« Les bibliothèques doivent offrir des lieux de partage de la science avec les citoyens »

Entretien avec Michel Deneken président de l’université de Strasbourg et président du conseil de l’administration de l’Abes

DOI : 10.35562/arabesques.3665

p. 6-7

Index

Mots-clés

interview

Text

Président de l’université de Strasbourg mais aussi du conseil d’administration de l’Abes, du consortium Couperin et d’Udice, alliance de dix grandes universités françaises, le théologien Michel Deneken multiplie les postes d’observation de la science et de la recherche en train de se faire, ainsi que de la place qu’occupe la documentation dans ces processus, et notamment dans le dialogue entre science et société. Rencontre.

 

 

L’université de Strasbourg s’est dotée en 2021 d’un plan d’action sciences-société. Pouvez-vous nous en exposer les axes forts ?

Ce plan d’action, qui couvre le mandat 2021-2025 de l’équipe actuelle, est porté par le vice président science et société, fonction dont l’université de Strasbourg s’est dotée depuis 15 ans, se montrant pionnière en la matière. Strasbourg s’appuie sur une tradition très ancienne de lien entre la science et la société, qui remonte à la création de l’université allemande. J’aime citer la phrase de l’historien Marc Bloch, qui fut professeur à l’université de Strasbourg : « Il faut faire le service en ville ». C’est une très belle expression qui dit que l’université doit donner à la société ce que cette dernière y a investi. Notre plan repose sur cinq grands axes : partager la science avec tous les publics ; affirmer notre ancrage dans notre territoire et dans notre temps ; valoriser auprès du grand public le patrimoine scientifique très riche de l’université de Strasbourg qui possède des musées d’antiquités, d’égyptologie, de minéralogie, de zoologie ; réfléchir à la question de la parole scientifique dans l’espace public, dont on a vu la remise en cause pendant la crise du Covid ; et enfin, cinquième axe lié au précédent, former à la médiation et à la démarche scientifiques.

Par quelles actions concrètes se traduit ce plan ?

Les actions sont extrêmement nombreuses et reposent d’abord sur des lieux : le Jardin des sciences, où les enseignants chercheurs sont à la croisée des chemins entre les enfants des écoles, les étudiants et les citoyens ; le nouveau planétarium, inauguré tout récemment et qui est aujourd’hui unique en France, dédié à la fois au grand public et aux scientifiques ; et dans deux ans, le musée zoologique rénové. Nous introduisons également très tôt dans nos formations des actions de sensibilisation des étudiants sur la nécessité de diffuser les savoirs scientifiques et techniques dans la société et d’apprendre à communiquer auprès du grand public. Cet aspect est très important. Le plan apporte un soutien à des initiatives d’étudiants ou d’enseignants chercheurs qui animent des blogs de médiation scientifique. Cela s’incarne aussi dans le programme baptisé Opus dont un des volets concerne une association des étudiants qui réfléchit à la question des sciences dans la société. Nous menons beaucoup d’actions mais le plus important pour nous en ce moment, c’est d’avoir une présence plus affirmée dans l’espace public et notamment médiatique, et de développer la médiation scientifique auprès des citoyens.

Comment les services documentaires de l’université de Strasbourg sont-ils impliqués ?

Les services documentaires sont impliqués dans toutes les dimensions de diffusion des savoirs scientifiques et techniques mais aussi dans l’aspect patrimonial, en particulier la Bibliothèque nationale et universitaire (BNU) qui détient un fonds documentaire patrimonial incroyable. Pour nous, il était évident de construire ce plan avec les bibliothèques, d’autant plus qu’il s’inscrit dans un autre programme dans lequel les services documentaires sont fortement investis, celui de la science ouverte. Le plan Science et société est une manière de vivre la science ouverte.

Quels sont, pour l’université de Strasbourg, les enjeux d’une démarche de science participative ?

Plusieurs chantiers de l’université intègrent des actions de science participative qui impliquent tous les acteurs, politiques, étudiants, citoyens. J’en donnerai deux exemples. Un observatoire Hommes-milieux du CNRS a été créé autour du démantèlement de la centrale nucléaire de Fessenheim ; il rassemble des sociologues, des philosophes, des entreprises, des citoyens, des politiques, des industriels, des représentants d’associations d’usagers. Autre exemple, la démarche que nous avons entamée par rapport à l’histoire de notre université pendant l’époque nazie, et dans laquelle les citoyens ont été fortement impliqués, au moment de la restitution des conclusions issues de cette démarche et dans leur mise en œuvre. L’université a organisé environ 300 activités l’année dernière, conférences, colloques, tables rondes sciences et société, qui pour la plupart ont trouvé leur public.

