Longtemps, le Parlement est demeuré un objet d’analyse peu prisé par les constitutionnalistes. Et pour cause : outre un intérêt très relatif des milieux académiques du xxe siècle pour les questions institutionnelles par rapport aux enjeux émergents du contentieux constitutionnel, le faible poids du Parlement face à l’exécutif dans l’exercice du pouvoir a contribué à un désinvestissement de la science constitutionnelle à son endroit1. À cela s’ajoute l’opacité du droit des assemblées qui, par sa nature à la fois éminemment politique et hautement technique, s’est imposé comme un droit d’initié et difficile d’accès. Tous ces facteurs ont conduit à faire du droit parlementaire, selon les mots d’Éric Thiers, « le “parent pauvre” du droit constitutionnel2 ». Depuis plusieurs années toutefois, même si ces facteurs défavorables à une étude des règles et procédures parlementaires n’ont guère disparu, d’aucuns observent un « retour au Parlement », opéré non seulement par la science politique et l’histoire, mais aussi par la doctrine juridique3.
Ce récent regain d’intérêt des juristes pour le Parlement exige une certaine conscience épistémologique. Le développement d’une « science du droit parlementaire » au service d’une plus grande compréhension des règles et dynamiques qui façonnent l’institution implique de bien cerner l’objet d’étude. Pour entreprendre une analyse scientifique du droit parlementaire, l’enjeu est donc de reconnaître et d’intégrer les singularités de l’encadrement juridique du Parlement. Qu’est-ce à dire ? Afin de tenter d’y voir plus clair, nous proposons ici d’avoir égard à deux dimensions qui pèsent sur les règles d’organisation et de fonctionnement de l’institution parlementaire : la nature relativement autonome de l’ordre juridique, d’une part (I) ; la structure et le contexte politique, d’autre part (II). Ces deux dimensions, ainsi que leurs conséquences respectives sur le Parlement, font de celui-ci un véritable « objet de droit politique » au cœur d’une tension inextricable entre les règles juridiques et la pratique politique. L’analyse prendra le cas belge comme point d’ancrage, même si quelques ouvertures comparatives seront ponctuellement présentées en vue d’éprouver le potentiel de généralisation de la réflexion et l’influence des variations institutionnelles sur les enseignements proposés.
En toute logique, cette nature particulière de l’objet Parlement et du droit qui l’encadre « n’est pas indifférente à la manière dont on l’étudie4 ». Sans empiéter sur les contributions du présent numéro spécialement consacrées à cette question, nous suggérerons que l’étude juridique du Parlement suppose une méthode d’analyse adaptée à son objet. En tant qu’objet de droit politique, le Parlement requiert une approche permettant de concevoir différemment la légalité et la juridicité des règles du jeu parlementaire. L’approche de droit politique s’inscrit dans cette logique, en ce qu’elle entend tenir compte des éléments de contexte et des rapports de pouvoir pour comprendre le fonctionnement des institutions5.
I. L’autonomie de l’ordre juridique parlementaire
Le corpus de règles qui régissent l’organisation, le fonctionnement et les compétences du Parlement est généralement qualifié de droit politique, « dans la mesure où il règle le jeu des acteurs du pouvoir6 », dans un objectif de « “mise en civilisation” de nos pratiques politiques permettant de canaliser une violence inhérente à l’affrontement en vue de la conquête du pouvoir et de sa préservation7 ». En tant qu’institution politique, le Parlement est le produit de règles qui tendent à baliser l’exercice du pouvoir et réguler les affrontements partisans. Mais la dimension politique du droit parlementaire se manifeste avec plus d’évidence encore dans une acception plus stricte de celui-ci, entendu comme visant les règles que les assemblées se donnent à elles-mêmes au nom de leur pouvoir d’auto-organisation8. Cet ordre juridique autonome se caractérise historiquement par un phénomène d’autorégulation, en vertu duquel les élus sont à la fois auteurs et destinataires de la norme, mais aussi, à certains égards, par un phénomène d’autocontrôle (A). Les règles du droit parlementaire se caractérisent par ailleurs par leur perméabilité à la pratique quotidienne de l’institution, qui fait de cet ordre juridique un droit difficile à maîtriser (B).
