Le droit parlementaire fait aujourd’hui l’objet d’enseignements spécialisés1, de manuels à destination des étudiants2, de chroniques régulières3, de numéros spéciaux dans des revues juridiques4, mais aussi de nombreuses recherches doctorales5. Par ailleurs, depuis la XVIe législature et le délitement du fait majoritaire, les universitaires se succèdent dans les médias pour expliquer au « grand public » les arcanes de la procédure parlementaire et ses enjeux. Il existe donc bien, à l’évidence, un champ doctrinal du droit parlementaire entendu, en s’inspirant de la définition de la doctrine proposée par Jacques Chevallier, comme le champ social spécifique que forment les professionnels spécialisés dans la production et la transmission du savoir relatif au droit parlementaire positif (soit les règles qui régissent le fonctionnement des assemblées politiques6). Pourtant, le droit parlementaire, entendu comme le savoir relatif à ces règles, n’est que récemment sorti du « purgatoire universitaire » pour être reconnu comme une discipline juridique à part entière (bien qu’il demeure, le plus souvent, considéré comme une simple « province » du droit constitutionnel doté, à son égard, d’une autonomie limitée, à l’instar du droit électoral). En revanche, en dépit de l’existence d’un champ doctrinal du droit parlementaire, la notion de « doctrine du droit parlementaire » ou de « doctrine parlementaire » est elle-même peu usitée dans les discours qui prennent le droit pour objet. Autrement dit, il existe bien des discours à prétention heuristique sur le droit parlementaire, mais ces derniers ne font pas, en tant que tels, l’objet d’étude ou d’analyse et ne sont pas reconnus comme formant une doctrine. C’est cet angle mort théorique que l’on s’attachera à explorer ici7.
L’hypothèse qui sera retenue consiste à envisager que si le droit parlementaire n’est pas, ou seulement récemment, reconnu comme un objet de la science du droit, c’est parce que le champ doctrinal qui se constitue autour de son étude, lui-même situé au carrefour des champs politique, juridique et académique, est un terrain de confrontation de différentes conceptions de ce qu’est le droit lui-même et, par conséquent, de la manière dont il doit être étudié. Pour vérifier cette hypothèse, on s’attachera donc à retracer les conditions sociohistoriques de développement des discours qui visent à la connaissance du droit parlementaire. Ces derniers ont principalement été produits par deux groupes d’acteurs : les administrateurs parlementaires d’une part et les juristes universitaires spécialisés dans l’étude du droit constitutionnel de l’autre. Les concurrences ontologiques et épistémologiques que révèlent leurs traitements respectifs de l’objet « droit parlementaire » apparaissent, au moins partiellement, déterminées par les positions qu’occupent ces acteurs et les ressources discursives dont ils disposent pour intervenir dans ce champ.
L’étude du droit parlementaire a en effet pour particularité de s’être développée en France, dès la Restauration, sous la forme d’une « science de gouvernement » produite par, et surtout pour, les assemblées politiques elles-mêmes8. Il s’agit alors d’établir une forme de contrôle du savoir produit sur l’institution. La recherche se trouve ainsi orientée par les données que les services recueillent ou non, par les catégories statistiques que l’institution établit, par les accès qu’elle accorde ou au contraire refuse, par les règles qu’elle impose à ses agents. Le Parlement, en tant qu’institution, détermine donc, au moins en partie, ce qu’il donne à voir à qui veut le connaître si bien qu’il sera rendu plus difficile, voire impossible, de penser le Parlement sans penser à travers lui9. Ce projet caméral apparaît sous la Restauration, notamment sous l’impulsion du président Dupin, qui, dans une perspective de légitimation et d’enracinement de l’institution parlementaire, charge les fonctionnaires caméraux de compiler et d’ordonner les règles applicables aux assemblées délibérantes. En 1839, Phillipe Valette, secrétaire général de la présidence de la Chambre des députés, publie ainsi, avec Gustave Benat Saint-Marsy, le premier ouvrage consacré au droit parlementaire français : le Traité de la confection des lois10. Toutefois, la situation institutionnelle des fonctionnaires parlementaires les conduit le plus souvent à dénier eux-mêmes toute dimension constructive, théorique ou critique à leurs travaux (ce qui ne signifie pas pour autant que ces travaux en fussent dépourvus). La prétention de faire accéder ces discours au rang de « doctrine organique » n’est donc pas exprimée.
