« Droit mou1 », « droit mineur2 », « droit cyclique3 », « branche mineure4 », « parent pauvre5 » ou « province6 » du droit constitutionnel, les qualificatifs entourant le droit parlementaire sont manifestement légion, gages d’une considération relative pour un supposé « droit d’initiés7 ». Le droit parlementaire ne semble pas jouir d’une solide réputation académique, tant au regard de son inféodation à sa discipline « matricielle8 » que serait le droit constitutionnel, qu’à l’aune de la spécificité de son objet d’étude, le Parlement. Imbriqué dans des jeux de pouvoir, le Parlement ne ferait pas profiter au droit parlementaire d’une institution aux atours strictement normatifs. Dès lors, les « parlementaristes » ne peuvent pas s’abriter derrière le confort d’une institution tutélaire qui rendrait le graal du publiciste : un arrêt ou une décision. Le Parlement n’est pas une juridiction9. Or, c’est principalement dans le sillon du Conseil d’État que s’est fondé le droit administratif, et dans celui du Conseil constitutionnel que le droit constitutionnel a pu renaître de ses cendres. Le « tournant arrêtiste10 » du droit administratif et la reconquête jurisprudentielle du droit constitutionnel ont consolidé la scientificité de ces disciplines. Le Parlement ne peut offrir pareil sacerdoce.
Qui plus est, l’étude du Parlement a connu des vicissitudes qui n’en ont pas toujours favorisé l’étude. Si les premiers enseignements de droit constitutionnel de la fin du xixe siècle sont résolument institutionnalistes, certains auteurs vont jusqu’à soutenir que « la plupart des manuels de droit constitutionnel du début de siècle n’accordent que peu de place à l’étude du Parlement11 ». À la faculté de Toulouse par exemple, le premier enseignement de droit constitutionnel, assuré par Victor Molinier, « ne disait mot sur l’organisation des institutions politiques de la France », se concentrant principalement sur les libertés publiques12. Sans aller jusqu’à affirmer que l’ensemble des membres de la doctrine de la IIIe République ne s’y intéresse pas, il est possible de reconnaître que l’institution parlementaire n’est pas nécessairement le cœur de la discipline constitutionnelle. Et si un enseignement propre lui est exceptionnellement consacré par le doyen Marcel Prélot sous la IVe République13, l’étude du Parlement souffre finalement de l’extrême rationalisation de ce dernier en 1958. Elle subit surtout de plein fouet le schisme entre droit constitutionnel et science politique, consommé notamment lors de la création d’un concours d’agrégation propre pour cette dernière en 1971. Les revendications disciplinaires de la science politique ont conduit à écarter les objets d’étude traditionnellement partagés14. L’accaparement de l’étude du Parlement par le droit constitutionnel aurait ainsi pu se révéler hégémonique. Cependant, l’année 1971 est parallèlement marquée par l’avènement d’une autre institution, le Conseil constitutionnel, au détour d’une innovation prétorienne15 qui lance un mouvement sans précédent, tant pour lui-même que pour la doctrine constitutionnelle. Sous la houlette de « l’école d’Aix », le droit constitutionnel se transforme et les études purement institutionnelles s’assèchent. À vrai dire, il avait déjà fallu se contenter de peu. La bible du droit parlementaire français, le Traité de droit politique, électoral et parlementaire16 d’Eugène Pierre, est longtemps restée le seul ouvrage de référence. Si d’autres auteurs17 ou ouvrages18 semblent incontournables en langue étrangère, toujours est-il que le juriste ou politiste français trouve durant tout le premier xxe siècle peu de littérature pertinente sur le sujet. Il faut attendre 1988 pour qu’émerge le Nouveau Testament, à savoir le manuel de Droit parlementaire des professeurs Pierre Avril et Jean Gicquel19, aux éditions Montchrestien (tout un symbole). Si les auteurs y indiquent avec optimisme que la discipline connaît « un regain d’intérêt20 », celui-ci demeure à ce stade un vœu pieux.
