Marcelle Ehrhard
La carrière de Jules Patouillet, premier professeur russisant de chaire universitaire à la Faculté des lettres de l’université de Lyon, est bien connue1. Son titre de chevalier de la Légion d’honneur nous permet d’en prendre facilement connaissance en ligne. En revanche, nous savons peu de choses sur Marcelle Ehrhard2 qui lui succéda en 1932. Je me propose donc de récapituler brièvement les informations relatives à sa carrière en me référant aux documents conservés aux archives départementales du Rhône3.
Marcelle Marie Ehrhard naquit le 4 novembre 1887 à Grenoble. Sa mère, Jeanne Marie Limouzineau, était sans profession ; son père Marie Joseph Augustin Ehrhard, né à Fegersheim (Bas-Rhin), âgé alors de 26 ans, enseignait à la Faculté de Grenoble [Registre d’état civil de 1887, acte 1019]. En 1903, Augustin (ou Auguste) Ehrhard sera « appelé à la chaire nouvellement fondée, de langue et littérature allemandes » à l’université de Lyon [Ehrhard, 1919 : 185]. De 1924 à 1931 il y assumera les fonctions de doyen de la Faculté des lettres. La note marginale de l’acte de naissance de Marcelle Ehrhard dit qu’elle décéda le 20 mars 1972 à Villeneuve-de-Berg. La seule nécrologie, courte et anonyme, que j’ai pu trouver, est parue dans une revue « féministe », non slaviste [sans auteur, 1972].
En 1904, à Lyon, Marcelle Ehrhard reçut son diplôme de fin d’études secondaires. En 1908, elle devint certifiée d’aptitude à l’enseignement, et acheva ses études supérieures un an plus tard, en 1909. En 1912, elle fut admise première au concours des jeunes filles de l’agrégation d’allemand. Pendant la guerre, elle dirigea l’économat de l’hôpital auxiliaire no 6 bis et servit comme infirmière à l’hôpital auxiliaire no 10, en faisant aussi des suppléances au lycée de jeunes filles de Lyon et au lycée Perrache. En 1918-1919, elle suppléa le professeur d’allemand au lycée de jeunes filles de Lons-le-Saunier, en 1919-1920 — au lycée de garçons de Montluçon. En 1920-1923 elle fut professeur d’allemand au lycée de jeunes filles de Clermont-Ferrand. Son dernier poste dans le secondaire, en 1923-1932, fut le lycée de jeunes filles de Lyon. Après sa mutation à Lyon en 1923, elle s’inscrivit en licence de russe et l’obtint en 1927.
Dès l’obtention de licence de russe, en 1927, Marcelle Ehrhard se consacra à la rédaction de sa thèse. Le 26 janvier 1928, Madame le Proviseur de son lycée transmit au ministère une demande par laquelle Mademoiselle Ehrhard sollicitait une mission d’études en Russie pendant les vacances scolaires de 1928 pour recueillir les matériaux d’une thèse de doctorat. En décembre 1929 Marcelle Ehrhard demanda au ministère de la charger d’une mission en Russie pendant les vacances d’été 1930 et de lui verser à cet effet une subvention.
En juin 1932 Marcelle Ehrhard succéda à Jules Patouillet en qualité de chargée de cours. Deux documents ministériels précédèrent le recrutement de cette slaviste en 1932 : un avis favorable du ministre ou de son délégué et un arrêté.
Le 1er mars 1932
Écrit à la main : J’ai l’honneur de v<ou>s transmettre la demande ci-j<oin>te par laquelle Mlle Ehrhard, prof<esseur> d’all<eman>d au lycée des j<eunes> f<illes> de Lyon, sollicite son inscription sur la liste d’aptitude de l’enseignement supérieur.
Dactylographié : Je connais bien Mlle Ehrhard et suis au courant de ses travaux relatifs à la littérature russe et à la littérature comparée. Je n’estime pas moins le brillant professeur d’allemand qu’elle est dans l’enseig<nemen>t secondaire, que la chercheuse originale qui s’est imposée, dans des conditions pénibles, deux séjours en Russie soviétique pour travailler dans les Bibliothèques.
Je suis persuadé qu’elle serait une précieuse recrue pour la spécialité qu’elle a choisie et qui, en France, compte si peu de représentant qualifiés.
Je donne un avis très favorable à son inscription sur la liste d’aptitude à l’enseignement supérieur (langue et littérature russes).
Je pense que ce brouillon fut rédigé par André Lirondelle, devenu recteur de l’Académie de Lyon en 1931, et de ce fait président du Conseil de l’université. L’arrêté du Ministère de l’Instruction publique signé le 16 juin 1932 par Anatole de Monzie annonçait cette décision :
Mlle Ehrhard, professeur agrégée au Lycée de jeunes filles de Lyon, est chargée provisoirement, pour l’année scolaire 1932-1933, du service de la Chaire de Langue et Littérature russes à la Faculté des Lettres de l’Université de Lyon (dernier titulaire : M. Patouillet).