À la même période, les constitutionnalistes qui cherchent à ancrer leur discipline au sein des facultés de droit doivent, quant à eux, surmonter différents obstacles pour mener à bien cette entreprise. Ils doivent notamment affronter la réserve des pouvoirs publics, qui, tout au long du xixe siècle, oscillent entre l’hostilité à l’égard d’une discipline qu’ils perçoivent comme subversive et la tentation de l’instrumentaliser aux fins de légitimer le régime en place11. Ils sont, en outre, confrontés à la réticence des professeurs de droit privé qui, notamment du fait de l’absence d’intervention du juge, tendent à dénier toute juridicité à la matière et donc toute possibilité d’élaborer à son propos un discours qui répondent aux canons de la science du droit telle qu’ils la conçoivent alors. La stratégie inaugurée par Pellegrino Rossi sous la monarchie de Juillet consiste ainsi à évacuer la dimension proprement politique de son objet et en conséquence à délaisser l’étude du droit parlementaire empêchant, cette fois-ci, l’émergence d’une « doctrine académique » du droit parlementaire12.
Cette configuration initiale du champ doctrinal du droit parlementaire se prolonge sous la IIIe République, période au cours de laquelle le projet d’élaborer une « science de gouvernement » qui prenne les assemblées politiques pour objet se concrétise véritablement à travers la publication de « grands traités » de droit parlementaire par les secrétaires généraux de la chambre des députés. Si la qualité scientifique de ces travaux tend à être revendiquée, bien qu’à demi-mot, par leurs auteurs, elle est largement niée par les professeurs de droit constitutionnel qui n’entendent pas pour autant investir eux-mêmes l’étude de cette matière alors perçue comme excessivement politisée (I). Il faudra donc attendre la Ve République13, et en particulier le développement d’un contrôle juridictionnel de constitutionnalité, pour que les juristes universitaires investissent largement la matière et reconnaissent concomitamment la qualité doctrinale des travaux menés par les fonctionnaires parlementaires ; permettant ainsi l’émergence véritable du droit parlementaire en tant que discipline universitaire (II).
I. La construction du droit parlementaire comme discipline sous la IIIe République
Avec l’avènement de la IIIe République, l’étude des règles qui régissent le fonctionnement du Parlement se développe au sein même des assemblées et les administrateurs parlementaires vont alors contribuer à fixer les jalons d’une science du droit parlementaire (A). Ces travaux ne font toutefois pas l’objet d’une reconnaissance académique. Les professeurs de droit constitutionnel, apparaissant avant tout soucieux d’affirmer la légitimité de leur discipline au sein des facultés de droit dominées par le modèle de scientificité imposé par les privatistes, prennent leurs distances avec l’étude d’une matière qu’ils perçoivent alors comme excessivement politisée (B).
A. Une discipline calibrée par les administrateurs parlementaires
C’est avec l’enracinement du régime parlementaire sous la IIIe République que la doctrine des fonctionnaires acquiert ses caractéristiques propres. En 1875, Valette cède sa place de secrétaire général de la présidence de la Chambre basse à son gendre Jules Poudra qui publie le Traité pratique de droit parlementaire en 1878 avec Eugène Pierre14. Continuant l’œuvre entamée avec son prédécesseur, Pierre publie seul, à compter de 1893, un Traité de droit politique, électoral et parlementaire15 qui sera complété par cinq suppléments, un à chaque nouvelle législature16. Tant la forme que le fond de ces travaux apparaissent indissociables des fonctions d’administrateur parlementaire assumées par leurs auteurs. Doté d’un poste d’observation privilégié des comportements parlementaires, Pierre affirme, à la suite de Valette et Poudra, la nécessité de développer une approche empirique et descriptive de la science du droit parlementaire qu’il entend mettre au service de « son » institution et plus largement de la République parlementaire17.
L’étude du droit parlementaire va alors se fonder sur une méthodologie empirique. Pour Pierre, l’entreprise de connaissance du droit parlementaire doit prendre la forme d’une codification des précédents comme il le précise, avec Poudra, dès la préface du Traité pratique :
On ne peut […] utilement codifier les règles du droit parlementaire sans tracer l’histoire juridique de chaque question, sans rechercher par quelles séries d’évolutions se sont formés les principes établis. Alors seulement les lois et les précédents apparaissent avec leur vrai sens, dans leur pleine force […]. Le traité que nous présentons aujourd’hui au public a été rédigé d’après cette méthode. Il est plutôt pratique que théorique ; il expose l’origine de la jurisprudence et son état présent ; il ne va pas plus loin et ne vise pas plus haut. Il ne poursuit pas des réformes qui dépasseraient la compétence de ses auteurs18.
Les auteurs insistent ainsi à plusieurs reprises sur le caractère strictement descriptif de leur démarche et dénient toute dimension créative à leurs travaux
Pour grouper de solides doctrines autour des graves questions de droit […], nous n’avons eu qu’à citer les interprétations données par les présidents et les membres des deux Chambres. Rarement nous avons pris la parole. Ce n’est pas nous qui sommes les véritables auteurs de ce livre. Ce sont les sénateurs et les députés19.