A. L’autorégulation et l’autocontrôle, au nom de la séparation des pouvoirs
En vertu de leur autonomie organisationnelle, les assemblées sont maîtresses d’un ordre juridique particulier, dont la production et l’application relèvent en principe de leur propre volonté, à l’abri de toute ingérence extérieure9. Il est autrement dit créateur d’un « droit qui règne dans les enceintes parlementaires, et par contrecoup, dans lequel les autres instances étatiques ne peuvent intervenir10 ». Ce principe d’autorégulation sans contrôle externe – dont la mise en œuvre est toujours relative, variant dans le temps et dans l’espace – s’inscrit dans une logique de préservation de l’indépendance de l’institution, au nom du principe de séparation des pouvoirs. Est ici visée la séparation organique des pouvoirs, au sens d’une distinction non pas entre les fonctions de l’État, mais entre les organes qui doivent chacun bénéficier d’un appareil organisationnel particulier et d’une « structure interne autonome11 ». Cela a des implications décisives sur le mode de production des règles spéciales propres aux assemblées, qu’elles se donnent essentiellement elles-mêmes par la voie d’un règlement ou d’autres actes internes. Fréquemment, la Constitution d’un État reconnaît expressément aux assemblées parlementaires le pouvoir de régler elles-mêmes leur organisation et leur fonctionnement. C’est le cas de la Constitution belge, qui prévoit en son article 60 que « chaque Chambre détermine par son règlement le mode suivant lequel elle exerce ses attributions12 ».
Bien sûr, le droit parlementaire n’a pas l’apanage du phénomène d’autoréglementation, lequel concerne tout pan du droit constitutionnel consacré à l’encadrement du pouvoir de l’État. Hugues Dumont et Mathias El Berhoumi rappellent ainsi que le droit constitutionnel « fonde le pouvoir politique en même temps qu’il en est le produit. Il encadre la vie politique, il participe à la définition des règles du jeu politique et constitue une ressource à disposition des hommes et des femmes politiques13 ». Le droit parlementaire n’en demeure pas moins la quintessence du pouvoir d’autoréglementation des institutions politiques14. Dans le chef du Parlement, ce pouvoir est, au même titre que le régime des immunités parlementaires, considéré comme un privilège indispensable à l’accomplissement de ses fonctions15. Il procède de la nécessité de se prémunir contre la subordination des assemblées parlementaires vis-à-vis d’institutions tierces, qu’il s’agisse du pouvoir judiciaire ou exécutif. Dans certaines démocraties parlementaires, dont la démocratie belge, l’autonomie réglementaire vise également à protéger le Parlement contre les ingérences du législateur16. La mise à l’écart du législateur dans la réglementation des affaires internes du Parlement permet en principe aux élus d’échapper à la position dominante dont le gouvernement jouit dans la conduite de l’action législative17. Cette protection contre toute influence gouvernementale est plus prégnante encore lorsque, à l’instar de ce qui vaut en Belgique ou en France, les ministres ne peuvent pas siéger au Parlement.
La marge d’autonomie des assemblées n’est certes pas totale. Tout d’abord, la Constitution, manifestation juridique de la souveraineté du peuple, s’est toujours imposée aux règles internes des assemblées, qu’elles soient écrites ou non écrites18. Ensuite, l’intervention du législateur se justifie parfois, dans le cadre notamment de la protection des droits fondamentaux et contre les potentiels abus des assemblées dans la fixation de leurs modalités d’organisation. Mais dans leur domaine réservé, les assemblées agissent en principe en toute indépendance, soumises uniquement à la Constitution (et aux éventuelles autres normes supérieures, comme le droit de l’Union) ainsi qu’aux lois de nature constitutionnelle. La Belgique en est le parfait exemple : la section de législation du Conseil d’État (organe d’avis sur les textes de loi en projet) rappelle en effet régulièrement le législateur à l’ordre lorsqu’il tente de s’ingérer dans les modalités d’exercice des missions parlementaires, que ce soit par la création d’une commission parlementaire, l’attribution de compétences ou la fixation de son mode de fonctionnement19. Ainsi, le règlement des assemblées et son interprétation ne s’articulent pas toujours avec les normes législatives sur la base d’une simple application du principe de hiérarchie des normes. Les rapports entre le règlement et la loi dépendent de la nature des règles en cause, le législateur étant incompétent pour régler un grand nombre de questions relatives à l’organisation et au fonctionnement des assemblées. Il existe ainsi une « légalité spéciale, interne aux assemblées, qui s’attache à leurs règlements et qui, tout en étant soumise à la légalité générale, ne se confond pas avec elle20 ». Bien qu’intégrées dans l’ordre juridique étatique, les règles internes aux assemblées relèvent également d’un ordre juridique particulier auquel s’est historiquement rattachée une absence de contrôle hiérarchique par un organe tiers.