Plus de trois décennies se sont écoulées et confortent ce qui apparaît désormais comme une assertion prémonitoire. La discipline « semble franchir une nouvelle étape vers une autonomisation marquée21 », au regard du renouveau des études parlementaires qui se met en place progressivement. Ainsi, et « au risque d’une certaine approximation, il semble que les trois disciplines centrales des études parlementaires ont fait preuve d’un certain désintérêt pour la chose parlementaire mais qu’un réel retour s’observe depuis les années 1990 et 200022 ». Si les auteurs s’avèrent prudents dans la datation du mouvement, c’est notamment car il est toujours difficile de dater avec exactitude une reprise de conscience collective d’une communauté de chercheurs sur une thématique précise. À défaut, il semble en effet possible de confirmer l’émergence d’une nouvelle pensée parlementaire en France à la fin des années 1980, à la suite des multiples alternances politiques qui ont redonné de l’intérêt aux dynamiques institutionnelles et aux questions parlementaires, notamment au regard de la naissance du phénomène obstructionniste dans sa forme moderne23. La parution du premier manuel de droit parlementaire depuis celui d’Eugène Pierre en consolide le mouvement. La révision constitutionnelle de 199524 participe également de ce même processus, offrant les premières « niches » parlementaires et, de ce fait, des espaces tant juridiques que médiatiques pour les différents groupes. Plus largement, c’est par une lutte textuelle et doctrinale contre la rationalisation du Parlement que passe le regain d’intérêt pour l’institution.
La seconde phase de cette recrudescence est profondément marquée par deux évolutions majeures : l’une constitutionnelle, au détour de la révision constitutionnelle de 200825 opérant une revalorisation substantielle du Parlement, l’autre institutionnelle, avec l’extinction du fait majoritaire. La majorité relative à l’Assemblée nationale en 2022, voire l’absence de majorité en 2024, replace le Parlement au centre du jeu entre pouvoirs publics constitutionnels. Les états d’urgence rappellent eux aussi le rôle essentiel du législateur dans la gestion de la crise et les réponses à y apporter26. Plus largement, les auteurs du Traité d’études parlementaires repèrent un ensemble d’éléments et de comportements qui consacrent cette nouvelle donne : réforme profonde des règlements des assemblées en 2009, fin du cumul des mandats en 2014 ou nouvelle configuration politique à l’Assemblée nationale en 201727. Sur un plan doctrinal, la présence d’une communauté de chercheurs est par ailleurs déterminante dans l’affirmation de la matière, sur un plan tant matériel que méthodologique, ce sur quoi il conviendra de revenir.
Cette perspective nouvelle rend d’autant plus nécessaire la constitution d’une discipline maîtrisant les arcanes de ce droit particulier. En effet, cette dynamique s’inscrit dans un double contexte : d’une part un mouvement universitaire international de réinvestissement pluridisciplinaire du champ parlementaire, et d’autre part une remise en question de l’institution elle-même. Sur la première question, les juristes ne sont pas les seuls à la manœuvre. La science politique a largement réinvesti la question parlementaire, notamment au regard des legislative studies, dont certaines revues font aujourd’hui autorité28. Les sociologues, les historiens ou les anthropologues jouent également leur rôle. La thématique est dès lors largement développée par différentes sciences sociales. Quant au contexte extra-académique, si le Parlement n’est pas oublié, il est souvent dévalorisé, en France comme ailleurs. Concurrencées par d’autres formes de mécanismes de prises de décision (qu’elles émanent du pouvoir exécutif ou du peuple consulté directement), les assemblées sont régulièrement au cœur des procès d’intention et des discours anti-élites. Revenu au centre de la scène ces dernières années, le Parlement doit composer entre un regain d’intérêt manifeste et une aspiration à la transformation des mécanismes démocratiques. Ce paradoxe entraîne de la part des chambres une volonté de légitimation, qui passe notamment par une coopération intensifiée avec les chercheurs.
Il fleurit ainsi un abondant renouvellement des travaux universitaires sur les questions parlementaires. L’activité, pour ne pas dire l’activisme, de sa doctrine invite à repenser les frontières de ce droit reconsidéré. Après des décennies d’errements, le droit parlementaire n’est-il pas en train de se constituer en discipline véritablement autonome ? Deux questions peuvent dès lors être posées : qu’est-ce que le droit parlementaire, et quels critères déterminer pour lui attribuer (ou non) la qualité de discipline autonome ?
Les définitions du droit parlementaire invitent à le considérer comme suit :
Le droit parlementaire se présente tout d’abord comme une branche du droit. Il peut alors être défini comme l’ensemble des règles relatives au Parlement, destinées à la mise en œuvre, directe ou indirecte, de ses fonctions. Le droit parlementaire est aussi une discipline juridique29.
Le droit parlementaire renverrait donc à un objet particulier, les assemblées délibérantes que sont l’Assemblée nationale et le Sénat, à un ensemble protéiforme de normes juridiques, à des comportements des acteurs et à une discipline propre qui étudie ces éléments au prisme d’une appréhension doctrinale particulière et d’un « habitus disciplinaire30 ».