Suivant cette méthode, il importe donc de dépasser la seule exégèse des énoncés normatifs relatifs aux assemblées pour s’intéresser à la manière dont ces derniers sont effectivement appliqués. Le droit parlementaire ne peut être étudié qu’au sein des « laboratoires20 » du Luxembourg et du Palais-Bourbon dès lors qu’il doit être conçu comme une « science expérimentale21 ». Pierre s’attache ainsi à récuser les approches dogmatiques et déductives :
Sans doute, c’est une satisfaction profonde de construire un idéal politique dans le repos du cabinet, avec la seule ressource des germes de raison, de justice et de vérité qui s’agitent confusément dans notre cerveau. C’est un plaisir non moins grand d’admirer ces beaux édifices que la philosophie dessine en se débarrassant, par un trait de plume, des servitudes contraires à l’harmonie de la façade. Mais on n’a jamais vu ces édifices abriter sérieusement l’existence d’un peuple22.
Il revendique par ailleurs une forme de neutralité axiologique. Selon lui, l’étude du droit parlementaire nécessite « de substituer les réalités aux abstractions, la pratique à la théorie [et] d’apprendre la valeur de ce qui est, avant de méditer sur ce qui devra être 23 ». Cette posture méthodologique ne saurait surprendre tant elle correspond au statut professionnel du fonctionnaire parlementaire, qui doit, pour protéger l’institution, s’astreindre à une stricte neutralité à l’égard des députés qu’il sert et se garder de prendre part aux luttes politiques qui se déploient au sein des Chambres24. Il se présente ainsi comme un modeste praticien qui, bénéficiant d’une position privilégiée pour observer la vie parlementaire, peut produire un savoir strictement technique mis au service des représentants. Dès 1893, il affirme avec Poudra : « Je n’ai pas la prétention que ce traité fournisse des solutions à ceux qui ont mandat pour les préparer. J’ai seulement le modeste espoir qu’il pourra seconder leurs recherches et faciliter leurs travaux 25. » En 1906, il ajoute : « Ce n’est pas à l’auteur de ce livre, modeste serviteur du Parlement, qu’il conviendrait d’indiquer ce qui peut, ce qui doit être changé dans les rouages des pouvoirs publics26. » Néanmoins, sa contribution à la science du droit parlementaire est sans doute plus substantielle. En effet, la manière dont Pierre se met en scène, dans la lignée de Valette et Poudra, ne doit pas conduire à occulter la finalité pratique et les soubassements dogmatiques que ces auteurs assignent à la science du droit parlementaire.
Si, selon cette perspective, la science du droit parlementaire se doit d’être empirique et descriptive, elle n’en a pas moins une finalité pratique. Elle doit être comprise comme « une science protectrice des assemblées politiques27 ». Avant la crise du 16 mai 1877, il s’agit avant tout de parer aux menaces que fait peser l’exécutif sur l’indépendance des Chambres28. Toutefois, avec l’affirmation de la « souveraineté parlementaire », le défi évolue, tout comme la fonction protectrice du droit parlementaire. En 1893, quand paraît le Traité de droit politique, il ne s’agit plus de protéger les assemblées contre le gouvernement, mais bien contre elles-mêmes. Pierre écrit ainsi :
du moment où […] les Chambres deviennent prépondérantes […], il est indispensable d’étudier dans leur mécanisme intime, de la façon la plus précise, la plus technique, les règles qui peuvent aider à maintenir l’ordre au milieu d’un drame où se pressent tant d’acteurs et tant d’intérêts divers29.
Par la suite Pierre s’attachera à dénoncer l’influence néfaste des partis et assignera au droit parlementaire la fonction de canaliser leurs luttes. Ainsi, le règlement des assemblées doit, selon lui, protéger « les minorités contre l’excès de leur faiblesse et les majorités contre l’excès de leur force [et mettre] un frein à la fureur des partis30 ». Ainsi, au tournant du siècle, pour Pierre, le droit parlementaire doit dorénavant permettre de protéger le Parlement des parlementaires eux-mêmes (et sans doute cela explique-t-il que son Traité leur soit distribué à leur entrée en fonction).