Longtemps, l’immunité de juridiction des assemblées dans le cadre de leurs actes non législatifs a été conçue comme une garantie essentielle de l’autonomie parlementaire. Elle constituait en quelque sorte une présomption irréfragable de constitutionnalité du règlement, inspirée par l’idée – rattachée au mythe de la loi parfaite – selon laquelle les représentants du peuple ne pouvaient pas mal faire. L’absence d’un contrôle tiers a toutefois été progressivement perçue comme une menace de nature à fragiliser la compatibilité entre la Constitution et la loi intérieure des assemblées. D’aucuns rappellent ainsi, en France, l’« autorité supérieure » qu’avait auparavant acquise le règlement d’assemblée en pratique, parfois rédigé « au mépris de la Constitution21 ». En imposant que toute révision des règlements d’assemblée soit préalablement soumise au contrôle de constitutionnalité du Conseil constitutionnel, l’article 61 de la Constitution française de 1958 a rompu avec cette logique. Une évolution similaire s’observe dans d’autres pays, comme l’Allemagne, l’Espagne ou le Portugal, bien que le contrôle de constitutionnalité des modifications réglementaires y demeure le plus souvent limité à un recours a posteriori22. On a ainsi assisté, au cours du xxe siècle, à une sorte de désacralisation de l’autonomie organisationnelle des assemblées au profit d’une consolidation juridictionnelle de la suprématie constitutionnelle.
Certains ordres juridiques persistent toutefois à soustraire les règles internes des assemblées à la sanction du juge. C’est notamment le cas des États du Commonwealth fondés sur le principe de souveraineté parlementaire, au sein desquels le pouvoir judiciaire est tenu de respecter les privilèges du Parlement, même s’ils restreignent les libertés fondamentales23. L’absence de contrôle externe des règlements d’assemblée vaut également dans une série d’États pourtant marqués par la tendance à la rationalisation du parlementarisme et à la juridictionnalisation du droit constitutionnel. La Belgique s’en tient ainsi encore à une conception absolue de la séparation organique des pouvoirs, excluant tout recours juridictionnel contre les actes internes des assemblées24. Cela n’est pas toujours sans conséquence sur les rapports entre Constitution et règlement. Au cours des dernières années, le passage par le règlement a par exemple permis d’échapper à toute contestation juridictionnelle quant à l’institutionnalisation de nouveaux outils de démocratie délibérative, malgré un cadre constitutionnel peu ouvert à la participation citoyenne. Le Parlement régional bruxellois a ainsi érigé des commissions parlementaires d’un nouveau type, composées pour partie d’élus et pour partie de citoyens tirés au sort25. En dotant des personnes tierces au Parlement de droits et obligations, le règlement d’assemblée a défié les obstacles constitutionnels traditionnellement admis par la doctrine. Ou plutôt : le Parlement a rebattu les cartes de l’interprétation de la Constitution, dont il se concevait le maître du jeu dans le cadre de son fonctionnement interne26.
Faut-il pour autant craindre une mise à mal de l’ordre constitutionnel lorsque le Parlement n’a d’autre garde-fou que lui-même dans l’élaboration de ses règles internes ? Pas nécessairement.