Ces définitions anticipent en réalité les critères potentiellement nécessaires à la constitution d’une discipline. Ces derniers se retrouvent par exemple chez Jacques Chevallier, qui analyse l’objet « droit » dans son ensemble et indique qu’une discipline consiste en « un domaine de la connaissance présentant certains caractères communs et spécifiques, dont l’étude exige la possession d’un savoir spécialisé31 ». Le droit en serait dès lors une, car il se centre
sur l’étude des règles disposant de la force particulière attachée aux énoncés juridiques et structurée autour d’un groupe de professionnels, les juristes, identifiables par la singularité de leur position sociale, les valeurs auxquelles ils se réfèrent, les protocoles de recherche qu’ils mettent en œuvre32.
De cette analyse ressortent des critères relativement marqués, à savoir l’existence d’un objet singulier ontologiquement identifiable, l’existence qui en découle d’un système constitué de normes propres, le relais d’une « communauté d’esprit » et un cadre épistémologique défini. La présence de cette doctrine, critère organique de la discipline, est tout à fait déterminante, ce que l’on retrouve chez Thomas S. Khun notamment33. Si celle-ci est à la racine même du terme « discipline » (discipulus), à savoir la relation pédagogique entre les acteurs34, c’est elle qui garantit la publicité et la renommée de la matière. Et, assurément, la doctrine parlementaire opère ces dernières années une forte remobilisation de ces acteurs et des sujets d’étude.
La volonté d’affirmation disciplinaire répond probablement à deux aspirations distinctes. Les auteurs cherchent tant à redorer le blason du Parlement, institution centrale et singulière dans la production normative, qu’à redorer, par extension, celui du droit parlementaire. Par ce truchement, le droit parlementaire se met en quête d’une légitimité académique accrue, car « la notion de discipline apparaît comme une catégorie d’émancipation35 ». Outre l’aspiration à une plus grande considération scientifique, la conquête du statut disciplinaire répond également à des logiques de prés carrés universitaires. L’estime des pairs pour le champ d’étude permet d’obtenir un ensemble d’avantages dont la logique économique est sous-jacente. En jeu, des financements pour les manifestations scientifiques ou les publications, des enseignements, voire des formations spécifiques, et, ce faisant, des fiches de poste fléchées vers cette identité disciplinaire. Autrement dit, la discipline est une « construction intellectuelle36 » qui est, pour les universitaires, « un outil commode pour leur allouer des ressources institutionnelles, matérielles et humaines spécifiques37 ». Il serait aisé d’imaginer ainsi que la discipline n’est qu’une chimère académique aux critères autolégitimants. En fixant des frontières, le spécialiste s’assurerait que son objet d’étude les respecte strictement. Tout pourrait alors être autonome, du moment qu’un corps d’enseignants affirmerait péremptoirement son autonomie. Ce prisme organique et quelque peu nihiliste ne doit pas masquer les prétentions scientifiques et les particularismes du sujet, ici « droit parlementaire », dans le paysage juridique global.
Dès lors, il convient de s’astreindre à une réalité :
Toute revendication disciplinaire, pour produire ses effets et soutenir le processus d’autonomisation, doit donc être étayée. Elle doit démontrer la singularité du corpus identifié, la spécificité des questions posées et résolues par l’émergence de la discipline, elle doit permettre une unité de questionnement38.
C’est à cette entreprise que tenteront de s’attacher les développements suivants, afin de démontrer ce qui pourrait ressembler à un truisme : il y a une spécificité à « étudier le Parlement » en droit parlementaire. En effet, il semble que si le droit parlementaire souffrait de critères disciplinaires fragiles auparavant, celui-ci s’est assurément renforcé. Tandis que les canons scientifiques de la discipline semblent parachevés (I), tant au regard de l’objet que du cadre méthodologique, les canaux académiques sont quant à eux en plein essor vis-à-vis de la place et des accomplissements de la doctrine parlementariste (II).
I. Des canons scientifiques parachevés
L’identité disciplinaire passe par des prérequis évidents sur le plan matériel. La « science » du droit parlementaire doit permettre d’affirmer la singularité de son objet d’étude, à savoir le Parlement et son encadrement normatif (A). Parallèlement, cette science doit démontrer que son étude est cadrée par une réflexion épistémologique claire (B).