Elle recevra à ce titre le traitement des maîtres de conférences (3ème classe) des Facultés des Universités des Départements, prélevé sur le traitement disponible de la chaire.
Fait à Paris, le 16 juin 1932, signé : De Monzie
En 1932 Marcelle Ehrhard n’avait pas encore le grade de professeur qui lui fut attribué en juin 1939, après la soutenance à Paris de ses deux thèses, préparées sous la direction de Jules Legras, l’une principale, en littérature comparée (Allemagne, Angleterre et pays slaves) : V. A. Joukovski et le préromantisme russe (1938), l’autre — complémentaire : Un ambassadeur de Russie à la Cour de Louis XV. Le prince Cantemir à Paris (1738-1744) (1938). Ces soutenances furent évoquées dans un rapport annuel de l’université : « Mlle Ehrhard, chargée de cours, a été nommée professeur de langue et littérature russes, à la suite d’une brillante soutenance de thèse » [Dufay, s. d. : 18]. Le décret de la nomination fut signé le 10 juin 1939, et, à la rentrée 1940, Marcelle Ehrhard devenait « professeur titulaire », à la veille de la seconde guerre mondiale, la seconde dans sa vie aussi. À l’âge de 53 ans, elle traversait de nouveau une période de luttes, de défaites, d’attaques aériennes, de mobilisations et de réquisitions, de bonnes et de mauvaises nouvelles du front.
Peu avant l’admission de Marcelle Ehrhard à la retraite, à compter du 1er octobre 1958, le Conseil de la Faculté demanda que lui soit attribué le titre de professeur honoraire, et à cette occasion une lettre datée du 2 juin 1958, sans signature, résumait sa carrière :
Mlle Marcelle Ehrhard, fille du professeur Ehrhard, ancien Doyen de la Faculté des Lettres de Lyon est reçue en 1912 première à l’agrégation d’Allemand. […] Nommée chargée de cours de langue et de littérature russes à la Faculté des Lettres de Lyon en 1932, puis professeur dans la même Faculté en 1939, Mlle Ehrhard y crée, non seulement un enseignement du russe extrêmement vivant, mais un centre d’études slaves qui porte à l’heure actuelle sur cinq langues et littératures et intéresse une cinquantaine d’étudiants. […] Entourée de l’affection de ses étudiants et de ses collaborateurs, de l’estime et de l’admiration de ses collègues, qui l’ont choisie pour les représenter au Comité Consultatif des Universités, où sa voix a été particulièrement écoutée, Mlle Ehrhard a été nommée officier de l’Instruction Publique et Chevalier de la Légion d’Honneur.
D’après les annuaires, Marcelle Ehrhard enseignait la littérature russe, le vieux russe et le vieux slave, dont la préparation à l’agrégation. En 1954, le physicien Georges Déjardin, professeur à la Faculté des sciences et secrétaire du Conseil de l’université, rapportait fièrement qu’à « l’agrégation de russe, 2 sur 3 candidats admis sont des élèves de la Faculté » [Déjardin, 1955 : 10]. En 1955, Marcelle Ehrhard, investie de la fonction de secrétaire du Conseil de l’université, rédigea à son tour un rapport sur l’activité de l’université [Ehrhard, 1956].
Marcelle Ehrhard maîtrisait naturellement l’allemand, le russe, ainsi que l’anglais, le polonais et le tchèque. Son dossier contient plusieurs autorisations d’absence pour se rendre : en Pologne en octobre-novembre 1948 (aux « universités de Varsovie, Cracovie, Poznan et Wraclaw »), en Yougoslavie, pendant le mois d’août 19544, en URSS, en septembre et en octobre 1954.
Relativement aux travaux scientifiques de Marcelle Ehrhard, la bibliographie que j’ai pu recueillir, grâce aux catalogues et moteurs de recherche et en épluchant les Annales de l’université de Lyon5 de 1912 à 1960, n’est pas vaste. En dehors des deux thèses, il y a une traduction commentée de la correspondance d’Antioche Kantemir, une traduction préfacée du Pèlerinage d’Antoine de Novgorod, deux articles et sa Littérature russe parue dans la collection Que sais-je ? Un compte rendu détaillé6 suivit seulement la publication de la traduction anglaise de ce livre en 1964. Les coquilles repérées par W. E. Harkins se faufilèrent seulement dans l’édition britannique, mais le recenseur n’avait sans doute pas tort en mettant en garde contre la vulgarisation [Harkins, 1965 : 149]. Certains raccourcis pouvaient en effet surprendre : Bestužev-Marlinskij écrivait des « romans historiques » [Ehrhard, 1948 : 50 ; Harkins, 1965 : 149], Klyčkov était « surtout pittoresque » [Ehrhard, 1948 : 112], Bulgakov « fort amusant », le succès de Tchekhov « fut assez rapide » [Ehrhard, 1948 : 89] et « l’auto-critique (de la société, — N. G.) a toujours été encouragée en URSS » [Ehrhard, 1948 : 120], pour ne citer que quelques exemples de l’édition originale française. Faire le tour de toute la littérature russe en 128 pages est un exercice audacieux et risqué.
