Un book sprint sur la reproductibilité de la recherche

DOI : 10.35562/arabesques.1309

p. 14-15

Plan

Texte

Le book sprint est une nouvelle façon d’impliquer les chercheurs dans la construction d’outils documentaires en bibliothèque. Retour d’expérience de l’Urfist de Bordeaux sur une pratique d’écriture collaborative avec des chercheurs.

L’un des rôles des unités régionales à l’information scientifique et technique (Urfist) est de faciliter l’appropriation par les chercheurs des technologies numériques par leur travail de recherche et sa diffusion. Dans cette perspective, l’Urfist de Bordeaux a proposé à cinq chercheurs de participer à la rédaction collaborative, et pas seulement collective, d’un ouvrage en utilisant la technique du book sprint. Comme son nom l’indique, grâce à des méthodologies spécifiques, cette modalité d’écriture consiste à réaliser un ouvrage en des temps n’ayant rien à voir avec les tempi habituels de production et de diffusion des résultats de recherche.

Mission accomplie pour Loïc Desquilbet, Boris Hejblum, Arnaud Legrand, Pascal Pernot et Nicolas Rougier, les chercheurs1 sollicités par l’Urfist de Bordeaux pour participer au book sprint qui s’est tenu du 15 au 19 avril 2019 : le livre Vers une recherche reproductible : Faire évoluer ses pratiques est en accès libre depuis juin2. L’équipe était aussi composée d’Elisa de Castro Guerra, facilitatrice et graphiste, et de Sabrina Granger, chef de projet et copy editor.

L’objectif du projet était, d’une part de produire un contenu en français sur la reproductibilité de la recherche, accessible à tous les publics scientifiques et, d’autre part, de tester de nouvelles formes de collaboration entre chercheurs et professionnels de l’information scientifique et technique (IST).

Au-delà de la prouesse réalisée par les auteurs, ces quelques jours de collaboration intensive ont permis de partager bien plus que des regex3 et des commits4. Pourtant, le postulat initial s’apparente à une équation complexe : convaincre des chercheurs expérimentés, issus de différentes disciplines, de dédier une semaine complète à une activité non rémunérée et non qualifiante du point de vue de l’évaluation. Ajoutons à cela d’autres contraintes : les auteurs ne s’étaient jamais rencontrés et la notion de premier auteur n’existe pas dans un book sprint.

Microbiologie, globules rouges

Microbiologie, globules rouges

© Pixabay

De quoi la reproductibilité de la recherche est-elle le nom ?

Depuis plusieurs années, la reproductibilité ou plutôt la non reproductibilité de la recherche, n’est plus un sujet réservé aux revues académiques. Les médias généralistes soulignent à leur tour les difficultés rencontrées par les chercheurs pour aboutir à des conclusions similaires avec des méthodes et/ou des jeux de données comparables, voire identiques.

Pourquoi avoir choisi ce thème pour le book sprint ? La littérature sur la reproductibilité de la recherche est pléthorique, ce qui rend précisément ardue la veille sur le sujet. De plus, cette littérature, essentiellement rédigée en anglais, est éclatée dans des silos disciplinaires.

Enfin, dans ce domaine, il peut être difficile d’identifier les solutions adaptées à ses besoins sans compétences numériques avancées. Pour faciliter le cheminement du lecteur, les auteurs ont ainsi réalisé des personas et décrit des situations fréquemment rencontrées par les chercheurs. Il s’agit de décliner chaque thème à partir de ses impacts dans le quotidien des chercheurs : par exemple, si la notion de « chaos numérique » peut de prime abord sembler un domaine réservé aux experts, il s’avère que toute discipline reposant sur des calculs est concernée.

Un book sprint vu de l’intérieur

Méthode de rédaction collaborative sur un temps court inspirée du code sprint, le book sprint est conçu à l’origine pour documenter les logiciels libres. Les participants collaborent sous la houlette d’un facilitateur, pendant un temps très limité. Ainsi, les auteurs sollicités par l’Urfist ont rédigé le livre en trois jours et demi.

La première étape, qui conditionne toutes les suivantes, suppose de définir le lectorat cible. Vient ensuite la conception de la table des matières. Enfin, les auteurs se répartissent les chapitres. Un auteur rédige, puis cède la place à un autre auteur, qui est libre d’ajouter, de modifier, de supprimer du texte. Un chapitre peut avoir plus de deux contributeurs, mais tous les auteurs ne contribuent pas à tous les chapitres. Afin d’assurer une validation collégiale des contenus durant tout le processus, la facilitatrice a organisé des temps d’échanges où les auteurs se présentaient leurs écrits. Point surprenant de la méthode : à l’issue de la rédaction, aucun des auteurs n’est en mesure d’avoir lu tous les contenus, privilège du facilitateur et du copy editor. L’un des auteurs du book sprint de l’Urfist a souligné le fait que l’expérience lui a permis de voir comment d’autres rédigent. L’ensemble des auteurs a apprécié la liberté de ton offerte par ce mode d’écriture éloigné des normes académiques.

Image de la nébuleuse Cat’s Pax – Télescope spatial Spitzer

Image de la nébuleuse Cat’s Pax – Télescope spatial Spitzer

© NASAJPL - Caltech

Sprint ou marathon ?