Au-delà de cette finalité pratique, l’étude du droit parlementaire n’est pas, chez Pierre, dépourvue d’arrière-pensée d’ordre dogmatique. L’étude du droit parlementaire sert aussi la légitimation de l’institution parlementaire et plus largement du régime de la IIIe République. Les différents ouvrages de Pierre comportent donc une dimension doctrinale, constructive, parfois admise à demi-mot31. Comme le relève un éminent spécialiste de son œuvre, il apparaît évident que celle-ci suppose « outre un projet scientifique, un projet politique […] : conserver l’homéostasie du régime et spécialement la place du Parlement en mettant en relief son caractère modéré et régulé32 ». Son traité, et plus largement l’ensemble de ses travaux, apparaît donc, rétrospectivement, comme un « monument élevé à la gloire de la souveraineté parlementaire33 ». D’ailleurs, à sa mort, les acteurs politiques soulignent l’apport de sa production à la construction et à la légitimation du régime de la IIIe République34. Il en va de même des fonctionnaires parlementaires, à l’image d’Alfred Bonsergent, attaché à la présidence du Sénat, pour qui les traités de Poudra et de Pierre constituent « des ouvrages de haute science qui ne peuvent s’adresser à la masse du public35 ». Or, ce traitement élogieux quant aux qualités scientifiques d’un tel travail tranche nettement avec l’accueil que lui réservent les constitutionnalistes qui tentent, à la même époque, de faire reconnaître la pleine juridicité de leur objet d’étude.
B. Une discipline déconsidérée par les constitutionnalistes universitaires
Le droit parlementaire fait l’objet d’un désintérêt stratégique de la part des professeurs de droit constitutionnel dans les premiers temps de la IIIe République. Cette réticence universitaire à se saisir du droit parlementaire est particulièrement manifeste chez les constitutionnalistes les plus en vue. Les auteurs qui s’investissent en droit constitutionnel tentent en effet d’en affirmer le bien-fondé sur le plan à la fois académique (en affirmant le caractère proprement juridique du droit constitutionnel) et politique (en œuvrant à asseoir la légitimité du nouveau régime et à en former les élites36). Ainsi, la réception universitaire du Traité de droit politique est pour le moins limitée, que ce soit dans les manuels ou dans les revues. Dans ses Éléments37, Adhémar Esmein y fait certes référence à de nombreuses reprises, mais souligne d’abord son caractère « essentiellement pratique » comme pour nier qu’il puisse contribuer à la science du droit constitutionnel38. On retrouve par la suite une approche similaire chez Raymond Carré de Malberg, mais aussi chez Léon Duguit, qui qualifie Pierre de « prétendu jurisconsulte », tandis que Maurice Hauriou ne mentionne que rapidement celui qu’il qualifie de « commentateur perpétuel » du règlement de la Chambre39. Les constitutionnalistes, bien qu’ils s’appuient sur les travaux de Pierre, refusent donc de les faire accéder au rang de doctrine. Cette stratégie de clôture scientifique et d’autonomisation disciplinaire ressort tout particulièrement du traitement que réserve la nouvelle Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger au droit parlementaire40. Certes, Pierre intègre son comité éditorial dès sa création et son traité fait l’objet d’un compte-rendu par Biville dès le deuxième numéro ; mais le jugement que porte l’universitaire sur le travail de l’administrateur révèle un certain dédain. Le traité y est réduit à un simple instrument pratique, au sein duquel « les grandes théories qui passionnent les publicistes » sont absentes, ce qui « rend plus facile la tâche de l’auteur du compte-rendu [qui] n’a pas à exposer et à discuter des doctrines constitutionnelles et politiques puisque l’ouvrage n’en renferme point41 ». D’ailleurs, à la mort de Pierre, la Revue du droit public ne consacrera pas d’hommage au fonctionnaire parlementaire contrairement à la presse généraliste et à la Revue politique et parlementaire, davantage destinée au grand public42. Les praticiens du droit parlementaire semblent ainsi contrarier l’ambition des constitutionnalistes universitaires de s’arroger le monopole du discours scientifique sur les institutions. Néanmoins, si le droit parlementaire ne peut donc être reconnu, au début de la IIIe République, comme une discipline académique, l’étude universitaire de la matière parlementaire se développe toutefois progressivement par le biais d’une double instrumentalisation à la fois académique et politique.
Pour certains universitaires, l’investissement dans l’étude du droit parlementaire peut d’abord être l’occasion de faire valoir une originalité. À mesure que se forme un champ doctrinal autour du droit constitutionnel, les acteurs les moins bien positionnés en son sein investissent cette matière encore vierge de spécialistes universitaires. En effet, le droit parlementaire va rapidement apparaître comme un objet d’étude prisé des « prétendants » qui se servent temporairement de la discipline comme d’un tremplin pour accéder à la carrière universitaire. C’est particulièrement le cas de Félix Moreau et de Joseph Delpech qui compilent en 1906-1907 les règlements caméraux de treize États43. Or, bien que cette « simple » compilation géographique soit dépourvue d’ambition théorique, elle reçoit un accueil bien plus favorable de la doctrine constitutionnelle naissante que le Traité de Pierre, révélant ainsi une forme de « corporatisme » universitaire44. Cet investissement dans l’étude du droit parlementaire relève toutefois de l’opportunisme tant il apparaît passager. Il peut être vu comme le produit d’une stratégie en vue d’obtenir la titularisation dans une chaire, car ces auteurs délaisseront rapidement cet objet d’étude une fois acquise la reconnaissance académique. C’est également ce type de stratégie qui explique l’attractivité de la matière auprès des doctorants et l’intérêt des directeurs à même de trouver dans les travaux de leurs étudiants des éléments concrets à apporter au soutien de leurs constructions théoriques ; « près d’une centaine de thèses » sont ainsi consacrées au droit parlementaire sous la IIIe République45.
