacrées au Parlement, à mettre l’accent sur les questions politiques au détriment des questions juridiques (A). Or, si de manière indéniable, le droit parlementaire suppose de mettre en perspective la théorie et la pratique, l’assimilation du droit parlementaire à un droit politique pose question dès lors qu’une telle conception peut conduire à considérer sur le même plan des normes relevant du droit et des pratiques n’en relevant pas – voire à faire primer ces dernières sur les premières –, ce qui n’est pas sans présenter quelques difficultés (B).
A. Une discipline conçue par des praticiens exacerbant sa dimension politique
À l’origine, le Parlement n’était étudié que par les praticiens15, bien davantage d’ailleurs par les administrateurs chargés d’en assurer le fonctionnement régulier que par les élus des assemblées. Les premiers ouvrages relatifs à la pratique parlementaire ont été rédigés à la fin du xviiie siècle au Royaume-Uni par le clerc de la Chambre des communes, homologue britannique du secrétaire général de l’Assemblée nationale16. Le Traité des lois, privilèges, procédures et usages du Parlement d’Erskine May, qui a réalisé l’ensemble de sa carrière au Parlement britannique, demeure l’ouvrage de référence en matière de procédures parlementaires depuis sa première parution en 1844, non seulement outre-Manche mais aussi dans plusieurs États du Commonwealth17. Aux États-Unis, l’auteur du premier ouvrage relatif aux procédures parlementaires n’est autre que Thomas Jefferson, qui a ainsi synthétisé les enseignements de son expérience pratique en tant que président du Sénat de 1797 à 1801, avant de devenir par la suite le troisième chef d’État de ce qui n’était encore qu’une jeune nation18. L’expression de « droit parlementaire » est d’ailleurs apparue pour la première fois en 1814 dans la traduction en français de cette publication19.
En France, les premières études parlementaires sont l’œuvre des secrétaires généraux successifs de la présidence de la Chambre des députés20, avant que des professeurs de droit tels que Joseph Barthélemy ou Marcel Prélot ne s’intéressent de près à la matière parlementaire21. À cet égard, le professeur autrichien Josef Redlich fait figure de précurseur, avec la publication en 1905 d’un ouvrage relatif à la procédure parlementaire britannique22. Si la recherche allemande portant sur le Parlement a été marquée pendant de nombreuses années par le normativisme23, l’ouvrage Parliament in the German Political System de Gerhard Loewenberg, paru en 196724, marque un certain retour à une analyse empirique du Bundestag. Au Royaume-Uni, les études relatives au Parlement ne sont pas l’œuvre de juristes mais l’apanage de politistes, au premier rang desquels Philip Norton, Professor of Government et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet25. Cette approche politiste de la matière parlementaire est principalement liée au fait que le parlementarisme s’est développé au départ de manière empirique, en se fondant sur le régime représentatif anglais26.
Le fait que l’étude des procédures parlementaires a été initialement l’affaire de praticiens a conduit ces derniers à accorder une place de premier choix à l’analyse des comportements, des stratégies, des jeux et enjeux politiques qui animent en pratique les assemblées parlementaires, terrain d’étude privilégié des politistes, qui leur ont emboîté le pas. Lorsque les publicistes institutionnalistes de tradition française s’y sont intéressés, ceux-ci ont été souvent conduits à faire primer « l’analyse de la pratique du pouvoir […] sur celle des normes qui l’encadrent27 », à l’inverse par exemple de certains de leurs collègues allemands28. Or une telle approche consistant à appréhender le droit parlementaire comme droit politique soulève certaines interrogations.
B. Une approche du droit parlementaire présentant des difficultés pratiques
Envisager le droit parlementaire comme droit politique relève d’une conception ancienne, notamment illustrée par le célèbre Traité de droit politique, électoral et parlementaire d’Eugène Pierre paru en 189329. Ce qui apparaît logique quand ces travaux sont issus de l’expérience de praticiens l’est toutefois beaucoup moins lorsqu’ils sont menés par des juristes qui, du fait de l’importance des pratiques, abordent avant tout le droit parlementaire à travers l’étude de phénomènes ou dynamiques d’ordre politique. Dans la grande majorité des études de droit parlementaire, la méthode d’analyse retenue n’est pas précisément déterminée et encore moins justifiée, ce qui peut s’expliquer par la difficulté pour les juristes de caractériser la diversité des sources juridiques de cette branche particulière du droit constitutionnel. Le droit parlementaire se compose en effet de règles issues de la Constitution, des lois organiques et des règlements intérieurs des assemblées mais aussi, selon la doctrine majoritaire, de coutumes, pratiques et autres usages, qui conféreraient ainsi à la matière un caractère particulièrement vivant.
