Les bibliothèques et les « orphelines »

DOI : 10.35562/arabesques.1369

p. 24

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Texte

Chantal Fochésato, Les poupées orphelines

Chantal Fochésato, Les poupées orphelines

Source : www.fructosefructose.fr

Objets d’une attention soutenue de la part des communautés de bibliothécaires depuis plusieurs mois, les œuvres orphelines ne sont pas totalement des inconnues. On les trouve au détour de projets de numérisation, que celle-ci soit « de masse » (le plus souvent à l’initiative des bibliothèques nationales) ou « de niche » pour la valorisation de collections spécifiques comme peuvent en avoir les bibliothèques universitaires. Assez généralement en effet, les projets de corpus se limitent prudemment à la zone des œuvres tombées dans le domaine public1 ; cependant, des logiques scientifiques peuvent conduire à y adjoindre des œuvres sous droits, moyennant bien entendu l’accord des ayants droit. Une œuvre orpheline est une œuvre dont les ayants droit ne peuvent être connus et/ou retrouvés, ce qui rend tout éventuel accord impossible, et donc impossible également sa valorisation et sa diffusion auprès du public. Il ne faut pas croire qu’il s’agisse là de quantités négligeables : la British Library évalue à 40 % le nombre d’œuvres orphelines dans ses collections, tous types de documents confondus2.

Un affrontement entre deux conceptions opposées

Les bibliothèques et les institutions culturelles détentrices de collections d’œuvres souhaitent mener à bien leurs projets de numérisation – dont elles assument, il faut le rappeler, la charge et les coûts – avec la sécurité juridique nécessaire. La Commission européenne les soutient avec l’objectif notamment de promouvoir et développer Europeana : elle a publié le 24 mai 2011 une proposition de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines, qui doit permettre aux institutions concernées de numériser et mettre en ligne gratuitement les œuvres orphelines de leurs collections, sous réserve de faire au préalable des recherches diligentes pour tenter de retrouver les ayants droit, et à condition que l’accès aux œuvres soit assuré dans le cadre de leurs missions de service public (c’est-à-dire sans bénéfice commercial).

De l’autre côté, les éditeurs (et les sociétés de gestion de droits de manière générale pour tous les types d’œuvres), sans doute ébranlés à la fois par l’érosion régulière de leur chiffre d’affaire et par des projets tels que Google Livres, font un amalgame injustifié entre l’action des bibliothèques et celle des opérateurs commerciaux et ont préparé une série de contre-propositions. C’est, d’une part, un accord-cadre (Ministère de la Culture, SNE, SGDL et BNF, février 2011) dont l’objectif est de créer une collection numérique d’œuvres indisponibles du XXe siècle, réalisée sur des financements du Grand Emprunt et commercialisée auprès du public. C’est, d’autre part, une proposition de loi sénatoriale (21 octobre 2011), suite logique de cet accord cadre, visant à instaurer un régime de gestion collective obligatoire, autrement dit l’obligation de payer des droits à une société de gestion collective3 pour la numérisation des œuvres indisponibles, y compris les œuvres orphelines. Une telle proposition vide de son sens le projet de directive européenne sur les œuvres orphelines qui institue, au contraire, un régime d’exception pour les bibliothèques et les autres institutions culturelles, et ce sans même attendre la transposition française de cette directive. Il va sans dire que les droits payés pour les œuvres orphelines pourront difficile être versés à leurs bénéfices supposés, ceux-ci étant par définition inconnus ou introuvables ; les sommes collectées seraient affectées « au soutien de la création ». Ajoutons que les sociétés de gestion sont également majoritaires au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) et à sa commission « œuvres orphelines », mise en place à l’été 2011, où elles ont pu imposer un avis qui soit favorable à leurs vues.

La directive est européenne, le combat des bibliothèques l’est également. Une difficile à ne pas sous-estimer est la variété des régimes juridiques et des situations : ainsi dans des pays du nord de l’Europe, la gestion collective ou des accords de licence existent sans avoir le caractère de pression fi que nous connaissons ici et sont mieux acceptés des bibliothèques. C’est toute la difficulté de défi des positions communes, pourtant nécessaires pour les actions de lobbying auprès de la Commission. Pour rendre plus efficaces ces actions, une alliance vient de se former entre Europeana, le JISC britannique, LIBER et EBLIDA, sous le nom « Information Sans Frontières ». En France, l’Interassociation Archives Bibliothèques Documentation (IABD) qui fédère la quasi-totalité des associations professionnelles est en première ligne, avec la même énergie qui avait présidé aux actions dans le cadre du projet de loi DADVSI !

Pour en savoir plus

Projet de directive : http://ec.europa.eu/internal_market/copyright/orphan_works_fr.htm

IABD : http://www.iabd.fr/2011/11/10/communique-livres-indisponibles-et-orphelins-quel-enjeu-pour-les-bibliotheques/

CSPLA : http://www.cspla.culture.gouv.fr/ ; le rapport 2011 sur les œuvres orphelines sera publié prochainement.

ISF : http://www.communia-association.org/

Blogs : Paralipomenes http://paralipomenes.net/wordpress/archives/tag/oeuvre-orpheline ; S.I.Lex http://scinfolex.wordpress.com/

1 À l’exception notable du projet Persée qui inclut par défi un très important volume d’œuvres sous droits, et pour lequel des accords spécifiques

2 Les images fi étant prépondérantes dans le volume estimé.

3 Telle que la SOFIA ou le CFC.

Notes

1 À l’exception notable du projet Persée qui inclut par défi un très important volume d’œuvres sous droits, et pour lequel des accords spécifiques ont été conclus avec les éditeurs concernés.

2 Les images fi étant prépondérantes dans le volume estimé.

3 Telle que la SOFIA ou le CFC.

Illustrations

Chantal Fochésato, Les poupées orphelines

Chantal Fochésato, Les poupées orphelines

Source : www.fructosefructose.fr

Citer cet article

Référence papier

Marie-Dominique Heusse, « Les bibliothèques et les « orphelines » », Arabesques, 65 | 2012, 24.

Référence électronique

Marie-Dominique Heusse, « Les bibliothèques et les « orphelines » », Arabesques [En ligne], 65 | 2012, mis en ligne le 20 décembre 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1369

Auteur

Marie-Dominique Heusse

Directrice du SICD de l’université de Toulouse

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