Альберт Байбурин, Советский паспорт. История — структура — практики

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Альберт Байбурин, Советский паспорт. История — структура — практики, Санкт-Петербург, Издательство Европейского университета в Санкт-Петербургe, 2017. — 488 с. [16] с илл. ISBN 978-5-94380-232-4

Texte

Professeur à l’université européenne de Saint-Pétersbourg, anthropologue, sémioticien, ethnographe, Albert Baïbourine est l’auteur de plusieurs ouvrages fondamentaux sur les rites, l’habitat, les comportements stéréotypés, la vie quotidienne en URSS. Son livre sur l’étiquette fut traduit en français (Aux sources de l'étiquette : études ethnographiques. Trad. par J. Neboit-Mombet. Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004). Avec son dernier ouvrage, Le passeport soviétique. Histoire structurepratiques, Albert Baïbourine a écrit une somme qui va au-delà de l’anthropologie du passeport intérieur soviétique, objet aussi familier que méconnu. En prenant le parti de présenter ce document mythologique et sa place dans l’histoire des relations entre l’individu et l’État, l’ouvrage retrace, d’une part, l’évolution de la société et de la bureaucratie soviétique, et, d’autre part, s’interroge sur ce que signifient ou cachent le nom, la signature, la nationalité, la résidence, l’identité réelle et l’identification officiellement instituée.

Création de Pierre Ier, les passeports acquièrent une importance notoire avec l’établissement des formulaires imprimés en février 1726. Avant le XXe siècle, le passeport sert surtout de sauf-conduit (c’est « une permission ou des lettres d’un prince ou d’un gouverneur qui accorde un sauf-conduit, ou la liberté de passer, d’entrer et sortir de leur territoire librement et sans être inquiété », J.-P. Gutton), la fonction identitaire étant remplie par d’autres titres ou par des insignes professionnels et vestimentaires.

L’ouvrage est organisé en trois parties divisées chacune en deux ou en quatre chapitres. La première partie, intitulée « L’histoire sociale du système de passeport soviétique », traite du « portrait » que fixait le passeport avant 1917 ; ensuite, elle parle de la suppression des passeports entre 1917 et 1932 (en France une abolition analogue s’étendit de février à septembre 1792) et de leur émission à partir de 1932. La deuxième partie — « Le passeport en tant qu’objet bureaucratique construit » — est consacré aux rubriques et à l’esthétique du document. Voici ces rubriques : nom, prénom, patronyme, lieu et « temps »1 de naissance, nationalité, signature, métier, attitude envers le service militaire, mariage (divorce), enfants (pension alimentaire), personnes à charge, autorité qui a délivré le passeport, papiers qui ont permis de le délivrer2, personnes inscrites dans le passeport, photographie (à partir de 1937), résidence permanente. A. Baïbourine explore chacun des paragraphes et des identifiants évoluant au rythme des réformes de 1938, 1946, 1953 et 1974. C’est de 1974 que date la mise en circulation du dernier modèle, ce livret rouge foncé indéfiniment valable et la distribution des passeports aux ruraux, qui n’entraînait pas le droit de quitter le kolkhoze (apparu en 1988). Évoluent aussi les formalités, par exemple, celles qui permettent à l’administration d’authentifier l’homme avant de lui délivrer (ou de lui refuser) le passeport : par exemple, acte de naissance, fichier domiciliaire, attestation de l’employeur ; l’identité physique semble jouer un rôle secondaire.

L’étude du passeport soviétique laisse percevoir les multiples servitudes de cette société marquées par les traditions impériales. La troisième partie de l’ouvrage, bâtie sur des sondages, se concentre sur les pratiques sociales reflétées dans les souvenirs de ceux qui connurent l’Union soviétique. Des expériences servent à cerner les attitudes envers les procédures d’émission, la photographie d’identité, le prénom, la présentation des papiers en URSS, etc. Le contrôle d’identité constitue une réquisition de la part des forces de l’ordre tentant de confronter sommairement et approximativement le passeport et son détenteur. L’ouvrage incite à la réflexion sur les rapports qui unissent l’individu et les institutions.

Les chapitres consacrés aux noms examinent fort heureusement l’utilisation de la traditionnelle double nomination : l’une de rue, bien connue de tous, l’autre calendaire, peu connue mais officielle. L’introduction des registres paroissiaux sous Pierre Ier permit aux prénoms de baptême de l’emporter. Chaque élément de la banale séquence « prénom – patronyme – nom de famille », ainsi que toute cette formule ternaire, ont une histoire et une valeur identitaire. Albert Baïbourine éclaire d’un point de vue historique et anthropologique tous ces éléments, et le disgracieux usage, aux relents policiers, selon lequel on se présente soi-même ou on interpelle quelqu’un en mettant le nom de famille devant le prénom (cet ordre se trouve même gravé sur les pierres tombales). Or, en Russie, l’ordre « Ф.И.О » est imposé et généralisé à l’époque soviétique. Avant 1940, on peut encore rencontrer les prénoms placés avant le nom, ensuite l’individualité se fait définitivement évincer à cause de l’énumération alphabétique et l’appel par liste.

Tout encartement ou passeportisation exigent l’uniformisation de la population, si multiethnique et multiculturelle en URSS. Quels noms et patronymes en Asie Centrale ou au Grand Nord ? Chez beaucoup de peuples autochtones, être « reconnu » par les autorités signifiait renoncer à son identité coutumière, ou, plus exactement, se faire à une double identité, l’une officielle, l’autre courante.