Cette conception du droit parlementaire pose cependant question d’un point de vue juridique lorsqu’elle conduit à considérer sur le même plan le droit et le non-droit, comme, par exemple, une disposition de règlement intérieur et une pratique parlementaire contra legem. Ne pas souscrire à une approche de droit politique du droit parlementaire n’empêche pas néanmoins de reconnaître, à la suite de Julie Benetti, que « l’étude de la pratique et des rapports entre les acteurs est un passage obligé pour tout chercheur qui s’intéresse au Parlement30 ». Le choix de recourir à la méthode normativiste pour aborder le droit parlementaire, loin de rester cantonné à la seule analyse des normes écrites, implique d’appréhender le droit parlementaire dans l’ensemble de ses composantes31, en considérant les pratiques, précédents et autres usages d’un point de vue juridique. Tout autant que les méthodes relevant du droit politique, la méthode normativiste embrasse donc cette multiplicité d’éléments.
S’il est primordial de prendre pleinement en compte les pratiques parlementaires, les aborder sous un angle juridique présente l’avantage de discerner clairement chaque règle écrite de son application pratique, juridiquement valide ou non valide32. Les pratiques parlementaires doivent en définitive être analysées pour ce qu’elles sont, à savoir des données factuelles correspondant à l’être et distinctes du devoir être incarné par la norme juridique33. Dès lors que le droit parlementaire appelle à une confrontation entre les normes juridiques qui le constituent et la pratique, la méthode normativiste implique de juger la pratique à l’aune des règles qui la concernent, et non l’inverse.
Dans une logique opposée, les tenants du droit politique affirment que le droit constitutionnel – et, par extension, le droit parlementaire –,
loin d’opposer les phénomènes juridiques aux questions politiques, […] ne prend toute sa signification qu’en se plaçant à leur point de convergence, lorsqu’il est pleinement appréhendé comme droit politique ; lorsque la règle est comprise à la lumière de sa pratique, de son histoire, de son soubassement philosophique : à la lumière de cette culture, en un mot, qui seule lui donne son véritable sens34.
La prépondérance des pratiques au sein des assemblées a ainsi conduit la majorité de la doctrine juridique à concevoir l’étude de la matière parlementaire « au carrefour entre deux disciplines, la science politique et le droit »35. À cet égard, qualifier le droit parlementaire de droit politique est justifié par le fait qu’il est indissociable de la vie parlementaire et de ses pratiques politiques36 et que, plus largement, le processus d’élaboration du droit est politique37. Dans son cours de droit parlementaire français, Marcel Prélot affirme que si « le droit parlementaire est un droit », il constitue avant tout « une partie du “droit constitutionnel politique” »38. Or, assimiler le droit parlementaire à un droit politique conduit à y intégrer une série de phénomènes purement politiques, tels que le fait majoritaire39, voire certaines pratiques contraires au droit parlementaire écrit. Le glissement disciplinaire est encore plus marqué si l’on suit Pierre Avril qui, confronté à l’étendue des pratiques parlementaires, suggère aux juristes d’oublier « un instant le droit pour jeter le regard du sociologue sur les assemblées d’aujourd’hui40 ».
Par conséquent, la volonté de proposer une approche distincte de la démarche empirique généralement adoptée doit conduire à reconsidérer le droit parlementaire en partant de l’analyse des règles relatives aux assemblées, principalement formalisées au sein de leur propre règlement intérieur, en complément des dispositions constitutionnelles. Opter pour la méthode normativiste doit permettre de distinguer clairement le droit des assemblées de sa pratique et, au-delà, investir pleinement la matière parlementaire, qui a longtemps échappé au juriste au profit de la science politique41. Le recours à cette méthode offre également l’occasion de cerner plus précisément les contours du droit parlementaire.
