Canal Psy : Les recherches rassemblées dans votre ouvrage couvrent une longue période de temps. Percevez-vous une évolution dans la façon dont vous avez abordé les liens unissant le transfert et le contre-transfert ?
J. Guillaumin : L’évolution existe et elle est surtout sensible dans les derniers chapitres de mon livre où je prends en compte dans le travail du transfert et du contre-transfert, au-delà de l’interaction individuelle, la présence de tiers multiples qui entourent la situation analytique, qui restent souvent obscurément à l’arrière-plan mais qui nourrissent l’interaction. On est obligé d’en tenir compte, même si on doit renoncer à contrôler tous ces facteurs. Ces tiers multiples constituent un arrière-fond, un arrière-pays, pour emprunter la métaphore au poète Yves Bonnefoy, arrière-pays peuplé de présences qui ne pourront sans doute jamais recevoir une totale mise en représentation interprétative. Mon dernier chapitre intitulé « Les contrebandiers du transfert », analysant l’inévitable part des liens transférentiels et contre-transférentiels formant des alliances inconnues qui fuient hors des frontières du cadre manifeste, comporte une pointe polémique. Elle est dirigée en direction d’une conception du transfert et du contre-transfert qui isole la psychanalyse et la situation analytique de certaines de ses provinces actuelles nouvelles. La psychanalyse des groupes d’une part, sous l’impulsion de chercheurs comme D. Anzieu, R. Kaës et des Sud-Américains ; d’autre part, la psychanalyse appliquée à la psychose, et les nouvelles formes que prend, après la mort de Marty, la psychosomatique : tous ces aspects représentent un enrichissement par rapport à un modèle métapsychologique, qui devient un peu sclérosé, celui de la sacro-sainte situation duelle.
Canal Psy : Pourrait-on dire que ce qui a pu apparaître comme des recherches appliquées, transportant hasardeusement la psychanalyse hors la cure, a permis de révéler dans la cure la présence active de ces tiers dont vous parlez ?
J. Guillaumin : Cela me paraît assez juste, à condition qu’on précise que ce qui est ainsi révélé demande ensuite à être replacé et réintégré dans le cadre de la cure comme une absence avec laquelle on travaille. La situation duelle reste le référent et l’opérateur de la psychanalyse et rien du transfert et du contre-transfert ne peut être défini en dehors de sa contrainte. Mais encore faut-il percevoir que la situation duelle n’existe pas seule et qu’elle fonctionne dans un milieu de résonances qui la nourrit secrètement.
Canal Psy : Vous proposez l’idée d’un contre-transfert à fonds perdu. Pouvez-vous préciser ses liens avec le registre anaclitique de la cure dont vous avez souvent souligné l’importance ?
J. Guillaumin : J’ai avancé l’idée d’un tel contre-transfert il y a maintenant de nombreuses années et je l’ai remise au travail dans certains textes. À fonds perdu indique qu’il y aurait une part du contre-transfert qui aurait pour vocation, contrairement à ce que pensait Freud tout au début, de ne pouvoir être contrôlée. Elle tendrait en quelque sorte à servir de soutien et de support aux échanges transféro-contre-transférentiels sans que l’analyste puisse parvenir à en récupérer entièrement les arrérages sur le plan interprétatif.
Concernant les liens que le contre-transfert à fonds perdu aurait avec le registre anaclitique de la cure, je n’ai qu’une réponse partielle. Dans ces deux ou trois décennies, j’ai suivi deux voies. J’ai emprunté un moment la voie ouverte par Winnicott en avançant la notion d’anaclitose de transfert selon laquelle le transfert ne peut se développer que sur le fond d’une sorte d’étayage organisant un espace transitionnel entre deux identités un peu mêlées. L’idée du transfert à fonds perdu est plutôt du côté de ce qu’on peut en faire, de l’usage méthodologique final qu’on peut faire de cette situation dans laquelle il existe de l’entre-deux pas complètement démêlé et fonctionnant comme un étayage nécessaire du transfert sur le contre-transfert et réciproquement. L’idée d’un contre-transfert à fonds perdu répond à une interrogation plus poussée sur ce qu’il reste au final de nature anaclitique des étayages réciproques du transfert et du contre-transfert au terme de la cure, sur ce qui doit, d’une certaine façon en être toléré et doit entrer en compte dans le dispatching final de la séparation sans pouvoir être complètement interprété.