En ce qui concerne les ouvrages de Marcelle Ehrhard sur Žukovskij et Kantemir, ils furent hautement appréciés. Un professeur d’histoire de l’université de Lyon consacra un long article à Un ambassadeur de Russie à la Cour de Louis XV dans la presse locale [Dutacq, 1939 : 3]. Le livre sur Kantemir fut aussi salué comme une étude en « histoire de la civilisation, sinon même l’histoire politique » [Mazon, 1939 : 137]. « Ce travail approfondi et pénétrant […] nous apporte […] la meilleure monographie qu’ait inspirée ce poète » [Mazon, 1939 : 130].
La correspondance de Marcelle Ehrhard nous laisse entendre qu’elle entretenait des relations chaleureuses, du moins privilégiées, avec André Lirondelle, Jules Patouillet et André Mazon. Le fonds « André Mazon » dépôsé à l’Institut d’études slaves rue Michelet (Paris) contient une vingtaine de lettres de Marcelle Ehrhard écrites entre 1937 et 1948.
En 1940-1941 par l’entremise d’André Mazon Lyon reçut le don de Madame Antoine Meillet, veuve du grand linguiste [Patel, 1942 : 30].
Bien que les évaluations annuelles des fonctionnaires soient préconçues, routinières et stéréotypées, ne leur refusons pas leur part de sincérité. Les notices individuelles remplies par des chefs de service des établissements du second degré et de l’université pointaient sans faille l’affabilité et l’intelligence de Mademoiselle Ehrhard : « fait sa classe avec entrain et avec plaisir » (1923), « femme très cultivée » (1923), « professeur d’une intelligence remarquable » (1927), « d’une bonne grâce toujours souriante » (1928), « enjouée, souriante, pleine de charme » (1929), « esprit extrêmement cultivé » (1929). Proviseurs, recteurs, doyens relevaient le dévouement et la bonne grâce de Marcelle Ehrhard. Le recteur André Lirondelle écrivit le 27 février 1934 : « Infatigable travailleuse, Mlle Ehrhard est un professeur chaleureux, qui conquiert aux études slaves de nombreux adeptes, et qui est considérée comme une des forces de la Faculté ». Ce même recteur est encore plus élogieux en 1937 :
Professeur de tout premier ordre, spécialiste ardente, Mlle Ehrhard a rapidement fait de Lyon le premier centre slavisant de la France provinciale. Sa thèse principale est achevée, la complémentaire est en bonne progression. Lyon, le 26 février 1937.
Le doyen lui faisait écho au dos de la notice individuelle périodique de l’année scolaire 1936-1937 :
Professeur remarquable, qui a non seulement donné aux études de langue et littérature russes une impulsion vigoureuse, réunissant autour de sa chaire une quarantaine d’étudiants et d’étudiantes, mais dirige avec maîtrise trois lecteurs (russe, tchèque, polonais). A fait aussi de la Faculté des Lettres de Lyon un centre brillant et fréquenté d’études slaves.
Partiaux ou impartiaux, objectifs ou aimables par amitié avec le père de Marcelle Ehrhard, ou encore touchés par son affection innée7, ces fonctionnaires supérieurs semblent admiratifs. Certes, nous ne pouvons aujourd’hui que patauger dans des conjectures et essayer de deviner derrière les paperasses administratives, une chercheuse et un être humain, sans aucun doute enthousiaste et sympathique.
En 1958, lorsque Marcelle Ehrhard avait pris sa retraite, elle fut remplacée par Mademoiselle Кyrа Sanine, maître de conférences de langue et littérature russes8, à laquelle on confia : la littérature, le vieux russe, le vieux slave, la préparation à l’agrégation et au Capes [Annuaire, 1961-1962 : 62]. Ce fut la première maîtrise de conférences en russe à Lyon. Louis Mollon était chargé de cours de russe, le lecteur Dmitri Prokopenko s’occupait des débutants, du thème et des « études pratiques » ; d’autres lecteurs enseignaient le bulgare, le serbo-croate, le polonais, le roumain9, le tchèque [Annuaire, 1958-1959, 24, 58]. Un an avant le départ de Marcelle Ehrhard fut recruté en qualité d’assistant Daniel Alexandre [Annuaire, 1958-1959, 56], qui « successivement maître-assistant, chargé d’enseignement dans une maîtrise de conférences […], professeur titulaire », exerça, à Lyon 3, « jusqu’en 1994, année de son départ à la retraite » [Lanne, 2008 : 9]. En arrivant en France en 1992, j’ai eu la chance de suivre les remarquables cours de grammaire de Daniel Alexandre.