En premier lieu, la force normative de la Constitution et son application à l’égard des assemblées ne reposent pas exclusivement sur l’existence d’un gardien indépendant. La justiciabilité du droit constitutionnel dans son ensemble n’est pas un déterminant de sa juridicité, « seulement un des indicateurs les plus commodes de celle-ci27 ». Si l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des règlements d’assemblée est certes de nature à renforcer l’effectivité des règles constitutionnelles sur l’autorégulation parlementaire, l’absence de tout contrôle externe ne fait pas pour autant des règles constitutionnelles un droit que l’on peut tordre dans tous les sens, au rythme de l’état des rapports de force au Parlement28. Prenant appui sur le contexte institutionnel de la Ve République, Jean de Saint-Sernin souligne que « le règlement des assemblées parlementaires n’a jamais été le monopole d’une majorité et a toujours été déterminé dans l’intérêt du Parlement et de ses membres29 ». La majorité d’aujourd’hui étant la minorité de demain, et inversement, il peut être de son intérêt d’adopter des règles équilibrées et acceptables par tous. L’enjeu est aussi celui de la crédibilité de l’institution parlementaire et de l’autorité normative dont elle dispose, qui constituent un rempart solide contre les attaques aux droits de l’opposition. Une révision permanente du règlement emporterait une importante fragilisation de l’édifice juridique dont le Parlement se dote. Selon la célèbre formule d’Eugène Pierre, « des changements trop fréquents lui ôteraient l’autorité qui s’attache aux lois éprouvées par l’usage30 ». La conscience des effets induits par les mesures rompant avec l’orthodoxie constitutionnelle peut donc contribuer à préserver l’institution face au danger de la tyrannie de la majorité.
En second lieu, l’existence d’un contrôle juridictionnel n’empêche pas l’émergence de certaines manœuvres de contournement des obstacles constitutionnels par le biais de la pratique. En France, les pouvoirs de contrôle des assemblées et la procédure législative ont ainsi parfois évolué par l’effet des conventions contraires à la Constitution, destinées à renforcer les prérogatives du Parlement sans être exposées à la censure du juge constitutionnel31. C’est notamment le cas des questions au gouvernement qui se sont imposées en marge de l’interprétation juridictionnelle du texte constitutionnel, qui limitait les questions orales à une séance par semaine32.
La constitutionnalité du règlement reste donc un enjeu, indépendamment de l’existence d’un juge chargé d’en connaître. Il n’en demeure pas moins que l’absence de contrôle juridictionnel, dans certains pays comme la Belgique, soulève la question de la possibilité d’instaurer un tel mécanisme, que certains appellent de leurs vœux33. Une telle évolution ne saurait toutefois se concevoir qu’en pleine conscience de la nécessité de préserver un équilibre entre des principes en tension : la primauté des normes constitutionnelles d’une part, et l’autonomie parlementaire d’autre part.
L’autonomie de l’ordre juridique parlementaire peut par ailleurs se manifester au niveau de la mise en œuvre du règlement par les assemblées. Dans nombre d’États, dont la Belgique, il n’y a pas de contrôle juridictionnel du respect du règlement par les élus34. Dès lors, aucun organe tiers n'est en principe compétent pour contrôler le respect de la procédure parlementaire d’élaboration des normes législatives35. Cette logique d’autocontrôle vaut également en France, où le Conseil constitutionnel se refuse à contrôler le respect du règlement, dès lors qu’il n’a pas de valeur constitutionnelle. L’application et l’interprétation de ces règles sont donc pour l’essentiel le domaine réservé des assemblées, par une mise à distance du pouvoir judiciaire. Bien que réels36, les risques inhérents à ce phénomène d’autocontrôle se trouvent une nouvelle fois contrebalancés par l’intérêt qu’ont les différentes composantes de l’assemblée à faire preuve de modération, au nom de la pérennité du droit parlementaire réglementaire lui-même. Au demeurant, cette absence de contrôle tiers favorise l’émergence de certaines normes parlementaires paralégales – entendues comme légitimes et effectives, mais parallèles voire concurrentielles à la légalité générale37 –, lorsque se développent au sein des assemblées des précédents en contradiction avec la lettre du règlement38. Cela témoigne de la place importante que le droit parlementaire réserve à la pratique des assemblées, et qu’il est nécessaire de prendre en compte pour pleinement saisir leur organisation et leur fonctionnement.