Outre ces « prétendants », l’étude du droit parlementaire est également investie et instrumentalisée par des « contestataires » qui voient dans l’étude du droit parlementaire un moyen de remettre en cause le soubassement idéologique des théories de la doctrine constitutionnelle dominante acquise au régime. À mesure que la République se consolide, l’hypothèse de la révision constitutionnelle apparaît de plus en plus comme un spectre à écarter. La modification des règlements caméraux semble en conséquence être la seule voie qui demeure ouverte pour conduire une réforme institutionnelle. Une doctrine critique investit alors le droit parlementaire comme champ d’études pour y trouver les voies de la réforme de l’État. Ainsi, parmi les professeurs de droit qui participeront à l’avènement d’une révolution conservatrice annonçant le mouvement de réforme de l’État et le régime de Vichy figurent Joseph Barthélemy, Félix Moreau, Joseph Delpech et Roger Bonnard, soit l’ensemble des professeurs de droit qui se consacrent au droit parlementaire sous la IIIe République46. Le cas de Joseph Barthélemy, qui présente la particularité d’avoir exercé un mandat parlementaire au cours de sa carrière, est révélateur des enjeux, à la fois scientifique et politique, portés par l’étude du droit parlementaire. En effet, le professeur met en avant sa connaissance concrète de l’institution parlementaire pour légitimer tout à la fois sa conception « empirique » de la science du droit constitutionnel et ses propositions politiques visant à la rationalisation du parlementarisme. Il affirme être « en France, le seul professeur [de droit constitutionnel] qui [soit] passé par le laboratoire parlementaire » et ajoute :
Il y a des choses que j’ai apprises alors que je les avais déjà enseignées, et il me semble qu’il est de mon devoir scientifique de consigner le résultat de mes observations. Il m’a été donné d’occuper quelques observatoires de choix. Secrétaire de la Chambre, j’ai pu observer le fonctionnement du Bureau. Pendant huit années, les rapports m’ont été confiés comme de droit par la commission du Règlement […]. Enfin, appelé […], à faire partie de la délégation française à la SDN, j’ai pu observer le parlementarisme international et constater qu’il ressemble singulièrement aux parlementarismes nationaux […]. On a deviné que ce n’est pas par une inexcusable vanité que je rappelle ce passé modeste. C’est pour expliquer la direction de mon esprit et la nature de mes études47.
Joseph Barthélemy affirme ainsi que seule l’expérience parlementaire, des rouages de l’institution aux mœurs de ses membres, permet d’atteindre la véritable compréhension du droit qui régit le fonctionnement des assemblées politiques. Il entend ainsi tirer avantage de sa position de parlementaire qui viendrait valider, vérifier son approche du droit constitutionnel. Il critique par ailleurs ses collègues universitaires, selon lui déconnectés des réalités parlementaires48.
Sous la IIIe République, la doctrine organique du droit parlementaire est donc déconsidérée par les universitaires. La manière dont les administrateurs parlementaires légitiment leurs discours en s’appuyant sur leur expérience professionnelle, l’expertise technique qu’ils revendiquent, l’approche pratique qu’ils déploient et la posture de neutralité qu’ils adoptent, ne peuvent s’accorder avec la représentation dominante de la science juridique que les constitutionnalistes tentent d’épouser pour faire reconnaître leur discipline au sein des facultés de droit. Sous la Ve République, en revanche, la doctrine organique a bénéficié de circonstances favorables qui lui ont permis d’acquérir une légitimité universitaire sans précédent.
II. La reconnaissance du droit parlementaire comme discipline sous la Ve République
La reconnaissance du droit parlementaire en tant que discipline juridique à part entière n’advient donc véritablement que sous la Ve République. Cela s’explique par le fait que les fonctionnaires parlementaires s’investissent davantage dans le champ académique, qui leur procure une certaine liberté de ton et éventuellement un pouvoir d’influence accru (A), mais aussi par un changement de regard porté sur cette doctrine organique par les constitutionnalistes universitaires (B).
