Quelles dynamiques de légitimation pour les bibliothécaires ?

DOI : 10.35562/arabesques.1784

p. 8-9

Plan

Texte

Être légitime auprès des chercheurs n’est pas seulement un enjeu symbolique.

Selon Demaret, reconnaître un interlocuteur comme légitime, c’est accepter de sa part : un avis, un conseil, une forme de délégation, un ordre (Demaret 2014). Si la question de la légitimité paraît théorique, ses conséquences sont pourtant concrètes, car elle permet de renforcer son intégration dans un environnement donné et fait accéder à des ressources nouvelles. Ayant une longue tradition d’enquête sur les pratiques de leurs publics, les bibliothécaires ont acquis des compétences en communication externe qui aident à appréhender ces questions de légitimité. Pour autant, la question de la légitimité ne peut pas être résumée à des questions de communication, et à une meilleure « visibilité » des professionnels.

Un besoin accru de légitimité dans le contexte de la science ouverte

Développer une offre de services pour les publics de niveau recherche incitait déjà à s’interroger sur le positionnement face à un public dont l’identité professionnelle se construit sur la notion d’hyper spécialisation : de quelle légitimité se prévaloir quand on s’adresse à plusieurs communautés disciplinaires ?

L’essor de l’open access, entre autres, a participé à renouveler l’identité professionnelle des bibliothécaires aux yeux de leurs publics et des chapitres plus inédits de la science ouverte s’ouvrent : gestion des données, reproductibilité de la recherche, science citoyenne, etc. L’apport possible des bibliothécaires dans ces domaines est clair pour eux-mêmes, mais ne va pas de soi pour les chercheurs. Or, tout nouvel acteur sur un marché, ou perçu comme tel, doit développer une stratégie de légitimation pour pallier ce que Stinchcombe nomme « liability of newness » (Abatecola, Cafferata, and Poggesi 2012), c’est-à-dire un défaut de légitimité fragilisant la capacité à agir efficacement.

La légitimité ne repose pas seulement sur des éléments factuels. Être légitimé implique qu’une adéquation avec les normes et les valeurs d’un groupe ait été perçue, comme le souligne Suchman : « Legitimacy is a generalized perception or assumption that the actions of an entity are desirable, or appropriate within some socially constructed system of norms, values, beliefs, and definitions » (Suchman 1995). Par ailleurs, à la différence de la légalité, la légitimité ne se décrète pas. Elle repose sur un accord tacite, subjectif. De plus, ce consensus entre acteurs n’est pas acquis une fois pour toutes : « La légitimité est de plus en plus un parcours d’épreuves, elle se diffracte en une multiplicité de preuves à apporter en fonction d’une diversité d’acteurs et de situations » (Bouquet 2014). Dès lors, quelles stratégies adopter ?

Une légitimation par le diplôme ?

Le sujet du niveau de diplôme n’est pas abordé ici dans une perspective RH d’équivalence de corps. Être docteur pourrait être un sésame pour les bibliothécaires en quête de légitimité auprès de chercheurs : rédiger une thèse permet d’être initié à la recherche par la pratique, et c’est aussi l’occasion d’expérimenter des formes de sociabilité académique. Mais cette approche s’avère limitée, car on n’observe jamais qu’un panel très réduit de chercheurs. En outre, plus l’argument du diplôme est déterminant pour votre interlocuteur, plus un essai de légitimation reposant sur un titre semble voué à l’échec. T. Becher et P. Trowler (Becher and Trowler 2001) soulignent en effet que les hiérarchies académiques se fondent sur un faisceau de critères : la discipline est-elle récente ou ancienne ? A-t-elle un caractère appliqué ou fondamental ? Est-elle socialement valorisée ? Enfin, ces hiérarchies évoluent selon les périodes et les contextes locaux.

 

 

L’expertise technique, un cheval de Troie ?

À l’ère de la data science, grande est la tentation d’adopter une stratégie de légitimation fondée essentiellement sur la technique. Faut-il se former d’urgence à des langages tels que R et Python ? L’informatique a changé la manière de faire de la recherche, mais la majorité des chercheurs n’a pas été formée à ces évolutions. L’heure du bibliothécaire programmeur serait-elle arrivée ?

Si les langages peuvent être simples a priori, les problèmes à traiter sont complexes. Outre la compréhension de la question de recherche, il faut maîtriser : le contexte de production des données, le type de méthode appliqué, les types de biais à éviter, la stabilité des environnements logiciels. Il faut aussi se figurer les impacts possibles d’un défaut de méthode : l’article « The war over supercooled water » (Smart 2018) décrit comment des équipes de chercheurs se sont affrontées par articles interposés pour une erreur de code qui leur a laissé entendre que leurs conclusions différaient radicalement, alors que ce n’était pas le cas. Dans ce contexte, quelle peut être la plus-value d’un bibliothécaire aspirant data scientist ? Le niveau d’expertise requis pour être susceptible de se voir accorder de la légitimité ne devrait pas être minoré.