A. La spécificité d’un objet propre au droit parlementaire
En premier lieu, il faut admettre que l’institution parlementaire n’est pas strictement un objet juridique. L’ensemble des sciences sociales peuvent assurément l’appréhender selon leur propre grille de lecture. Il n’en demeure pas moins que chacune d’entre elles le fait avec ses mécanismes et ses concepts spécifiques, ce qui rend difficile la conception d’une unité scientifique des études parlementaires. Si cela n’étonnera pas entre le droit et l’anthropologie, la proximité entre le droit et la science politique, et notamment les legislative studies, se doit également d’être écartée. Pour les appréhender, Cyril Benoît et Olivier Rozenberg rappellent que celles-ci recouvrent « l’analyse stratégique des interactions entre parlementaires et dispositifs institutionnels », se fondant entre autres sur « une série d’axiomes » qui s’écartent de la science juridique, et des thématiques qui s’en éloignent également, à savoir les stratégies de réélection, la présence sur les réseaux sociaux ou l’application de la théorie des jeux à l’enceinte parlementaire notamment39. En somme, les différences entre les sciences s’entérinent dans l’application des concepts, tant méthodologiques que scientifiques.
S’il est question d’autonomisation du droit parlementaire, c’est donc, avant tout, dans la relation qu’entretient le droit parlementaire avec le droit constitutionnel. Les critères de spécialisation disciplinaire ne seraient pas remplis, dans la mesure où le droit parlementaire emprunterait un ensemble de notions consacrées par le droit constitutionnel. Ainsi, le Parlement lui-même est un pouvoir public consacré par le texte constitutionnel (art. 24 C.), l’institution est rationalisée par la loi fondamentale40 et les concepts qui l’entourent sont ceux qui ont permis de mobiliser les premiers enseignements de droit constitutionnel41. Plus encore, le mouvement jurisprudentiel du droit constitutionnel irriguerait particulièrement les assemblées. C’est le cas pour les règlements des assemblées contrôlés obligatoirement par le Conseil constitutionnel (article 61 C.), mais aussi pour le contrôle de la procédure législative, notamment au regard des objectifs que le Conseil constitutionnel peut fixer dans ce cadre42, ou finalement dans le cadre plus global du contrôle de constitutionnalité de la loi organique ou ordinaire, œuvre du législateur.
Ce dernier argument mérite réflexion. S’il est indéniable que le Parlement est régi par le droit constitutionnel, quelle discipline juridique peut désormais affirmer son indépendance vis-à-vis du droit constitutionnel ? « Révolution considérable » permettant une discipline « développée, transformée et démultipliée »43, le droit constitutionnel est parvenu à « “colorer” progressivement l’ensemble des branches du droit44 » par le biais de son juge. Le droit parlementaire n’y fait pas exception, mais cela ne le place pas en relation de vassalité, à moins de reconnaître que « le droit constitutionnel deviendrait apte à fonder les diverses branches du droit, devenant ainsi le droit-mère, le droit matrice45 ». La constitutionnalisation du droit parlementaire n’est que le reflet d’un mouvement d’ensemble qui ne surprend pas le juriste, privatiste comme publiciste. Cette émergence d’un juge constitutionnel n’a d’ailleurs pas manqué d’interroger la doctrine sur sa propre spécificité, tant intrinsèquement46 que sur la question plus large de l’interprétation constitutionnelle47.
Par ailleurs, affirmer que le droit parlementaire est une sous-discipline du droit constitutionnel au regard des concepts qu’il mobilise reviendrait à inféoder également le droit parlementaire à la science politique, car certains concepts peuvent s’avérer proches, peut-être même éventuellement à la philosophie du droit ou à la sociologie du droit. Ce n’est pas dans la mesure où deux sciences partagent un terrain d’analyse commun que l’une est nécessairement tributaire de l’autre. Les assemblées délibérantes ont préexisté au pacte social, quelque constitutionnel qu’il soit, et n’ont pas besoin d’une figure tutélaire pour se déployer. Les thématiques du droit parlementaire ne s’arrêtent pas aux relations qui existent entre pouvoirs institutionnels mais s’intéressent à ce droit propre qui régit les assemblées et aux disciplines qui s’y consacrent48.
Dans sa notice « Droit parlementaire et droit constitutionnel », la professeure Anne Levade indique ainsi, en mobilisant la doctrine :
il est possible de concevoir l’existence d’un « ordre parlementaire » distinct de l’« ordre constitutionnel » […] et, en retenant une conception institutionnaliste, de considérer que l’ordre parlementaire est « dans une situation de très forte autonomie » […]. Le droit parlementaire présenterait en outre la caractéristique de ne pas être uniquement « politique par son objet » – point commun avec le droit constitutionnel – mais « dans son essence même49 ».