A. L’investissement universitaire des administrateurs parlementaires
La doctrine des praticiens perdure après-guerre, notamment à travers les travaux d’Émile Blamont à l’Assemblée et de François Goguel au Sénat. Dans la lignée de leurs prédécesseurs, ces auteurs adoptent une posture d’extériorité et de neutralité à l’égard du jeu partisan qui se déploie au sein des assemblées politiques. Cela ne les empêche pas de prolonger la critique du comportement des élus déjà présente chez Pierre, dès lors que le régime de la IVe République a échoué, selon eux, à réformer les mœurs parlementaires et à rationaliser le parlementarisme. L’investissement dans la sphère académique leur permet alors d’exprimer ces positions personnelles en s’affranchissant, dans une certaine mesure, de leur devoir de réserve. Dès avant 1958, ces auteurs promeuvent ainsi des réformes (réglementaires ou constitutionnelles) qui seraient, d’après eux, susceptibles de conférer une effectivité à la rationalisation du parlementarisme dont était déjà porteuse la Constitution de 194649. Les préoccupations des administrateurs parlementaires vont ainsi rencontrer celles des constituants de 1958. Ces derniers reprennent ainsi à leur compte l’idée exprimée par Pierre selon laquelle le règlement des Chambres, qui n’est en apparence « que la loi intérieure des Assemblées [se révèle en fait] un instrument redoutable aux mains des partis [et qui] a souvent plus d’influence que la Constitution elle-même sur la marche des affaires publiques50 ». Les promoteurs du nouveau régime entendent restaurer l’efficacité de l’action publique que l’omnipotence parlementaire, conjuguée aux querelles partisanes, avait annihilée sous les régimes précédents51. La nouvelle Constitution est donc porteuse d’un ensemble de technologies dont certaines, à l’image du dispositif inscrit au troisième alinéa de l’article 49 C., sont inspirées des propositions de la doctrine organique. L’influence des administrateurs parlementaires sur la rédaction du nouveau texte constitutionnel semble ainsi supérieure à celle des professeurs de droit constitutionnel (qui sont d’ailleurs critiqués par les premiers pour leur faible connaissance des réalités parlementaires52). Par la suite, l’apparition d’une majorité stable et disciplinée à l’Assemblée nationale à partir de 1962, loin d’entraîner l’effacement de la doctrine organique (dès lors que les principaux objectifs qu’elle revendiquait sont atteints), va au contraire la conforter. L’avènement du fait majoritaire va en effet conduire à un renouvellement des réflexions sur la place et le rôle de la minorité parlementaire (sous la forme d’un questionnement sur le statut de l’opposition), mais aussi sur la qualité de la loi (pourtant largement maîtrisée par le gouvernement). Ces thématiques offrent de nouvelles tribunes aux professionnels du droit parlementaire qui apparaissent comme les mieux placés pour identifier les écueils de la procédure parlementaire et proposer les voies de son optimisation.
Les secrétaires généraux Jean Lyon (qui actualisera le traité d’Eugène Pierre jusqu’en 197853), Michel Ameller ou Jean-Louis Pezant perpétueront donc à l’Assemblée nationale cette doctrine organique. Il en est de même au Sénat puisque les secrétaires généraux ont pris une part active à la réflexion sur le droit parlementaire, à l’instar de Jean-Claude Bécane, d’Alain Delcamp ou de Jean-Louis Hérin. La doctrine organique n’est d’ailleurs plus l’œuvre des seuls secrétaires généraux et s’est étoffée avec l’intervention d’autres administrateurs parlementaires qui participent dorénavant à cette production54. Or, cette dernière s’inscrit dans la droite ligne de celle de leurs prédécesseurs. Pezant peut ainsi introduire sa contribution à un colloque sur le travail parlementaire organisé à l’Assemblée nationale avec les précautions suivantes :
Pour des raisons qui tiennent tant à la nature du sujet qu’à ma position de fonctionnaire au sein de cette maison qui nous accueille aujourd’hui, je ne vais pas me livrer à l’exercice qui consisterait à essayer de présenter une thèse ou une interprétation personnelle […]. Je vais plutôt m’efforcer de livrer à votre réflexion un certain nombre de matériaux, des éléments d’information sur un sujet dont les sources demeurent relativement inaccessibles55.