II. Une analyse normativiste du droit parlementaire pour en identifier ses particularités
De manière générale, la méthode normativiste consiste à envisager le droit comme un système de normes « globalement efficaces et incluant des règles de sanction au sens strict, c’est-à-dire des règles selon lesquelles la violation d’une autre règle du système entraîne, en dernier lieu, l’obligation d’exercer un acte de contrainte42 ». Or le droit parlementaire ne prévoit pas toujours de sanctions particulières et ne constitue pas, dès lors, un système de normes globalement efficaces. Par conséquent, aborder la matière parlementaire dans une perspective strictement juridique représente un défi tout à fait digne d’intérêt, au regard des difficultés théoriques qu’elle présente.
Adopter une telle approche normativiste conduit en effet à interroger sous un angle original certaines spécificités du droit parlementaire, en particulier le développement important de pratiques en marge du droit parlementaire écrit (A) et le caractère faiblement coercitif des règlements des assemblées (B).
A. Des pratiques largement développées en marge du droit parlementaire écrit
La coutume, considérée comme omniprésente au sein des assemblées parlementaires43, pourrait être définie comme une « règle de droit, en général non écrite, qui prête à une pratique constante et répétée un caractère juridique contraignant, reconnu par les intéressés eux-mêmes44 ». Elle se distinguerait ainsi des simples pratiques, dans la mesure où elle suppose la réitération d’une même pratique pendant une durée significative. Le développement important des coutumes parlementaires s’expliquerait par le fait qu’elles constitueraient un moyen de pallier les « lacunes » du droit parlementaire, dont les règles écrites laisseraient une place importante aux situations imprévues. Or, cette « incomplétude normative », à l’instar de l’idée de « lacune », apparaît inconcevable juridiquement si l’on adopte une position positiviste cohérente selon laquelle les systèmes normatifs, quels qu’ils soient, sont des ensembles complets45.
Surtout, la coutume est poïétiquement indéterminée en raison de l’impossibilité de déterminer le nombre d’occurrences à partir duquel une pratique parlementaire peut être considérée comme une norme valide46. Bien que généralement respectée la plupart du temps par les membres des assemblées, la coutume parlementaire ne présente aucune garantie de constance juridique. Une pratique parlementaire est susceptible d’évoluer soudainement et peut alors entrer en contradiction avec une coutume pourtant reconnue comme telle jusqu’alors. En outre, la répétition d’une pratique suivie constamment par les parlementaires et pendant une période significative ne suffit pas nécessairement à rendre valide une coutume parlementaire. En effet, la « signification subjective des actes qui fondent la coutume ne peut être interprétée comme une norme objectivement valable que si une norme supérieure institue la coutume comme fait créateur de normes47 ». À partir du moment où la coutume parlementaire n’est pas explicitement reconnue comme une forme normative à part entière au sein d’un système juridique, celle-ci ne correspond donc pas à une norme juridique mais à une simple pratique.
Parmi l’ensemble des pratiques parlementaires, il est néanmoins possible de distinguer plusieurs catégories, au premier rang desquelles les pratiques contra legem. Ces dernières neutralisent des dispositions formelles du règlement mais subsistent malgré tout, en l’absence de contrôle opéré sur leur conformité juridique. Tel a été le cas par exemple de la pratique de la délégation de vote. Pendant longtemps en France, il était courant pour de nombreux députés de déléguer leur vote à un seul membre de leur groupe, en complète violation de l’article 64 du Règlement de l’Assemblée nationale et de l’article 27 alinéa 3 de la Constitution, qui dispose que « nul ne peut recevoir délégation de plus d’un mandat ». Cette pratique contra legem, qui permettait le vote en masse des absents48, a perduré jusqu’à ce que le président Séguin décide d’y mettre un terme en 1993.
Tel est encore le cas en Espagne de la pratique de dépôt des amendements au-delà du délai prévu. Au Congrès des députés, lorsque des amendements sont examinés au cours de l’examen d’une commission parlementaire mais ne sont pas repris dans son texte final, les groupes parlementaires souhaitant les défendre en séance plénière sont tenus de les communiquer par écrit au président de l’assemblée dans les 48 heures après la conclusion des travaux de la commission, conformément à l’article 117 du règlement intérieur. En dépit de la clarté de cette règle écrite, il peut arriver qu’un groupe se fourvoie dans le calcul des délais et transmette de tels amendements après l’expiration de la date limite de dépôt. La Conférence des présidents accepte alors d’admettre ces amendements, sauf si un groupe s’y oppose, ce qui n’est généralement pas le cas. Bien que courant, cet usage est totalement contraire au règlement intérieur du Congrès des députés.