Ainsi, le droit parlementaire se démarque nettement au regard de la profusion de ses sources, celles-ci demeurant un critère historique des disciplines juridiques, premiers chapitres des manuels et premières heures d’enseignement des disciplines juridiques. Si la constitutionnalisation du droit parlementaire l’oblige à lorgner du côté du texte fondamental et de la jurisprudence constitutionnelle, ce sont également les matières organiques50 et ordinaires qui fondent le Parlement, et de manière encore plus décisive les règlements des assemblées. Le Parlement est la seule institution qui s’autorégit, fixe ses propres règles en vertu de l’autonomie des chambres délibérantes, dans le respect de la hiérarchie des normes. Cette « loi intérieure », selon les termes de l’Assemblée nationale, ce droit interne aux assemblées constitue une source normative décisive. Mais ces sources écrites ne permettraient pas à elles seules d’établir une spécificité du champ parlementaire. La présence déterminante de règles non écrites en assure la singularité51. Le droit parlementaire ne pourrait se comprendre sans appréhender les « précédents », ensemble non codifié de pratiques parlementaires permettant, au regard de l’histoire parlementaire, de dénouer une situation actuelle. Par ailleurs, la coutume parlementaire, que d’aucuns qualifieraient de folklore, enserre les pratiques et conditionne les mentalités parlementaires, au Sénat tout particulièrement.
En somme, le droit parlementaire ne peut s’appréhender selon une approche strictement positiviste, ou excluant de facto tout processus juridique qui ne s’incarnerait pas dans une norme écrite. Cela conditionne assurément les réflexions méthodologiques sur cet objet d’étude particulier.
B. La réflexivité sur un cadre méthodologique défini
Aborder la question méthodologique en droit parlementaire est un jeu d’équilibriste. En effet, aucun travail d’ampleur n’a été mené sur le sujet, à l’inverse d’une méthodologie générale du droit et des sciences du droit52 ou des manuels de droit comparé, par exemple53. Seules les pérégrinations des auteurs sur le terrain méthodologique, dans les introductions de thèse ou dans les articles notamment, permettent d’en apprendre plus. À première vue, il apparaît clairement que le droit parlementaire partage des axiomes crochus avec l’école de droit politique développée entre autres à l’institut Michel-Villey et dans son prolongement, la revue Jus Politicum. L’école de droit politique tente de « décrire un projet qui vise également, quoiqu’avec de tout autres moyens, à permettre une critique des formes présentes du droit constitutionnel et à esquisser un nouvel horizon de compréhension54 », face à une école jurisprudentielle qui « paraît intellectuellement stérilisante pour saisir les questions constitutionnelles55 ». Cette approche invite notamment à « s’ouvrir davantage à la réflexion méthodologique et comparative ainsi qu’aux sciences sociales et historiques56 ». C’est précisément ce que le droit parlementaire effectue en pratique, à défaut de le conscientiser systématiquement.
Sur l’ouverture à la réflexion comparative, en premier lieu, le droit parlementaire y semble particulièrement favorable. Les exemples de réflexions comparatives menées au stade introductif dans les thèses de droit parlementaire abondent. L’on citera par exemple celles de Cécile Guérin-Bargues57, de Laurent Domingo58, d’Alexis Fourmont59, de Christophe de Nantois60 ou encore de Basile Ridard61. La matière parlementaire se prête volontiers à l’exercice de la comparaison, tant l’imbrication entre structure normative et coutumes parlementaires est fructueuse pour le comparatiste.
Sur l’ouverture aux autres sciences sociales en second lieu, celle-ci s’observe tant au regard de la capacité pluridisciplinaire des auteurs, comme cela pouvait être le cas dans la thèse de Benjamin Morel sur le Sénat62, que dans l’emprunt de concepts à d’autres disciplines afin d’en apporter une lecture juridique, comme dans la thèse de Chloë Geynet-Dussauze sur l’obstruction parlementaire63.
L’honnêteté pousse tout de même à admettre que la question méthodologique en droit parlementaire n’est pas entièrement résolue. Ce qui fonde la discipline aujourd’hui tient plutôt à sa réflexion épistémologique et à sa variété d’approches en la matière qu’à une unicité méthodologique claire. Difficile à ce stade de dire si cette diversité d’approches constitue justement l’originalité du droit parlementaire. Toujours est-il que les auteurs travaillant sur le Parlement ont pu évoquer, outre la méthode comparative, des courants « chronologique64 », « atomique65 », « analytique66 », « positiviste67 », « formaliste-systémique68 », « pluriméthodologique69 » ou de « droit politique70 » notamment. Ces derniers ont également mobilisé un ensemble de ressources méthodologiques différentes, quantitatives71 mais aussi qualitatives, par des entretiens avec les professionnels des assemblées.