Le coût de l’expertise

Dans le contexte de travail des bibliothécaires français, quel serait le coût pour acquérir une expertise avancée en data science appliquée à des questions de recherche ? La guilde des artisans permet d’appréhender la notion d’expertise en distinguant quatre niveaux de compétences. La personne en début d’apprentissage est un novice. Elle n’est pas autonome, à la différence du journalier, défini par Hoffmann comme « An experienced and reliable worker, or one who has achieved a level of competence » (Hoffman 1998). En s’appuyant sur Berthold (Berthold 2019), voici les compétences du « journalier » en data science : « […] experience communicating with stakeholders and domain experts to identify the data to be collected and to find and train the right models to provide the answers to the right question. ». Au-dessus du journalier se trouve l’expert : « […] [someone] whose performance shows consummate skill and economy of effort, and who can deal effectively with certain types of rare "tough" cases » (Hoffman 1998). Dans le domaine de la data science, l’expert est celui qui sait résoudre des questions complexes. Il est surtout celui qui apporte de nouvelles perspectives : « create new insights » (Berthold 2019). Le maître est quant à lui le spécialiste reconnu par les experts.

La notion d’économie de moyens introduite par Hoffmann souligne que l’expert dispose de compétences techniques approfondies et sait surtout agir avec facilité grâce à sa connaissance du domaine. Autrement dit, la question initiale est peut-être moins : « À quels langages informatiques se former pour acquérir une légitimité auprès des chercheurs ? » que : « Sur quelles données pourrait-on travailler pour acquérir une légitimité ? ». Ainsi que le soulignent Ekstrøm et ses co-auteurs, les bibliothécaires disposent déjà d’un domaine propice à des expérimentations susceptibles de consolider leur légitimité : « Imagine a librarian armed with the digital tools to automate literature reviews for any discipline, by reducing thousands of articles’ ideas into memes and then applying network analysis to visualise trends in emerging lines of research » (Ekstrøm et al. 2016).

Les pratiques de la science ouverte appellent l’émergence d’experts et mettent l’accent sur la collaboration. Or les acteurs impliqués ne partagent pas toujours ni les mêmes cultures, ni les mêmes repères. C’est donc en développant une identité d’intermédiaire culturel que la légitimité des bibliothécaires pourrait se renforcer, dans la mesure où leur capacité à travailler de manière interdisciplinaire constitue un atout majeur et une rareté au sein de la communauté de la recherche.

En recherche de légitimité, quelques sources bibliographiques

Abatecola, Gianpaolo, Roberto Cafferata, and Sara Poggesi. 2012. ‘Arthur Stinchcombe’s “Liability of Newness”: Contribution and Impact of the Construct’. Journal of Management History 18 (September): 402–18. https://doi.org/10.1108/17511341211258747

Becher, Tony, and Paul Richard Trowler. 2001. Academic tribes and territories: intellectual enquiry and the culture of disciplines. Buckingham, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord: Open university press, 2001.

Berthold, Michael R. 2019. ‘What Does It Take to Be a Successful Data Scientist?’ Harvard Data Science Review. A Microscopic, Telescopic, and Kaleidoscopic View of Data Science, 1 (2). https://doi.org/10.1162/99608f92.e0eaabfc

Bouquet, Brigitte. 2014. ‘La complexité de la légitimité’. Vie sociale n° 8 (4) : 13–23.

Demaret, Julie. 2014. ‘Le processus de construction de légitimité des contrôleurs de gestion’. Université François Rabelais. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00997829

Ekstrøm, Jeannette, Mikael Elbaek, Chris Erdmann, and Ivo Grigorov. 2016. ‘The Research Librarian of the Future: Data Scientist and Co-Investigator’. Impact of Social Sciences (blog). 14 December 2016. http://blogs.lse.ac.uk/impactofsocialsciences/2016/12/14/the-research-librarian-of-the-future-data-scientist-and-co-investigator/

Hoffman, Robert R. 1998. ‘How Can Expertise Be Defined? Implications of Research from Cognitive Psychology’. In Exploring Expertise: Issues and Perspectives, edited by Robin Williams, Wendy Faulkner, and James Fleck, 81–100. London: Palgrave Macmillan UK. https://doi.org/10.1007/978-1-349-13693-3_4

Smart, Ashley G. 2018. ‘The War over Supercooled Water’. Physics Today, August. https://doi.org/10.1063/PT.6.1.20180822a

Suchman, Mark C. 1995. ‘Managing Legitimacy: Strategic and Institutional Approaches’. The Academy of Management Review 20 (3): 571. https://doi.org/10.2307/258788

Illustrations

 

Citer cet article

Référence papier

Sabrina Granger, « Quelles dynamiques de légitimation pour les bibliothécaires ? », Arabesques, 97 | 2020, 8-9.

Référence électronique

Sabrina Granger, « Quelles dynamiques de légitimation pour les bibliothécaires ? », Arabesques [En ligne], 97 | 2020, mis en ligne le 02 avril 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1784

Auteur

Sabrina Granger

Co-responsable, référent axe "Information scientifique et technique"
URFIST de Bordeaux

sabrina.granger@u-bordeaux.fr

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