Ces deux exemples illustrent ainsi le paradoxe juridique du droit parlementaire, qui tient au fait que la violation d’une règle écrite n’est pas toujours sanctionnée, quand bien même celle-ci respecte à la fois les exigences des normes lui étant supérieures et les conditions particulières des normes de production de normes. Plus grave, l’existence de ces pratiques contra legem est même légitimée par certains auteurs, qui admettent des interprétations contraires au règlement intérieur « dans la mesure où l’organisation des travaux et des débats relève très largement de l’autodiscipline ou de l’autorégulation49 ». Un tel raisonnement n’est pourtant pas tenable juridiquement, dès lors que les pratiques contra legem enfreignent des dispositions du règlement intérieur de l’assemblée adoptées par ses membres et qu’ils sont normalement tenus de respecter.
Si les pratiques contra legem ne sont pas admissibles par le droit parlementaire, tous les autres types de pratiques peuvent être en revanche pris en compte lorsqu’ils viennent compléter sans les contredire les normes écrites du droit parlementaire. Les pratiques praeter legem, supposées intervenir « dans le silence de la loi », ne sont que de simples convenances, des règles de conduite purement informelles qui ne constituent pas une partie intégrante du droit parlementaire strictement entendu. Il en est de même pour les pratiques secundum legem qui, en tant que « sources dérivées d’application du droit écrit50 », précisent la mise en œuvre de dispositions du règlement intérieur. Bien que non prévu par les normes de production de normes, le recours à ces pratiques et usages parlementaires est particulièrement courant au sein des assemblées. La grande importance des pratiques dans le quotidien d’un Parlement est notamment due au fait que leur absence de reconnaissance normative leur permet d’échapper à une censure éventuelle par le juge constitutionnel, qui ne peut intervenir qu’à partir du moment où ces pratiques se retrouvent intégrées au règlement intérieur.
Étudier le droit parlementaire à partir de ses normes écrites n’est pas sans poser de difficultés, en particulier au regard du système britannique qui, contrairement à de nombreux autres systèmes juridiques, ne prévoit pas de modalités particulières de production de normes. La Constitution, formée par la pratique depuis des siècles et qui manifeste ainsi l’exception britannique51, repose en effet essentiellement sur des accords peu formalisés et ambigus. Cette absence de formalisation constitutionnelle, qui s’explique par l’inexistence d’une procédure d’édiction spéciale distincte de celle régissant la procédure législative ordinaire, ne permet pas de déterminer clairement les différentes formes normatives possibles du système. À cet égard, même l’habilitation du Parlement britannique à œuvrer en matière législative n’est fondée que sur une « convention de la Constitution52 », qui n’est admise qu’en l’absence de règles formalisées précisant cette compétence. Cette convention ne correspond en réalité qu’à une simple règle sociale dont le non-respect n’est pas juridiquement sanctionné53 et dont la production n’est prévue par aucune norme juridique. Cette indéterminabilité est étrangère à l’acception selon laquelle une norme, dans un ensemble juridique donné, est valide ou non valide. En dépit de cela, les coutumes, conventions et pratiques, dépourvues de force légale mais largement acceptées par les acteurs politiques, régissent une part importante du fonctionnement du Parlement britannique, aux côtés des règlements intérieurs (Standing Orders) de chaque Chambre, qui peuvent être modifiés ou suspendus par un simple vote à la majorité des parlementaires54. À défaut d’une détermination plus précise des formes normatives prévues par l’ordre juridique, il est donc indispensable d’intégrer à toute analyse de droit parlementaire britannique les conventions de la Constitution et autres pratiques, qui constituent « la charpente même de la Constitution anglaise55 ».
Finalement, la place importante aménagée aux pratiques ne constitue pas la seule spécificité du droit parlementaire, dans la mesure où les règlements intérieurs des assemblées posent également question d’un point de vue juridique. Ils ne prévoient pas de dispositif suffisamment à même de sanctionner leur éventuelle violation, et ce, bien qu’ils se composent d’un ensemble de normes écrites adoptées selon une procédure déterminée.