Ce dernier élément est symptomatique d’une donnée assez nette en recherche parlementaire : le lien avec les chambres se concrétise de plus en plus par des séjours d’étude ou des entretiens multiples. À cet égard, les remerciements de thèse permettent de constater un accroissement de ces liens, dès le stade de la recherche doctorale :
« J’y ai réalisé des stages et des entretiens précieux72 », « J’adresse également mes profonds remerciements à l’ensemble de la commission des lois de l’Assemblée nationale pour m’avoir accueillie dans le cadre d’un stage nécessaire à l’écriture de la thèse73 », « je souhaite saluer les personnels de la bibliothèque du Sénat et de la salle de consultation des archives de l’Assemblée nationale74 », « j’ai eu l’occasion d’entrer au Sénat, dans le cadre de stages tout d’abord puis régulièrement au cours de ces années. J’exprime toute ma gratitude à l’ensemble des fonctionnaires et des parlementaires que j’ai pu interroger75 », « les sénateurs et fonctionnaires parlementaires qui m’ont reçu et ont accepté de répondre à mes questions, même les plus naïves76 ».
Outre les fonctionnaires et parlementaires nommément remerciés, cet ensemble atteste d’une donnée évidente : le droit parlementaire se fait en relation étroite avec les chambres, et la méthodologie du chercheur parlementariste doit être confortée par la mise à l’épreuve des énoncés doctrinaux. À l’évidence, cela révèle, en d’autres termes, une appétence pour une forme d’empirisme méthodologique. Mais au-delà de la méthodologie, cette donnée recèle un enjeu d’autant plus déterminant, qui est celui de la constitution d’une doctrine universitaire en lien avec son institution-objet.
II. Des canaux académiques consolidés
L’autonomisation de la discipline du droit parlementaire s’incarne aussi dans la structuration d’un ensemble d’universitaires spécialisés dans son étude, désireux d’affirmer les contours d’un objet à reconsidérer et d’un champ académique à conquérir. Cela s’observe tant au regard du positionnement de la doctrine parlementariste aujourd’hui (A) que dans ses accomplissements académiques récents (B).
A. L’émancipation d’une doctrine parlementariste identifiée
La doctrine parlementariste est à la croisée des chemins. Étant donné le faible enracinement de sa discipline au sein des facultés de droit, cette communauté de chercheurs peut emprunter des chemins divers, vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis des chambres qu’elle tient à analyser. En de multiples points, le droit parlementaire se trouve aujourd’hui dans une situation analogue à celle du droit administratif ou du droit constitutionnel en des temps différents. C’est notamment le cas au regard de la construction d’une matière académique stable et définie, mais aussi dans la relation entretenue avec l’objet d’analyse.
Sur le premier point d’abord, le droit parlementaire construit progressivement son enseignement, tout comme « au cours des années 1880-1890, les premiers chargés de cours devaient donc inventer le droit constitutionnel77 ». Si le droit administratif dispose déjà d’un ancrage universitaire mieux identifié et « est enseigné dans toutes les facultés à partir de la fin des années 183078 », le droit constitutionnel balbutie notamment lorsque les premiers cours qui lui sont consacrés deviennent matière obligatoire en doctorat en 1882. C’est également lors de la réforme de 188979 qui introduit le droit constitutionnel dès la licence, ou lorsque la discipline finit par devenir explicitement une matière d’agrégation en 1896. Les querelles de clocher, notamment sur les questions méthodologiques, agitent les nouveaux constitutionnalistes de l’époque80. Ces derniers subissent d’ailleurs longtemps une période de « certaine déconsidération81 », dans l’ombre du droit administratif, lui-même en quête de légitimité et « d’une autonomie très poussée […] vis-à-vis du droit civil82 ». La bienveillante condescendance envers le droit parlementaire tend à omettre que ces disciplines n’ont pas bénéficié d’un crédit académique instantané. Si la Revue du droit public émerge dès 1894, la Revue française de droit constitutionnel ne voit le jour qu’en 1990, au profit d’un droit jurisprudentiel, et les questions méthodologiques n’ont été soldées que grâce à cet intensif mouvement de constitutionnalisation des branches du droit. Sans recenser l’ensemble de l’histoire de la formation du droit constitutionnel et de sa doctrine83, il apparaît nettement que ces constructions sociales sont lentes à maturer et qu’elles ne se font pas sans remous. Le droit parlementaire, sans romantiser la chose, est probablement dans une phase similaire de son histoire. Parfois contesté sur sa scientificité et ses méthodes, il doit s’affirmer et trouver une place dans les interstices des maquettes de parcours et dans le paysage de la recherche française.
