L’intérêt que manifestent les sciences humaines et sociales pour le domaine de la santé est de plus en plus soutenu. D’autre part des professionnels de la santé, les infirmières notamment, leur ont depuis plusieurs années emprunté concepts et modes d’analyses. Ainsi les nouveaux programmes des études d’infirmières ont intégré les approches anthropologiques, sociologiques et psychologiques du corps et de la maladie. Un nombre croissant de professionnels des soins, par motivations personnelles, cherchent à l’université, et dans le cadre de formations diverses, des réponses susceptibles de faire face à des questions qui surgissent dans l’expérience quotidienne. Constat général que justifient la multiplicité des travaux, des créations disciplinaires dont les appellations aussi inventives qu’ambiguës rendent compte de l’embarras de l’ensemble des professionnels de la santé comme des chercheurs, à instaurer des alliances qui s’avèrent souvent plus fictives que réelles : psychologie de la santé, psychosomatique, ethnomédecine, anthropologie de la maladie ou médicale, psychologie sociale de la médecine, psycho pharmacologie, ethnopharmacologie, psychiatrie expérimentale ou ethnopsychiatrie…
Pourtant, si l’on s’intéresse à la manière dont de telles ouvertures se sont concrétisées sur le terrain de la pratique, de la thérapeutique et de la prévention, personne ne se sent tout à fait satisfait. C’est comme si l’ensemble des travaux, des actions et des décisions dans le domaine du soin, ne parvenait, ni par sa qualité, ni par son abondance à remédier à des incohérences devenues intolérables parce que touchant, à la question même de l’identité, celle du sujet, malade, ou plus simplement consommateur des soins, mais aussi celle des praticiens. Certes, il ne fait plus aucun doute pour chacun des acteurs concernés par ce débat que le domaine de la santé est révélateur de l’orientation des symboliques sociales et témoigne de façon particulièrement vive de l’état des liens individu/société. Peut-être même représente-t-il une voie d’intervention et une force de réorganisation sociale qui n’est pas à négliger. À ce titre, il ne peut être isolé des dimensions psychiques, mais aussi ne peut être considéré hors ses dimensions sociales, politiques, institutionnelles et éthiques.
Ainsi la psychanalyse et l’anthropologie imprègnent totalement l’approche des questions sur le malaise, le mal-être, le malheur. Elles sont à considérer non seulement comme des sciences connexes mais encore complémentaires, « l’anthropologie bénéficiant beaucoup des interprétations analytiques qui, en plusieurs cas permettent de sortir de l’ornière où s’entasse la multiplicité des faits, et la psychanalyse tirant grand bénéfice dans ses interprétations et sa théorie des documents anthropologiques » (cf. J.-P. Valabrega, 1962).
Le regard anthropologique a été particulièrement sollicité ces dernières années, entre autres pour la compréhension de pathologies inédites (le sida en est le paradigme), et de l’évolution des relations de soins, spécifiquement en situations interculturelles. Ces nouvelles pathologies ont bousculé les formes de relations traditionnelles entre les différents acteurs, et ont élargi les frontières, les formes et les effets de l’intervention médicale (accentuation de la gestion des risques et du contrôle des comportements, déplacement des discriminations…). Par ailleurs, coté recherche, un « mal » comme le sida a particulièrement suscité l’émergence et le renouvellement des objets d’investigation, des terrains et des méthodes de recherche : le rapport à la mort, la prise en compte des sexualités, le rôle symbolique et politique des fluides du corps, l’analyse des modalités préventives et des logiques associatives… On peut alors se demander quel est l’intérêt de l’élargissement et de la multiplicité des recherches pour les pratiques soignantes : les résultats sont-ils seulement connus, pris en compte, utilisés par ceux qui ont un rôle-clef dans l’orientation des décisions, que ceux-ci soient responsables des programmes de prévention ou des soins ?
Les nouvelles pathologies, les techniques perfectionnées (procréations…) mettent la question de la relation thérapeutique au vif des débats anthropologiques. Les situations interculturelles, plus encore parce qu’elles pointent la douloureuse gestion de l’identité des malades migrants (ne serait-ce que par l’usage difficile de la langue) fonctionnent comme révélateur des impasses encore trop souvent sous-estimées entre les systèmes de soins et les usagers et mettent l’éclairage sur ce « fameux malentendu » entre le médecin et son malade : résurgence de l’irrationnel, refus ou incompréhensions des soins accentués par la fragilisation des soubassements cognitifs et par l’extrême dépendance des malades… (Durif-Bruckert, 1994, Le Breton, 1995).
Il s’agit aussi de s’interroger sur quelque chose qui se passe hors de nous, chercheurs ou cliniciens : c’est la modernité, la surmodernité même comme le dit Marc Augé (1994) qui se constitue au cœur d’un événement où « l’individu s’individualise et les références se planétarisent », la modernité qui traduit l’excès, la surenchère et surtout la confusion des fonctions. Ainsi, l’engagement des professionnels se déplace, quelquefois s’embrouille le long d’une chaîne qui va du médical (soins) au préventif (éradication des risques, de tous les risques), enfin du préventif aux pratiques sécuritaires (normativité des comportements) et à la « promotion de la santé », sorte d’univers polyphonique dans lequel chacun se perd. Peut-on aller jusqu’à dire que la conception et les pratiques de la science induisent un certain nombre de faits mortifères ? Il semble en tout cas urgent de prendre en considération les modalités nouvelles de symbolisation à l’œuvre dans l’ensemble microsocial, mais aussi planétaire, comme le suggère M. Augé, et de situer, là, au plein cœur de cette ouverture, la question de la gestion de la santé. Mais, ne nous y trompons pas : « s’adapter au changement d’échelle, ce n’est pas cesser de privilégier les petites unités, mais prendre en considération les mondes qui les traversent, les débordent, et, ce faisant, ne cessent de les constituer et de les reconstituer » (Marc Augé, 1994).