B. Des règlements intérieurs des assemblées peu coercitifs
Au sein de chaque assemblée, le corpus de règles contenu dans le règlement intérieur est significatif. Ces règles propres au Parlement constituent l’expression juridique essentielle de son autonomie. À l’instar de la place importante des pratiques, les règlements des assemblées – dont le respect est loin d’être systématique – correspondent à une autre particularité du droit parlementaire qui mérite d’être analysée à partir de la méthode normativiste. L’autonomie parlementaire dont disposent les assemblées leur permet de « s’affranchir des règles de droit commun pour obéir à leurs règles propres56 », réunies en particulier dans leur règlement intérieur. Alors que ce droit d’organisation autonome du Parlement n’est mentionné que de manière indirecte dans la Constitution française57, il est par exemple clairement garanti par la loi fondamentale allemande, dont l’article 40 al. 1er indique que le Bundestag « établit lui-même son règlement intérieur ». Une telle autonomie réglementaire est particulièrement importante, en ce qu’elle permet aux assemblées de déterminer librement leurs procédures internes dans le respect des normes constitutionnelles.
Le règlement intérieur du Parlement a ceci de particulier qu’il est adopté à la fois par et pour ses propres membres. En d’autres termes, l’ensemble des dispositions qu’il contient sont des normes dont les organes de production en sont également les destinataires exclusifs. Les parlementaires adoptent ainsi des normes parlementaires autoréférentielles qui confèrent une forte autonomie normative à chaque assemblée58. Toutefois, l’importance de cette autonomie normative et institutionnelle est tempérée par le fait que le règlement intérieur n’a pas en lui-même valeur constitutionnelle, comme a pu le confirmer le Conseil constitutionnel en 197859. Suivant cette logique, il a pu être affirmé que le règlement intérieur de chaque assemblée s’intercale « entre la légalité constitutionnelle qu’il est naturellement censé respecter et les parlementaires auxquels il s’applique directement60 ».
Or, le rang hiérarchique des règlements intérieurs et, plus généralement, le rang d’une norme juridique ne peuvent nullement se situer entre une catégorie de normes et une catégorie d’individus. Les règlements intérieurs constituent en réalité une catégorie normative à part entière et se distinguent nettement d’autres règles relatives aux assemblées et qui sont de rang constitutionnel. En effet, s’ils demeurent les « sources les plus directes et les plus riches du droit parlementaire61 », les règlements intérieurs ne régissent pas seuls le fonctionnement interne des assemblées. En 1958, certaines dispositions qui figuraient auparavant dans le règlement des assemblées ont été transposées dans la Constitution française et des lois organiques, dont certaines dispositions sont désormais consacrées à des aspects essentiels de la procédure parlementaire. Cette incorporation de règles parlementaires dans la Constitution n’a pas été aussi importante à l’étranger, comme en Allemagne, où l’autonomie parlementaire demeure très forte62.
De manière générale, les règlements des assemblées s’avèrent assez peu coercitifs. Les parlementaires peuvent être amenés à prendre des libertés à leur égard, allant jusqu’à développer des pratiques contraires à certaines règles écrites, ce qui n’est nullement admissible d’un point de vue normatif et demeure fort heureusement assez rare63. Du reste, ces actes internes des chambres, « par leur nature même, ne sont pas susceptibles d’affecter les citoyens pour qui le respect plus ou moins strict du règlement est sans importance64 ». Au nom de l’autonomie parlementaire, le juge constitutionnel ne sanctionne en effet la violation des procédures parlementaires que lorsqu’elle touche à des règles constitutionnelles, tout en refusant en revanche de contrôler l’application du règlement intérieur par les chambres parlementaires65. Les Sages de la rue Montpensier laissent ainsi fréquemment non sanctionnée la violation de règles de procédure par des parlementaires qui les ont pourtant directement adoptées. Le Conseil constitutionnel ne contraint donc généralement pas les assemblées parlementaires de respecter leurs propres règles internes, estimant que « la seule méconnaissance des dispositions réglementaires ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution66 ».
À défaut de contrôle juridictionnel, le président de l’assemblée est la seule autorité qui semble à même de faire respecter le règlement intérieur. Cependant, son rôle d’arbitre des débats parlementaires n’est constaté que par la doctrine67 et non précisé par des règles juridiques. Chargé de diriger les débats de l’assemblée, le président doit non seulement faire preuve d’impartialité68 mais aussi veiller à la bonne application du règlement intérieur. Ce dernier peut d’ailleurs être régulièrement sollicité à cet égard par les parlementaires par l’intermédiaire d’une demande de rappel au règlement, qui consiste à revenir sur un point de la procédure en cours. Cet outil procédural, censé permettre aux parlementaires d’exiger le respect des règles procédurales, se retrouve cependant souvent détourné de son objectif. Ce moyen de s’assurer du respect du droit parlementaire en pratique est en effet régulièrement utilisé « par abus, pour engager une polémique ou donner à son auteur l’occasion d’une intervention hors tour ou sans rapport avec la discussion69 ».