Il doit d’autant plus le faire avec une proximité questionnée sur son institution-objet, le Parlement, qu’il s’agit d’aborder dans un second temps. Sur ce point, les similitudes sont évidentes avec les droits administratif et constitutionnel. Assurément, ces deux derniers se sont construits dans des relations d’attraction-répulsion face au Conseil d’État et au Conseil constitutionnel. La relation avec l’institution est tout aussi autolégitimante que potentiellement appauvrissante. Si les publicistes ont pu apprécier un dialogue « naturel et bienfaisant84 » et l’existence d’un « chœur à deux voix85 » avec le Conseil d’État, selon les expressions les plus fameuses, cela ne doit pas masquer une « attitude référentielle et révérencielle » tout autant qu’un « phénomène de cour »86, qui ont d’ailleurs profondément évolué. La doctrine a perçu « que la dignité qu’elle a acquise est à mettre au crédit de l’activité juridictionnelle du Conseil. Elle concourt au sacre d’un juge qui l’a lui-même élevée au niveau de sa consœur du droit privé87 ». Elle est cependant revenue de ce « pacte faustien88 ». Le discours critique sur l’institution s’est développé depuis la charge lancée envers les « faiseurs de système ». Celui contre le Conseil constitutionnel ne se dissimule pas non plus.
Mais ces deux disciplines ont le luxe de s’être déjà constituées et de profiter d’une légitimité peu discutée, et leur institution-objet n’a pas besoin de s’appuyer sur des relais académiques afin de renforcer son propre mérite. Ce n’est ni le cas du droit parlementaire ni celui du Parlement. La discipline est en quête d’espace académique, l’institution est en reconquête institutionnelle. Les deux entités ont assurément à gagner dans leur dialogue mutuel. Finalement,
on peut considérer que le dialogue ainsi établi avec l’université est un moyen pour les milieux parlementaires de promouvoir une institution, qui apparaît, à tort ou à raison, tenue en marge de la centralité du pouvoir. On peut l’interpréter aussi comme une volonté, pour ces professionnels du droit parlementaire, de légitimer leur pratique en amenant à eux des universitaires d’autant plus ouverts qu’ils dépendent pour beaucoup de la connaissance diffusée par ces praticiens89.
La doctrine parlementariste serait ainsi triplement constituée. Ce « chœur à trois voix », relativement unique, a été nettement identifié dans la thèse d’Antonin Gelblat qui relève trois types de discours, un discours politique entretenu par les parlementaires, un discours technique assuré par les fonctionnaires des assemblées et un discours juridique dispensé par les universitaires90. Cette particularité renforce autant la singularité du droit parlementaire qu’elle interroge la nature de ces relations. Les prix de thèse, les colloques, les invitations des assemblées ne doivent pas faire entrer les universitaires dans un état d’assujettissement ou de déférence. À ce stade, la doctrine parlementariste promeut autant son discours que son objet, tout en gardant une distance critique. Au regard des expériences des autres disciplines, elle aura de quoi s’inspirer. D’ici là, son activité académique plaidera en sa faveur.
B. L’approfondissement des ressources universitaires en droit parlementaire
Proactive, la doctrine parlementariste ne cesse en effet de consolider ses bases académiques. Celle-ci se dote progressivement des standards universitaires permettant d’affirmer sa complétude en tant que science affirmée. Si l’ouvrage d’Eugène Pierre était le seul outil généraliste depuis le xixe siècle, le manuel de Droit parlementaire de Pierre Avril et des Gicquel, désormais père et fils, en est déjà à sa septième édition en 202391. Pionniers dans les années 1980, ces derniers sont maintenant rejoints depuis 2018 par un Traité d’études parlementaires92, et l’année 2024 accueille quant à elle un nouveau Dictionnaire encyclopédique du Parlement93. En 2025, outre l’apparition très récente d’un nouvel ouvrage sur Le droit parlementaire94, la nouvelle Revue d’étude et de culture parlementaire participe de cette même politique et assoit la légitimité d’une discipline capable d’entretenir une chronique régulière. Celle-ci se fera sans mal au regard de la multiplication dans les années récentes de dossiers thématiques consacrés au Parlement. La Revue française de droit constitutionnel a ainsi offert un dossier thématique « Du nouveau au Parlement : enjeux procéduraux, politiques et institutionnels » en 202495, quelques mois seulement après avoir déjà consacré un numéro à « L’obstruction parlementaire96 ». Ce dernier est éminemment évocateur sur les dynamiques à l’œuvre : les parlementaristes, et ici surtout la chercheuse dont la thèse est consacrée au même thème97, parviennent à imposer leurs thématiques de recherche dans l’arène académique et amener l’ensemble des universitaires non spécialistes à lire sur le sujet. La mise à l’agenda des thématiques de recherche est particulièrement déterminante. La fédération d’une doctrine, qui a même le plaisir à se retrouver lors de « déjeuners du droit parlementaire », toujours programmés par le même trio98, est essentielle.