Et d’une manière plus générale, quels sont les enjeux pour le monde de la recherche et pour la société ?

Nous avons besoin que la société prenne conscience que les sciences sont une manière de comprendre le monde, et que la démarche scientifique, qui n’est pas seulement l’éprouvette ou le laboratoire mais aussi la réflexion et le discours rationnel, est aujourd’hui plus que jamais nécessaire. La crise de la Covid a fait basculer les choses. Les citoyens ont découvert que la science n’est pas une vérité intangible et qu’il existe une pluralité de la communauté scientifique, qu’il y a débat, que parfois les scientifiques se trompent, changent d’avis. Pour nous, le combat est de faire comprendre que la grandeur de la science est bien sûr de trouver des solutions mais que cela se fait à travers des tâtonnements. Les grands médiateurs scientifiques qui interviennent dans les médias ont aussi une responsabilité et doivent nuancer leurs propos. C’est pour cela que notre plan comprend un axe important sur la formation à la médiation.

Quelles spécificités propres aux bibliothèques peuvent faire d’elles, selon vous, des portes d’entrée privilégiées aux démarches sciences et société ?

Aujourd’hui, nous avons clairement besoin de créer des espaces de médiation. Le Studium, ouvert il y a un an à Strasbourg, a été conçu avec des salles de conférences, d’expositions, des espaces de coworking, justement parce que la bibliothèque ne doit pas être simplement un lieu où on vient chercher des livres ou s’installer pour travailler, mais aussi un lieu qui rende possible le partage des sciences. La BNU, qui a rouvert il y a 6 ans après de grands travaux, s’est dotée d’un auditorium et d’un espace d’exposition qui ne désemplissent pas. Il y a donc un vrai enjeu à ce que les bibliothèques prévoient des lieux donnant cette possibilité d’exposition et de partage, de dialogue avec les citoyens. On sent que les gens ont envie de s’emparer des questions scientifiques, même si on ne touche malheureusement qu’un certain public.

Lors des dernières journées de l’Abes, en mai 2023, vous avez dit que la documentation était l’arme absolue de la science. Qu’entendiez-vous par là ?

Même si aujourd’hui les scientifiques militent pour la science ouverte et affirment que la protection des données, même à 6 mois, n’a plus de sens car tout est divulgué très vite, il n’empêche que la recherche continue de se faire, encore et toujours, à partir de collections de données. Pour moi, la force de l’université, de la science, leur arme absolue, c’est la qualité de la documentation. Il y a un véritable enjeu à faire comprendre que nos BU recèlent encore plein de trésors cachés qui restent à exploiter. Et j’insiste sur l’engagement que nous, chercheurs, devons prendre pour veiller à la qualité de nos productions scientifiques. Nous prenons conscience aujourd’hui que l’injonction « Publish or perish » a pu conduire certains universitaires à franchir des lignes rouges.

Vous êtes président du conseil d’administration de l’Abes. Comment, selon vous, l’agence peut-elle accompagner les établissements dans les démarches sciences et société ?

Après ces quelques mois comme président du CA, je pense que l’Abes doit mieux faire connaitre l’énorme potentiel de coordination de la documentation scientifique qu’elle est capable de conduire. Je suis sidéré de voir dans le rapport d’activité le nombre d’applications, de contrats, de cartographies produits. Je pense que l’Abes est un outil extraordinaire et que, dans l’écosystème des ressources scientifiques numériques notamment, elle doit mieux se faire valoir. Puisqu’aujourd’hui le constat est fait que la dispersion, la fragmentation sont une perte d’argent et de force, il faut que l’Abes convainque qu’elle sera d’autant plus efficace qu’elle pourra procéder à la mutualisation bien comprise des politiques documentaires et que cette mutualisation est un plus pour l’ESR français. Pour moi, l’enjeu est là.

Propos recueillis par Véronique Heurtematte

Illustrations

References

Bibliographical reference

Michel Deneken, « « Les bibliothèques doivent offrir des lieux de partage de la science avec les citoyens »  », Arabesques, 111 | 2023, 6-7.

Electronic reference

Michel Deneken, « « Les bibliothèques doivent offrir des lieux de partage de la science avec les citoyens »  », Arabesques [Online], 111 | 2023, Online since 06 octobre 2023, connection on 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=3665

Author

Michel Deneken

Président de l’université de Strasbourg et président du conseil de l’administration de l’Abes

michel.deneken@unistra.fr

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ISNI
  • VIAF
  • BNF

By this author

Copyright

CC BY-ND 2.0