Canal Psy : N’est-ce pas là critiquer une attitude contre-transférentielle qui relèverait de ce que vous appelez une doctrine de la méfiance ?
J. Guillaumin : Ce que j’ai nommé doctrine de la méfiance renvoie à toute une ligne de pensée selon laquelle l’analyste devrait par définition ne pas se laisser prendre par le transfert, devrait rester vigilant pour ne pas être l’objet d’un coup de contre-transfert, pour ne pas se laisser avoir. C’est cette pensée qui a été à l’origine de la position de Freud et il l’a difficilement dépassée, si même il l’a réellement dépassée. En tout cas, l’évolution de la psychanalyse et de la pensée freudienne ont conduit maintenant à admettre, plus généralement je crois, qu’il existe une compromission du contre-transfert par le transfert et, qui plus est, que cette compromission est nécessaire à la compréhension du patient et du transfert. C’est dans la mesure seulement où l’analyste, d’une certaine façon, se laisse partiellement piéger par le transfert du patient, mais en s’en défendant un peu grâce à ses apprentissages, c’est dans cette mesure seulement qu’il peut retrouver le sens des scènes inconnues qui, du plus profond passé du patient, reviennent se présenter entre eux. Le contre-transfert à fonds perdu prend acte d’une nécessaire concession faite à quelque chose qu’on accepte de ne pas maîtriser.
Canal Psy : À partir de la compréhension que vous avez de l’étroite coaction du transfert et du contre-transfert, la notion de pulsion de mort garde-t-elle une nécessité ou peut-on en faire l’économie ?
J. Guillaumin : C’est une question à un prix élevé et à laquelle je réfléchis encore. Il y a pourtant quelque chose à dire à ce sujet. Dans un article qui sortira sans doute dans quelque temps, je m’étais interrogé sur la fonction du transfert dans la lutte de la pulsion de vie contre la pulsion de mort. J’arrivais à la conclusion que, si Freud s’était encore occupé de la question du transfert après 1920, ce qu’il n’a pas fait car il n’existe pas d’article de Freud sur le transfert et le contre-transfert après 1918, il aurait été obligé de se poser le problème de savoir si le transfert était autre chose qu’une simple répétition et si le dispositif analytique n’organisait pas une alliance et presque un mixage, le mot mischung de l’article de 1924 sur le masochisme pourrait être repris entre l’action du transfert et du contre-transfert. S’il n’y avait pas un certain mélange entre l’action du transfert et du contre-transfert, peut-être que la pulsion de vie, que le psychanalyste essaye de réveiller chez le patient menacé par la destructivité, ne pourrait l’emporter. On pourrait concevoir l’action conjointe du transfert et du contre-transfert comme le moyen par excellence pour détourner la pulsion de mort de sa finalité, temporairement bien entendu puisque la mort triomphe toujours, et pour donner plus de temps à la vie. En ce sens, la co-action du transfert et du contre-transfert est le piège à pulsion de mort que Freud a inventé.
Cela même si la notion de pulsion de mort suscite des réserves importantes d’ordre épistémologique. J’ai déjà développé, dans un article paru dans la Revue française de psychanalyse, l’idée qu’on pouvait expliquer la construction de la notion de pulsion de mort à partir des expériences intimes, cliniques et personnelles, de Freud et que la construction théorique de la pulsion de mort n’était pas inscrite sur un mode nécessaire dans la théorie analytique. La pulsion de mort est une hypothèse à la limite, qui relève d’une position transcendante par rapport à l’expérience clinique. Cette dernière nous contraint à demeurer plongé dans une pratique qui ne connaît rien d’autre que ce qui lui vient de la cure. Nous ne touchons jamais la pulsion de mort, nous ne pouvons tout au plus qu’en faire la supposition pour tenter de donner un nom et de déposer, peut-être dans une manière de poubelle de la théorie, ce qui demeure inexplicable et intraitable dans nos modèles métapsychologiques. Cet intraitable a peut-être quelque chose en commun avec ce que la psychanalyse est bien contrainte de traiter comme contre-transfert à fonds perdu.