Toutes les caractéristiques de la doctrine organique sont ici énumérées : le statut du fonctionnaire et la neutralité à laquelle il l’oblige, le sentiment d’appartenance à l’institution, la dépersonnalisation, le caractère strictement informatif du propos et l’expertise que procure l’accès privilégié aux sources. La contribution des administrateurs des assemblées à l’étude du droit parlementaire apparaît aujourd’hui incontournable et on retrouve presque toujours « dans les colloques ou dans les revues juridiques, au côté des universitaires, des contributions venant d’administrateurs de l’Assemblée56 ». En outre, certaines revues de droit constitutionnel, notamment celles qui se destinent plus particulièrement à la lecture des praticiens, accueillent dans leurs numéros et leurs comités de rédaction des administrateurs du Parlement57. Enfin, cette progression se traduit également en matière d’enseignement du droit parlementaire, comme en témoigne le fait que plusieurs administrateurs accèdent aux fonctions de professeurs associés au sein des facultés de droit58. Les fonctionnaires parlementaires ont ainsi largement investi le champ académique.
La neutralité politique dont se prévalent les administrateurs parlementaires, la distinction qu’ils établissent entre ce qui relève de la règle de droit et ce qui relève de l’action politique et la mise en valeur d’une compétence technique, professionnelle et proprement juridique, qui constituaient auparavant les causes de leur mise au ban des facultés de droit, sont aujourd’hui devenues les raisons mêmes pour lesquelles ils y sont accueillis. Ce changement d’appréciation des juristes universitaires sur la doctrine organique du droit parlementaire procède donc également d’une évolution de leurs propres représentations scientifiques.
B. L’investissement parlementaire des constitutionnalistes universitaires
Au tournant des IVe et Ve Républiques, le droit constitutionnel apparaît comme une discipline « à laquelle le réel sembl[e] échapper59 ». Le décalage entre le sens littéral des énoncés constitutionnels et la pratique des acteurs politiques qui en résulte conduit ainsi de nombreux constitutionnalistes à investir les méthodes de la science politique et à accueillir avec circonspection l’ambition des constituants de rationaliser le parlementarisme au moyen des procédures et formes constitutionnelles. Dès lors, une fois le constat posé du déclassement des assemblées dans les premiers temps du régime gaulliste, le terrain parlementaire va être rapidement abandonné60. Seuls les professeurs de droit constitutionnel qui ont pu disposer d’un mandat parlementaire continuent à s’intéresser, en juristes, au droit des assemblées politiques. Il en va tout particulièrement ainsi des professeurs Marcel Prélot et Léo Hamon, qui s’attachent à mettre en avant l’indispensable expérience pratique des assemblées pour parvenir à la connaissance des règles parlementaires telles qu’elles sont véritablement appliquées61. Comme Barthélemy avant eux, cela les conduits à disqualifier non seulement le discours que peuvent porter les professeurs de droit sur les assemblées parlementaires, mais aussi celui des fonctionnaires parlementaires62. Selon ces auteurs, les constitutionnalistes universitaires ne disposent pas de cette maîtrise avancée des rouages caméraux qu’ils jugent indispensable pour accéder à la connaissance des règles parlementaires. Prélot peut ainsi disqualifier ses collègues :
Dieu me garde de dire du mal des professeurs, corporation à laquelle je suis fier d’appartenir, mais enfin, tout de même, il m’est arrivé de guider pour la première fois mes collègues, qui professaient le droit constitutionnel depuis vingt ans dans les dédales du Palais-Bourbon. Les plus sérieux et les plus consciencieux ont certaines ignorances du concret63.
Quant aux administrateurs des assemblées, leurs travaux sont jugés dépourvus d’ambitions doctrinales et presque inutiles, car, en tant qu’élus, ces universitaires disposent de leur propre poste d’observation parlementaire64.