En outre, l’interprétation par le président de l’assemblée des règles internes de la chambre s’avère parfois moins fondée juridiquement que politiquement70, sans compter que, dans quelques cas plutôt rares, celui-ci peut être amené à prendre une décision contraire au règlement qu’il est pourtant censé garantir71. Bien qu’adoptées par et pour les membres des assemblées, les règles parlementaires issues des règlements de l’Assemblée et du Sénat s’avèrent donc globalement peu contraignantes en pratique.
Ce contrôle minimal de la bonne application du règlement intérieur par les assemblées parlementaires a pour conséquence de relativiser fortement la sanction juridique en droit parlementaire72. Le caractère peu coercitif des règlements des assemblées contraste avec les ordres juridiques dans lesquels ils s’inscrivent et souligne cette particularité, qui réside justement dans le fait que le droit parlementaire ne dispose pas des moyens de garantir les motifs pour lesquels il est adopté. Par conséquent, il importe de bien distinguer la norme en tant que telle « du respect effectif qui lui est accordé par ses destinataires comme du sentiment d’être obligé qu’ils éprouvent éventuellement73 ». Les parlementaires ne se montrent en effet pas toujours respectueux de leurs propres règles internes qu’ils ont pourtant eux-mêmes édictées, là encore en se fondant sur l’autonomie dont ils bénéficient.
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Étudier le droit parlementaire au moyen de la méthode normativiste conduit à envisager le Parlement dans une perspective bien distincte du droit politique. Ces deux approches conduisent en définitive à apporter des réponses contrastées à deux questions essentielles en droit parlementaire, formulées par Pierre Avril en ces termes : « Comment s’articulent les différentes normes applicables au Parlement ? Quelle est la valeur des pratiques qui ne se fondent pas sur un texte74 ? » À cet égard, la méthode normativiste permet d’évaluer clairement les pratiques à partir des règles parlementaires et de caractériser précisément certaines particularités propres à cette discipline qui, de prime abord, « ne paraît pas répondre aux canons de la rigueur juridique75 ». Tout préalable à l’étude du droit parlementaire suppose aussi, au-delà du choix de la méthode, de décider de s’en tenir à l’analyse du droit national ou au contraire, de recourir au droit comparé.
Aux yeux de certains auteurs, étudier le Parlement dans une dimension comparative apparaît comme une évidence. Dès 1839, le Traité de la confection des lois prévoit un « examen raisonné des règlements suivis par les assemblées législatives françaises, comparés aux formes parlementaires de l’Angleterre, des États-Unis, de la Belgique, de l’Espagne [et] de la Suisse76 », à une époque où le droit comparé n’était pas encore consacré en tant que discipline juridique77. En outre, les traités de droit comparé attestent que la méthode comparative est historiquement liée de manière étroite à l’activité législative, fonction principale de tout parlement78. En dépit de cela, force est de constater que le droit parlementaire fait encore majoritairement l’objet d’études de droit interne et plus rarement de droit comparé, tout du moins au regard du nombre de thèses de doctorat honorées par un prix de l’Assemblée nationale ou du Sénat français79.
Bien qu’il ne constitue nullement un passage obligé, le recours au droit comparé apparaît comme un prolongement logique du choix de l’approche normativiste, en ce que l’intégration de la dimension comparative dans une étude de droit parlementaire suppose un certain effort de conceptualisation. Le droit comparé doit en effet permettre de dégager des concepts communs aux différents systèmes juridiques pour offrir une compréhension plus fine du droit parlementaire. En ce sens, le droit comparé constitue non seulement « l’instrument le plus puissant pour décrire le droit national » de chaque système mais également « le plus important catalyseur de questions théoriques », au sens où il permet de fournir une « interprétation conceptuelle différenciée » des situations respectives des différents ordres juridiques étudiés80. Envisagée en tant que procédé de connaissance81, la méthode comparative s’inscrit donc en complémentarité de la méthode normative pour analyser le droit parlementaire et rendre compte le plus fidèlement possible du fonctionnement pratique des assemblées et des règles qui les encadrent, d’un point de vue résolument juridique.