Canal Psy : Une ligne de force de votre pensée cerne, par des biais multiples, une zone de la psyché qui relèverait du négatif dont vous donnez une nouvelle compréhension. Pourrait-on dire que ce négatif renvoie à ce qui, dans la psyché, serait inassigné et qui fonderait la possibilité de son ouverture et des liens intersubjectifs ?
J. Guillaumin : Je pense en effet que, pour moi, le négatif est moins défini par la mise en représentation de la non-représentation, comme A. Green le propose, est moins défini comme une hallucination négative, que comme précisément une zone d’incertitude qui est en même temps l’espace d’inquiétude dans lequel se fait la différence, s’engendre la frontière, se crée la limite, se fonde l’identité. C’est sur ce fond que s’appuient, finalement, les mises en ordre dont la vie est faite pour qu’elle continue. On trouverait sans doute une analogie entre cette conception des choses et mon orientation épistémologique. La zone d’inconnu étant ce que notre condition humaine ne nous permet pas de saisir et de contrôler parce que c’est ce qui nous organise et non ce que nous organisons. L’inconnu est derrière nous et c’est lui qui nous porte. Cette idée n’est pas inconciliable avec la notion de « réserve de l’incréable » proposée par A. Green. Et l’idée greenienne elle-même d’hallucination négative n’est évidemment pas inconciliable avec mon point de vue.
Canal Psy : Pourrait-on dire, en introduisant les nuances nécessaires, que ce qui vient en contrebande constitue le fondement de l’ouverture psychique, l’origine du fond élaboratif de la psyché ?
J. Guillaumin : En effet, ce qui est latéral, vu de profil, incomplètement saisi, est probablement d’une certaine façon le centre même. Freud disait « la périphérie, c’est le centre ». Je reprendrais volontiers cette formule en disant que cet environnement d’incertitude est probablement ce qui est au centre de notre être et l’anime à se rendre plus certain et à s’organiser. C’est pourquoi j’ai une sympathie pour une représentation de l’analyse selon laquelle l’essentiel serait d’apprendre à tolérer l’indétermination, à contenir l’incontenable. Ceci renvoie peut-être au titre d’un chapitre du livre que j’ai publié sur l’objet il y a deux ans : je terminais ce livre sur la capacité de non-représentation.
Canal Psy : Ce qui ne peut pas se représenter ne trouve-t-il pas un passage par l’affect ?
J. Guillaumin : En spéculant dans un sens philosophique, on pourrait dire que l’affect met en contact avec la transcendance. C’est d’ailleurs une idée que l’on retrouve chez certains philosophes. D’une certaine façon Kant, dont on réduit trop souvent la pensée à une sorte d’intellectualisme savant, avait parfaitement perçu cet aspect quand il parlait de la perception de l’altérité comme une sorte d’affect.
Canal Psy : Vous insistez sur une certaine carence des modèles dans l’approche métapsychologique des relations unissant le transfert et le contre-transfert. D’après vous quelle métapsychologie serait requise pour exprimer cette co-action ?
J. Guillaumin : Cela ne pourrait être qu’une métapsychologie elle-même inachevée inscrivant une sorte de trou de pensée dans lequel se joue justement, entre le patient et l’analyste, l’interstitiel, l’entre-deux de l’affect et de l’irreprésentable. Si on voulait parler en termes de systématique, il faudrait parler de système ouvert, ouvert sans doute en direction des profondeurs du corps, du monde extérieur et vers une altérité. Le modèle métapsychologique devrait aussi inscrire l’impossibilité définitive de se placer dans une méta position qui donnerait une vision de l’ensemble du système. Le mode de connaissance propre à la psychanalyse étant celui d’une connaissance immergée, la métapsychologie capable d’exprimer cette spécificité passe forcément par une représentation, qu’elle soit graphique ou descriptive, figurant une ouverture. Ce que Freud a anticipé dans le schéma, présenté en 1932-1933 dans les Nouvelles conférences, par lequel il figure l’appareil psychique. L’appareil psychique est représenté sous la forme d’une sorte de vaste globule ouvert par en bas. Je dirais volontiers, ouverte par en bas, par en haut, afin que quelque chose reste en travail dans la mesure où même la représentation que nous pouvons en donner laisse place à une blessure.