Sprint ou marathon ? Un peu des deux. Si tout est écrit en quelques jours, la post-production nécessite en revanche plusieurs semaines de travail pour le copy editor, en lien avec les auteurs. Ses missions : traquer les coquilles, compléter la bibliographie, mais surtout harmoniser les contributions des auteurs. Cette fonction requiert une connaissance suffisante du sujet traité, mais avant tout la confiance des auteurs qui légitiment cet acteur à intervenir autant que nécessaire sur le texte. Le rôle de chaque acteur a été explicité par la chef de projet et rappelé par la facilitatrice, mais rien n’est acquis par principe. Un book sprint repose sur trois piliers : collaboration, confiance et collégialité. Le book sprint de l’Urfist a permis de nouer un degré de collaboration tel que les chercheurs ont proposé à la copy editor d’intégrer la liste des auteurs.

Un travail de préparation est également indispensable à la bonne conduite du projet : analyse de la littérature pour identifier une thématique ; choix d’une approche pour traiter le sujet ; identification de spécialistes ; organisation des conditions d’accueil de l’équipe ; traitement des questions documentaires5 et, si possible, création de personas pour guider les auteurs.

Les personas ou le pouvoir de la narration

Les personas sont des portraits de personnages fictifs, conçus pour incarner des profils d’utilisateurs de sites web ou de lecteurs dans le cas présent. Il s’agit de décrire des comportements, d’ébaucher des systèmes de valeurs et de représentations. Les personas du book sprint de l’Urfist ont été composés sur la base d’articles de recherche et d’entretiens avec des personnels scientifiques travaillant dans des disciplines variées6. La reproductibilité de la recherche ne pouvant être réduite à des questions techniques, les portraits ont été rédigés autour de deux axes : le niveau de compétences numériques et le degré de résistance face à de nouvelles pratiques. Durant le sprint, les échanges autour des personas primaires ont permis aux auteurs de déterminer plus facilement le lectorat prioritaire et de créer à leur tour des personas secondaires pour aider leurs lecteurs à se projeter à partir de plusieurs situations très concrètes.

Un book sprint pour s’affranchir des idées reçues ?

Un book sprint chahute les pratiques d’auteurs académiques et remet aussi en cause certains préjugés des professionnels de l’IST : « Les chercheurs n’ont pas le temps », « Les chercheurs ne nous identifient pas comme des personnes ressources », « Les chercheurs veulent uniquement publier dans des revues qualifiantes », etc. À la question « Quelles ont été vos motivations pour accepter l’invitation de l’Urfist ? », tous les auteurs ont mentionné d’une part leur intérêt pour le thème choisi, d’autre part leur curiosité pour une forme d’exercice inédit pour eux. La modalité de travail proposée a joué un rôle déterminant dans leur perception de la démarche, même si l’essai restait à transformer. De leur propre aveu, les chercheurs sont en effet passés d’une forme d’incrédulité mêlée de curiosité à une adhésion très forte au résultat obtenu. Les chercheurs sont également restés très investis dans les multiples actions post sprint.

En guise de conclusion

Certes, eu égard aux profils des auteurs, le projet a clairement bénéficié d’un soutien technique luxueux, mais il est tout à fait possible de conduire un book sprint sans recourir à des outils sophistiqués, car l’essentiel se trouve ailleurs. Interrogés en fin de sprint, les chercheurs ont dit avoir apprécié l’aspect convivial et motivant de la démarche : voir le travail se concrétiser aussi rapidement est gratifiant. Ils ont aussi apprécié d’avoir pu se laisser guider par la facilitatrice. Enfin et surtout, les auteurs ont jugé que la complémentarité des disciplines comme des personnalités a été un facteur déterminant pour triompher de la contrainte temporelle... Une telle alchimie entre tous les acteurs d’un book sprint est-elle… reproductible ?

1 En savoir plus sur les auteurs : https://rr-france.github.io/bookrr/portraits.html

2 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02144142

3 regex : “expression régulière” ; voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Expression_régulière

4 commit : « enregistrement validé d’une transaction en informatique » ; voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Commit

5 Cette étape a été réalisée avec l’aide de deux collègues professionnels de l’IST qui sont intervenus en amont comme en aval du sprint : Martine

6 https://rr-france.github.io/bookrr/portraits.html#contributeurs-de-la-1re-edition

Notes

1 En savoir plus sur les auteurs : https://rr-france.github.io/bookrr/portraits.html

2 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02144142

3 regex : “expression régulière” ; voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Expression_régulière

4 commit : « enregistrement validé d’une transaction en informatique » ; voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Commit

5 Cette étape a été réalisée avec l’aide de deux collègues professionnels de l’IST qui sont intervenus en amont comme en aval du sprint : Martine Courbin-Coulaud (Inria, IES) et Pierre Gravier (Université de Bordeaux, direction de la documentation), qui ont apporté leur expertise en signalement et leurs connaissances sur HAL.

6 https://rr-france.github.io/bookrr/portraits.html#contributeurs-de-la-1re-edition

Illustrations

Microbiologie, globules rouges

Microbiologie, globules rouges

© Pixabay

Image de la nébuleuse Cat’s Pax – Télescope spatial Spitzer

Image de la nébuleuse Cat’s Pax – Télescope spatial Spitzer

© NASAJPL - Caltech

Citer cet article

Référence papier

Sabrina Granger, « Un book sprint sur la reproductibilité de la recherche », Arabesques, 95 | 2019, 14-15.

Référence électronique

Sabrina Granger, « Un book sprint sur la reproductibilité de la recherche », Arabesques [En ligne], 95 | 2019, mis en ligne le 17 janvier 2020, consulté le 16 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1309

Auteur

Sabrina Granger

Responsable de l’axe IST - Urfist de Bordeaux

sabrina.granger@u-bordeaux.fr

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