L’arrêté du 27 décembre 1932 rétablissait les passeports intérieurs supprimés par le décret sur l’abolition des états et rangs civils du 11 (24) novembre 1917, ce qui représentait un renoncement à l’accomplissement bolchévique soucieux d’effacer les instruments de l’État tsariste policier. Quelle en est l’explication officielle ? La surveillance des flux migratoires. Quelles en sont les véritables raisons ? L’enjeu de la passeportisation accélérée (du 10 janvier au 15 avril 1933), confiée à la police politique, se résume ainsi : a) déclarer que le passeport est indispensable pour tout résident, b) ne pas le délivrer à tous. Autrement dit, le pouvoir réintroduit les passeports pour stigmatiser une partie conséquente de la population. Il était interdit aux personnes privées de passeport de résider à Moscou, à Leningrad et à Kharkov, de même dans un rayon de 100 km autour des capitales et de 50 km autour de Kharkov. Les autorités de police délivraient une prescription de quitter les lieux dans un délai de dix jours. Dmitrij Lihačëv témoignait de l’attente angoissée des Pétersbourgeois de souche, menacés d’expulsion sous dix jours. Pour donner un exemple de parias sans passeport, citons les « anciens » aristocrates, et, dans les faubourgs de Saint-Pétersbourg, les anciens domestiques aux palais.

La fraude entrait en jeu : pour dissimuler la mémoire familiale, se fabriquer un passé différent ou une nationalité convenable (être Biélorusse était mieux qu’être Juif, écrit A. Baïbourine, et à la fois moins bien qu’être Russe). Tant de ruses et d’astuces pour faire oublier sa levée d’écrou, quitter le kolkhoze, obtenir une propiska à Moscou, et ainsi de suite. L’étude des motivations qui poussent les Soviétiques à changer légalement de nom, de prénom, de nationalité mérite un intérêt particulier.

La rubrique « situation sociale » (dans les passeports de 1932) ne représentait rien d’autre qu’un retour aux rangs sociaux d’avant 1917, car elle faisait référence au passé et bien souvent à la profession des parents. Voici les types de situation sociale proposés par une instruction de Genrih Jagoda en 1935 : ouvrier, kolkhozien, paysan ayant une exploitation individuelle, employé, étudiant, artisan, retraité, clerc, personne à la charge de quelqu’un, ouvrier et employé au chômage, individu sans activité précise. De 1932 à 1935, deux modifications eurent donc lieu : les professions libérales disparaissent de la liste et une nouvelle catégorie y entre : les personnes « sans activité » pouvaient théoriquement obtenir un passeport, mais dans des lieux « en dehors des zones à régime ». Dans l’espace soviétique divisé en zones (zones à régime), la différenciation géographique se croise avec les distinctions sociales.

En abandonnant l’identification confessionnelle, l’État soviétique met en avant la distinction ethnique en dépit de ses déclarations sur une identité nationale commune (советский народ). Entre 1932 et 1938, la simple déclaration du futur titulaire du passeport suffit pour faire consigner sa nationalité. Plus tard, le prétendu encerclement du pays de puissances ennemies aboutit à la méfiance de plus en plus exacerbée face à un étranger, même si c’est un Polonais ou un Allemand vivant depuis plusieurs générations en Russie. En 1938, la nationalité devient héréditaire, biologique (по родителям), et il faut la prouver.

En Union soviétique, les instances chargées des passeports étaient dépositaires d’un savoir occulté à la population ; les individus ne pouvaient que deviner vaguement ce que les arrêtés officiels leur prescrivaient par le truchement des médiateurs, dont les légendaires employés des bureaux des passeports (паспортистки). En absence de prescriptions, le public cautionnait les règles et les interdits imaginaires, par exemple, en ce qui concerne le costume sur la photographie et la manière de signer. Albert Baïbourine confronte la signification du passeport dans la vie privée et la ritualisation collective dans la société soviétique.

Les matérialisations des identités française (cf. les ouvrages de Maurice d’Hartoy et de Pierre Piazza), russe et soviétique ont connus leurs aléas et diverses réglementations. On saura gré à Albert Baïbourine d’avoir analysé tous les aspects anthropologiques, historiques, sémiotiques et discursives du passeport soviétique. Ce remarquable ouvrage repose sur l’étude des sources d’archives, des arrêtés, de la presse, des circulaires semi-secrètes, sur les sondages et les témoignages personnels.

Notes

1 La date de naissance exacte est indiquée à partir de 1940, bien que la rubrique appropriée continuât de s’appeler « время и место рождения ». L’idée même du calcul temporel précis était relativement inhabituelle, et la réforme du calendrier rendait encore plus complexe le respect de cette innovation (les documents d’avant 1917 évoquaient l’âge) ; l’ancien calendrier se révéla si enraciné que les formulaires administratifs en tenaient compte jusqu’à la fin des années 1930.

2 C’est cette inoffensive rubrique, disparue seulement en 1974, qui permettait de facilement comprendre que le titulaire de passeport a purgé une condamnation.

Citer cet article

Référence électronique

Natalia Gamalova, « Альберт Байбурин, Советский паспорт. История — структура — практики », Modernités russes [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 11 mai 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/modernites-russes/index.php?id=375

Auteur

Natalia Gamalova

Professeur des universités en langue et littérature russes au département d’études slaves de la faculté des langues de l’université Lyon 3, directeur-adjoint du Centre d’Études Linguistiques – Corpus, Discours et Sociétés

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