B. Une institution perméable à la pratique
En dépit de la formalisation dont il a généralement fait l’objet au fil du temps, le droit parlementaire est historiquement construit par les règles non écrites39. Son contenu et sa portée sont aujourd’hui encore à maints égards déterminés par des usages, des coutumes ainsi que des précédents, qui renvoient – au sens strict – à la manière dont l’assemblée a réglé une difficulté d’interprétation du règlement par le passé40. Leur prise en considération supplée au caractère nécessairement incomplet de la règle écrite, inapte à anticiper toutes les situations qui émergent de la vie des assemblées41. « Ainsi les textes se complètent-ils, au fur et à mesure de la vie d’une assemblée, de toutes les décisions prises pour interpréter, compléter, voire modifier la règle initiale lorsque celle-ci n’est pas d’application directe42. » Qu’ils soient sous-tendus par des raisons pratiques ou des motifs partisans, « les flottements dans l’interprétation de dispositions réglementaires, impensables dans un contexte juridictionnel, ne semblent pas choquer outre mesure les enceintes parlementaires43 ». Les assemblées s’accommodent de l’indétermination relative de certaines règles, tantôt en précisant, tantôt en infléchissant leur contenu par la pratique. Sans préjudice de son caractère évolutif, le droit non écrit tranche ainsi parmi les interprétations variables dont elles peuvent faire l’objet. Il ne s’agit pas seulement de combler les lacunes du droit écrit, face à l’impossibilité de tout prévoir, mais aussi de donner corps à une règle, même lorsque le libellé est a priori non équivoque44. Le précédent permet de consolider l’interprétation de dispositions réglementaires concernées, sur laquelle les élus pourront se fonder – ou revenir – pour régler d’éventuelles controverses internes susceptibles d’émerger à l’avenir.
Il existe donc une porosité entre les évolutions formelles et informelles, ponctuelles et structurelles, des règles de fonctionnement des assemblées. Cette porosité découle de la force du précédent à ancrer, contester, adapter ou compléter l’interprétation d’une règle écrite. Le droit parlementaire se caractérise ainsi par sa grande souplesse, que ce soit au niveau de sa création, de son interprétation ou de son application. Ses évolutions interviennent elles-mêmes sous l’effet de différents facteurs (nouveaux acteurs, compétences additionnelles, changement des mentalités, problématiques inédites, influence de l’étranger…), même si elles sont toujours soumises à l’épreuve des rapports de force politique en présence. Cette souplesse dont le droit parlementaire peut se prévaloir n’est pas pour autant synonyme d’instabilité, comme nous l’avons développé plus haut.
La perméabilité du droit parlementaire à la pratique rend parfois difficile l’identification des règles applicables, et incertain le caractère juridiquement contraignant de certaines d’entre elles45. Ce constat oblige les théoriciens du Parlement à se référer aux travaux des agents parlementaires – quand ils existent. Les premiers sont dans un état de dépendance par rapport aux seconds, lesquels sont au premier rang dans l’application du règlement d’assemblée ainsi que dans l’identification et la mise en ordre des précédents. « C’est d’abord par leur biais qu’ils peuvent non seulement accéder à des règles non écrites difficiles à identifier. En outre, sans ces gardiens ou ces oracles du droit parlementaire […], l’interprétation de ces normes est peu aisée46. » À défaut d’existence de ce travail de première ligne, l’effort empirique qui incombe aux universitaires est tel qu’il sera généralement insuffisant. En pareille hypothèse, il leur revient d’assumer les limites du travail d’analyse, et de reconnaître les angles morts que seule la pratique peut combler. Que l’étude ambitionne d’examiner dans le détail la technicité de certaines procédures ou de formuler des observations générales sur l’encadrement des assemblées, il y a toujours lieu d’intégrer la part discrétionnaire du politique dans la mise en œuvre du droit.
II. Le poids du contexte institutionnel et politique
L’étude des règles du droit parlementaire n’exige pas uniquement d’intégrer dans l’analyse les implications de la nature autonome de l’ordre juridique qui les abrite. Leur bonne compréhension suppose également de tenir compte des contraintes qui pèsent sur les assemblées et leurs membres, variablement selon les structures institutionnelles et le contexte politique. Tout d’abord, le choix du régime politique a une influence déterminante sur les rapports interinstitutionnels et le comportement des acteurs parlementaires (A). Ensuite, les circonstances politiques jouent elles aussi un rôle dans l’application du droit parlementaire, dès lors qu’elles peuvent avoir des conséquences sur certaines règles applicables, mais aussi sur la manière dont celles-ci seront mises en œuvre (B).