L’enracinement de la Ve République s’accompagne d’une diminution du nombre de professeurs de droit élus au Parlement65, et les « professeurs-parlementaires » laissent place à une nouvelle génération d’universitaires spécialisés en droit parlementaire qui va se révéler mieux disposée à l’égard de la doctrine organique. L’absence de mandat parlementaire de ces universitaires les rend plus dépendants des administrateurs pour accéder à la connaissance de l’institution et implique de collaborer davantage avec eux. Cela a amené les premiers à changer de perception sur les travaux des seconds. C’est le cas, par exemple, des professeurs Pierre Avril et Guy Carcassonne. Le premier a pu nouer des attaches fortes avec les administrateurs des assemblées en tant que journaliste et chroniqueur de la vie parlementaire, mais aussi à travers la fréquentation précoce des cercles de réflexion sur les nouvelles institutions. Ces liens se manifestent notamment au sein du manuel de droit parlementaire coécrit avec Jean Gicquel (et, par la suite, Jean-Éric Gicquel). Cet ouvrage, dont la cinquième édition est d’ailleurs dédiée à Jean-Louis Pezant, n’aurait pu, selon ses auteurs, être rédigé « sans l’assistance que [leur] a généreusement apportée l’administration des assemblées, particulièrement les services législatifs, des commissions et de la séance, en [leur] fournissant la documentation et les informations nécessaires, ainsi que leurs conseils66 ». Guy Carcassonne a, quant à lui, été amené à fréquenter les administrateurs parlementaires d’abord comme conseiller du groupe socialiste à l’Assemblée nationale à partir de 1978, puis, à partir de 1981, en tant que conseiller juridique du président du groupe socialiste et enfin en tant que conseiller de Michel Rocard, à l’Agriculture puis à Matignon. À l’occasion de l’hommage qui lui a été rendu en 2014, Yves Colmou soulignait que dans ses différentes fonctions, il avait pu nouer de solides amitiés avec les administrateurs de la commission des lois et qu’il s’était, par la suite, attaché à « valoriser ces trop discrets experts du droit, mais aussi de la vie parlementaire que sont les administrateurs des assemblées67 ». Il leur avait d’ailleurs consacré un article dans la revue Pouvoirs pour souligner leur compétence68. Quant au fond, on retrouve chez ces deux auteurs une volonté de prendre à contre-pied le pessimisme doctrinal relatif à la situation des assemblées sous la Ve République, en démontrant que l’institution parlementaire demeure essentielle à son fonctionnement, en dénonçant le mythe d’un « âge d’or » du Parlement et en affirmant que ce dernier ne manque pas de compétences (au regard notamment du droit comparé), mais bien plutôt de volonté de ses membres de les exercer69. Cette intention partagée de réhabiliter les assemblées, fût-ce en critiquant les parlementaires, rejoint ainsi les positions défendues par les fonctionnaires parlementaires.
Au-delà de ces précurseurs, le changement de regard des facultés de droit sur le droit parlementaire en général et sur la doctrine des administrateurs en particulier doit beaucoup au contrôle de constitutionnalité. Celui-ci est à l’origine d’un « spectaculaire renouveau d’un droit parlementaire que la mise en place de la Cinquième République semblait condamner aux oubliettes de l’histoire70 ». Cela doit beaucoup au doyen Favoreu, bien qu’il ne se soit jamais consacré spécifiquement au droit parlementaire. Ses directions de thèses, qui s’inscrivent dans une entreprise d’analyse systématique de la Constitution de 1958, ont conduit à développer, dans les années 1990, la connaissance de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relativement au droit des assemblées71. Cette volonté de faire école a largement contribué à l’accession du droit parlementaire au rang de discipline universitaire « à part entière72 ». Le droit parlementaire accède à la dignité universitaire, car il apparaît alors comme un terrain privilégié de démonstration de ce que « la politique est saisie par le droit ». Cependant, si le droit parlementaire est reconnu académiquement, c’est, suivant cette approche, parce qu’il est jugé « indispensable à l’intelligence de la jurisprudence constitutionnelle73 ». Autrement dit, pour les tenants du nouveau droit constitutionnel, le droit parlementaire se conçoit avant tout comme une branche spécialisée du contentieux constitutionnel au risque de perdre sa spécificité et de ne plus apparaître que comme un ensemble de normes subordonnées à la Constitution (telle qu’interprétée par le Conseil constitutionnel). Toutefois, le droit parlementaire positif continue d’échapper, en partie, au contrôle juridictionnel. Il peut donc a contrario être conçu comme un domaine dans lequel « la dépolitisation des fonctions juridiques échoue74 ». C’est donc en réaction à l’essor du « nouveau droit constitutionnel » que les tenants d’une approche relevant du « droit politique » se saisissent également du droit parlementaire comme terrain de démonstration privilégié de la pertinence de leur conception de la science du droit constitutionnel. Ils reprennent ainsi à leur compte la formule de Pierre suivant laquelle le droit parlementaire est un droit politique, car « ceux qui l’appliquent sont précisément ceux qui le créent75 ».
Il apparaît donc, pour conclure, que les tenants du nouveau droit constitutionnel pourront retrouver dans la doctrine organique l’idée selon laquelle le droit parlementaire est une discipline « véritablement » juridique qui vise à protéger l’institution en limitant le pouvoir des parlementaires à l’aide de règles juridiquement sanctionnées76. Mais en s’intéressant avant tout au droit tel qu’il est appliqué par les acteurs parlementaires, en insistant sur le fait qu’il ne peut être compris sans être replacé dans son contexte historique et sans tenir compte des stratégies politiques que ces acteurs poursuivent en appliquant ces règles, le discours des administrateurs parlementaires confortera également les tenants du droit politique77. Ces deux pôles théoriques qui structurent aujourd’hui l’étude du droit parlementaire peuvent donc trouver dans la doctrine organique matière à consolider leurs positions. Cela contribue sans doute à ce que la qualité doctrinale des travaux conduits par les administrateurs parlementaires soit aujourd’hui pleinement reconnue par les constitutionnalistes universitaires.