Celle-ci se constate plus largement au regard de la multitude de colloques organisés en la matière. Sans en faire une liste se voulant exhaustive, il est intéressant de noter que les études autour du Parlement interrogent progressivement l’ensemble des relations qui les unissent aux autres champs du droit public. À cet égard, « L’existence d’un droit administratif parlementaire » est interrogée en 202299, tandis que « Le droit parlementaire de l’Union européenne100 » et le « Droit parlementaire financier101 » prennent le haut de l’affiche pour conclure l’année 2024. Cette discussion entre publicistes est évocatrice de ces relations mouvantes entre les spécialistes et les objets d’étude. Parallèlement aux colloques, de multiples articles sont régulièrement publiés, et de nombreuses thèses sont soutenues en la matière. Il suffit de rechercher le terme « parlementaire » dans la base de données nationale des thèses françaises dans la mention droit public pour l’apprécier, et de lire par exemple les thèses primées par le Sénat ou l’Assemblée nationale pour se convaincre de leur intérêt. La vulgarisation de la recherche en droit parlementaire est également à l’œuvre, au regard d’ouvrages divers sur la fabrique de la loi102, le droit d’amendement103 ou l’histoire parlementaire104, par exemple. Sa médiatisation, en pleine période d’effervescence institutionnelle, est également patente.
Fort heureusement, cette dynamique de recherche déborde sur la dynamique pédagogique, bien que celle-ci reste encore très embryonnaire. Si les carrières sont celles d’enseignants-chercheurs, il semble que les frontières de la recherche évoluent plus rapidement que celles de l’enseignement. À ce titre, en dépit des éléments susévoqués, rares sont les enseignements consacrés au droit parlementaire dans les facultés de droit, ce qui est moins vrai en science politique. La matière est assurément « trop rarement enseignée dans les universités105 ». Si un cours de droit parlementaire est une unité d’enseignement obligatoire au sein du master Droit public – Parcours vie publique et relations institutionnelles à Paris 2, celui-ci fait figure d’exception. Les enseignements de droit parlementaire, s’ils existent, sont le plus souvent optionnels, comme au sein du master Droit constitutionnel et droits fondamentaux de Paris 1 ou du master Droit public général de Paris-Nanterre, par exemple. Il existe par ailleurs un séminaire « Vie et droit parlementaires » à Sciences Po Paris, assuré par des fonctionnaires des assemblées. Mais plus rares encore sont les parcours entièrement consacrés au droit parlementaire, comme peut exister le master Droit public – Parcours études parlementaires, études législatives de la faculté de droit et de science politique d’Aix-en-Provence récemment créé.
Enfin, ce sont deux nouvelles chaires qui ont vu le jour, la Chaire Eugène Pierre en 2020, baptisée « Études en droit des assemblées parlementaires et locales et droit des élections », toujours à Aix-Marseille, ainsi que la Chaire d’études parlementaires, inaugurée fin 2023 à l’université de Lille, cette dernière affirmant d’ailleurs une méthodologie propre de « science constitutionnelle ». Les relais et ressources institutionnels de la doctrine semblent donc démultipliés, fers de lance d’une ambition nouvelle pour la discipline.
Au regard de ces éléments, il est enfin possible de rejoindre le parti pris des auteurs qui affirment que « le droit parlementaire est ainsi devenu une discipline à part entière106 ». La doctrine parlementariste semble en être assez largement convaincue. Elle est probablement bien la seule. La conquête des champs et des disciplines universitaires est lente et escarpée, car « les tentatives de définition de ce qu'est une discipline et de délimitation des frontières de chacune d'entre elles se heurtent à des oppositions parfois virulentes107 ». Assurément, la gestation du droit parlementaire dans les travées du droit constitutionnel a été sinueuse, l’accouchement fut laborieux. Mais les non-parlementaristes n’ont probablement pas pu constater la fin d’une grossesse qui aura débouché sur un bel accomplissement. Il est désormais temps d’annoncer la bonne nouvelle, et d’envoyer le faire-part de naissance d’une discipline autonome. Rien de mieux qu’une nouvelle revue sur le sujet pour le faire !