A. Le régime politique et ses évolutions
Le régime politique de chaque État constitue un paramètre essentiel pour comprendre la vie parlementaire et son ordonnancement juridique. En dépit des similarités entre le droit parlementaire des différents États, le régime parlementaire et le régime présidentiel génèrent deux réalités parlementaires profondément différentes. En dissociant l’analyse du droit parlementaire de l’organisation constitutionnelle des rapports interinstitutionnels, le risque est de décrire un cadre normatif abstrait sans prise sur la réalité de l’activité parlementaire. Par exemple, dans les démocraties parlementaires, les textes confèrent sur papier d’importantes prérogatives législatives aux élus. Pourtant, dans les faits, leur marge de manœuvre est largement conditionnée par la volonté de l’exécutif. Ce décalage découle principalement du nécessaire lien de confiance qui unit, dans le parlementarisme moderne, la majorité parlementaire à l’exécutif, et qui échappe à une froide analyse des procédures parlementaires47.
La prise en compte du régime politique permet donc de mettre en exergue les implications du cadre institutionnel sur le fonctionnement des assemblées. À l’inverse, une approche purement positiviste, focalisée sur les procédures et prérogatives parlementaires, risque de donner une vision tronquée de l’activité des assemblées48. Le danger est de tomber dans ce que d’aucuns appellent le piège schmittien, présentant le droit parlementaire comme « une décoration superflue, inutile et même gênante […] comme si quelqu’un avait peint de flammes rouges les radiateurs d’un chauffage central moderne pour créer l’illusion d’un feu qui flambe49 ». Loin d’être une flamme rouge sur le radiateur parlementaire, chaque balise du droit parlementaire doit davantage se concevoir comme une vanne dont le réglage est fonction de la structure institutionnelle. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les instruments à la disposition des élus. Ainsi, la nature et la portée du droit d’enquête à la disposition du Congrès américain ne peuvent être comprises qu’à la lumière de la stricte séparation des pouvoirs, entre l’exécutif et le législatif, qui caractérise le régime présidentiel. Cette prérogative constitue l’un des rares moyens de contrôle parlementaire de l’exécutif, qui n’est pas responsable devant les élus. La portée d’un tel mécanisme diffère donc nécessairement de celle qu’il peut revêtir dans les démocraties parlementaires, où la ligne de clivage entre majorité et opposition structure profondément l’action parlementaire. Cette structure institutionnelle pèse plus largement sur le pouvoir d’influence des élus sur l’action politique, qui doit être évalué non seulement à l’aune des prérogatives juridiques qui leur sont attribuées, mais aussi du rôle plus global de l’institution parlementaire dans la gestion de l’État50.
Le régime juridique ne correspond pas à un modèle statique. Ses caractéristiques évoluent au gré des transformations de l’ordre social et politique. La démocratisation du suffrage et la montée en puissance des partis politiques au cours du xxe siècle constituent ainsi des données structurelles ayant profondément transformé le Parlement et les règles qui l’encadrent. Le développement des régimes et de leurs paramètres s’inscrit par ailleurs dans une histoire politique et une culture constitutionnelle particulières, lesquelles concourent à la création d’un édifice propre. Ainsi, les mêmes règles ne produisent pas toujours les mêmes effets, comme le montre le cas de la prorogation du Parlement dans les monarchies parlementaires. Tombée en désuétude dans nombre d’entre elles, cette prérogative demeure une pratique courante au Royaume-Uni et au Canada. Son rapport avec les principes du gouvernement parlementaire varie toutefois d’un ordre constitutionnel à l’autre. Alors qu’au Royaume-Uni, la Cour suprême a invalidé la prorogation demandée par Boris Johnson en 2019 sur le fondement de la responsabilité politique notamment51, la Cour fédérale du Canada a quant à elle exclu que ce principe constitutionnel puisse constituer une limite juridique à l’exercice de ce pouvoir royal52. Cette divergence jurisprudentielle illustre comment une même prérogative, jouissant en l’espèce d’un fondement constitutionnel commun, peut recevoir un traitement distinct selon la configuration propre du régime politique dans lequel elle s’inscrit.
Le choix du régime politique ne se conçoit donc pas non plus comme la sélection d’un modèle « clé sur porte ». Chaque État en façonne sa propre variante par des aménagements constitutionnels particuliers, qui s’inscrivent dans une logique institutionnelle singulière53. C’est ainsi que le principe historique, caractéristique du parlementarisme classique, de la fusion organique du gouvernement et du Parlement a fait l’objet de traductions et d’évolutions institutionnelles distinctes : « soit qu’il soit obligatoire d’être parlementaire pour devenir ou rester ministre, soit qu’il s’agisse d’une faculté permise par la Constitution54 », soit encore, comme c’est aujourd’hui le cas en France ou en Belgique, qu’il existe une incompatibilité entre le mandat de parlementaire et de ministre. Ces variantes ont par exemple des implications directes sur la compréhension des règles qui préservent l’autonomie parlementaire.
Loin d’être le seul fait de règles écrites, les aménagements institutionnels s’affinent à la lumière de la pratique politique et des interprétations doctrinales, en quête d’une cohérence d’ensemble au service du fonctionnement harmonieux des institutions. En France, c’est ainsi au départ d’une lecture convergente des divers agencements constitutionnels de la Constitution de 1958 que se dégage la logique du parlementarisme négatif, en vertu de laquelle les nouveaux gouvernements jouissent d’une confiance présumée. À l’inverse, l’obligation pour tout nouveau gouvernement de demander la confiance du Parlement est en Belgique une coutume constitutionnelle conçue comme le produit d’une pratique centenaire. Ces deux logiques institutionnelles distinctes constituent un paramètre majeur dans l’analyse du rôle et des pouvoirs des assemblées dans leurs rapports avec le gouvernement, en particulier dans les périodes de transitions gouvernementales55.
B. Les circonstances politiques et leurs variations
Au-delà des aménagements institutionnels propres à chaque système, les circonstances politiques ont, elles aussi, une influence directe sur les activités parlementaires et la manière dont elles sont régies. Étant donné que l’une des fonctions du droit parlementaire est d’« organiser » et de « civiliser » le conflit politique, les termes du conflit et leur évolution en cours de législature ne sont pas sans conséquence sur les règles applicables.
Bien sûr, l’application de certaines règles est parfois spécialement liée à des circonstances politiques particulières. En Belgique, la nature démissionnaire du gouvernement sera par exemple susceptible de réduire les modalités de contrôle politique offertes par le droit parlementaire, excluant notamment le recours au droit d’interpellation. Mais la configuration politique peut également conduire à poser un autre regard sur les règles qui régissent le fonctionnement de l’activité parlementaire. En France, la situation minoritaire du gouvernement à la suite des élections législatives de 2022 a ainsi conduit à s’interroger sur le potentiel de neutralisation des armes du parlementarisme rationalisé par les règles encadrant la procédure législative56.
Par ailleurs, et plus fondamentalement, les circonstances politiques sont parfois l’occasion de s’interroger sur les modalités d’application de certaines règles en vigueur, voire de faire évoluer leur interprétation. L’histoire parlementaire récente de la Belgique regorge d’illustrations en ce sens. À la faveur d’un scandale politique impliquant une ministre fédérale et un membre du gouvernement régional bruxellois, la question s’est par exemple posée de savoir si une assemblée pouvait requérir la présence d’un membre d’un autre ordre de gouvernement57. Au cours des dernières années, plusieurs dossiers politiquement sensibles (la gestion de la pandémie de Covid-19 ou des inondations de 2021, notamment) ont également conduit à discuter de la possibilité, pour les assemblées fédérales et fédérées, d’exercer conjointement leur droit d’enquête, par le biais d’une commission d’enquête interparlementaire58. Dans les deux cas d’espèce, l’option sur la table a finalement été écartée, au profit d’une lecture orthodoxe des règles en vigueur. Les événements en cause auront toutefois ouvert la voie à une réflexion sur l’opportunité de faire évoluer les règles, de sorte à les adapter à de nouvelles réalités politiques.
Les périodes de turbulence politique au Parlement sont un puissant vecteur d’évolution des pratiques et des règles parlementaires. Les controverses sur les modalités d’application et d’interprétation du droit parlementaire tendent à se nourrir de l’ampleur des enjeux politiques sous-jacents. L’issue politique privilégiée par la majorité peut même parfois favoriser l’avènement d’interprétations originales de la lettre du règlement. Une récente séquence belge, intervenant dans un contexte de profondes dissensions entre les partenaires du gouvernement de la Communauté française, en a fait l’éclatante illustration : afin d’empêcher l’adoption par une majorité alternative d’un décret législatif avant la fin de législature, une minorité parlementaire – composée d’un des partis de la coalition gouvernementale – fit usage de sa prérogative de demander l’avis de la section de législation du Conseil d’État de sorte à retarder le processus législatif. Par une lecture controversée d’une disposition réglementaire concernant la suspension du cours de la procédure59, la majorité alternative procéda toutefois au vote sur le texte en question avant la réception de l’avis. Sans commenter ici la validité de l’interprétation, force est de reconnaître qu’elle est intervenue dans des circonstances politiques particulières, qui contribuent à la fois à éclairer les justifications qui la sous-tendent, mais aussi à déterminer son degré d’acceptation. De tels éléments de contexte peuvent jouer sur la mise en œuvre future d’une même disposition, et la solidité de l’interprétation retenue.
Le droit parlementaire est donc en constante interaction avec les circonstances politiques dans lesquelles il s’applique. Il appartient à l’observateur du Parlement de mesurer les implications de ces circonstances sur les règles, qu’elles expliquent leur évolution ou en révèlent les limites. Une telle démarche n’est possible qu’en acceptant de ne pas s’en tenir à une approche strictement positiviste du droit parlementaire, et d’intégrer à l’analyse les éléments de contexte qui influencent son application. C’est tout l’enjeu d’une approche de droit politique.
Conclusion
Au travers de ces quelques lignes, nous avons défendu l’idée que le retour des juristes au Parlement devait s’accompagner d’une certaine conscience sur leur objet. Le Parlement est un objet de droit politique, car les règles qui l’encadrent sont profondément enchevêtrées avec la pratique des assemblées, et ne peuvent se comprendre qu’à l’aune de la structure et du contexte politique dans lequel il se déploie. Si les autres institutions politiques peuvent probablement aussi revendiquer une telle conscience de la part de leurs observateurs, celle qui a vocation à animer l’étude du Parlement doit à notre estime être d’autant plus aiguë que celui-ci est une institution à la fois très normée et très autonome. À la haute technicité des règles de droit s’ajoute et se mêle, souvent, un certain pouvoir discrétionnaire des acteurs dans leur édiction, leur interprétation et leur application. Si l’intensité du phénomène d’autorégulation des assemblées tend à s’amenuiser dans nombre d’États, l’autonomie réglementaire n’en demeure pas moins créatrice d’un ordre juridique singulier, dans son rapport aux autres normes ainsi qu’à la pratique.
C’est en raison de ces particularités propres à l’encadrement juridique du Parlement que son étude constitue un défi épistémologique. Elle appelle à nos yeux une approche de droit politique, attentive « aux contextes, aux représentations, aux agissements des acteurs du droit60 ». Il apparaîtrait en effet peu conséquent d’invoquer la pénétration déterminante de l’environnement politique dans la définition des règles du droit parlementaire pour ensuite l’écarter de l’étude de l’institution. La démarche du droit politique – dont nous ne faisons ici qu’effleurer les implications méthodologiques – entend combler ce risque de déficit d’intelligibilité, en intégrant les phénomènes politiques à l’analyse du Parlement et en assumant la perméabilité de la frontière avec les normes juridiques qui l’encadrent. L’intention n’est ni d’opposer droit et politique, ni de les confondre, mais plutôt de se placer en leur point de jonction. Cela implique « de penser de manière relationnelle être et devoir-être, réalité et norme juridique, de les mettre en relation, d’admettre ce lien au moins en tension, éventuellement de manière dialectique61 ». Par sa volonté d’étudier le droit en contexte, la démarche du droit politique est imprégnée d’une ouverture aux autres sciences sociales et implique une approche interdisciplinaire de l’objet juridique à l’étude62. Elle invite en ce sens à un décloisonnement scientifique de l’objet d’étude, permettant d’articuler – sans les confondre – les explications juridiques et extrajuridiques, en particulier dans le domaine de la sociologie et de la science politique63. Leur éclairage est crucial pour saisir les subtilités du fonctionnement de l’institution parlementaire, au-delà de ce que laisse voir une étude formelle des normes et des procédures. En tant qu’objet de droit politique, le Parlement ne peut être pleinement appréhendé par une discipline juridique isolationniste. S’y résoudre expose au risque d’une perception déformée de l’institution.