André Lirondelle est l’un des premiers universitaires à avoir enseigné la langue russe en France. En nous appuyant sur le dossier d’André Lirondelle archivé par ministère de l’Éducation nationale (site Pierrefitte, F/17/25272), nous nous proposons ici de reconstituer sa carrière professionnelle.
Ce jeune homme venu du Nord, issu d’une famille modeste, a travaillé pendant dix ans en tant que recteur de l’Académie de Lyon. Sa carrière embrasse tout l’Hexagone : de Lille à Marseille, de Nantes à Dijon en passant par Clermont jusqu’à Lyon puis enfin, Paris.
Né le 26 janvier 1879 à Douai, André Joseph Maurice Lirondelle est fils de Vital Edouard Lirondelle, professeur de physique au lycée, et de Marie Lucie Elisa de Chamon, femme au foyer. Il a fait ses études secondaires à Lille [Condette, 2006b : §440] et obtenu le grade de bachelier ès lettres [Condette, 2006a : 258].
André Lirondelle semble assez tôt convaincu de son orientation de linguiste, et comme plusieurs pionniers français de la slavistique, il ne se consacre pas d’emblée à la langue russe, peu répandue encore dans le système éducatif : Louis Leger (1843-1923) commence par le polonais [Boyer, 1923 : 128], Émile Haumant (1859-1942) était chartiste et agrégé d’histoire (1886) [Veyrenc, 1985 : 252], Jules Legras (1866-1939) agrégé d’allemand (1890) [Chabot, 1940 : 65 ; Veyrenc, 1985 : 259], Pierre Pascal (1890-1983) et Raoul Labry (1880-1950) étaient agrégés de lettres (respectivement 1912 et 1907) [Pascal, 1951 : 129], Jules Patouillet agrégé de grammaire (1886) et de lettres (1890) [Veyrenc, 1985 : 260] etc.
Premiers pas dans le monde universitaire : une carrière encouragée
Le contact avec les langues étrangères commence pour Lirondelle par deux séjours en tant que lycéen en Grande-Bretagne (1893, 1895-1896), avant des études en Licence d’anglais à l’université de Lille. Durant cette période il réalise un séjour de près de deux ans à Saint-Pétersbourg où, tout en suivant les cours de l’université de Saint-Pétersbourg, il travaille comme précepteur dans la famille du ministre de la justice Murav’ëv. À son retour, en octobre 1899, il obtient son diplôme d’études supérieures de russe avec la mention Très Bien. Le dossier du candidat porte l’appréciation suivante :
M. Lirondelle est un esprit sérieux, juste. Il a de la culture et de l’ouverture d’esprit. Il a passé un examen de très bonne tenue, très égal, très fourni en excellentes qualités moyennes, harmonieusement réussi. Il est laborieux, grave de caractère et il fera certainement très bien tout ce qu’il fera.
L’avenir ne démentira pas cet élogieux pronostic. En 1902, Lirondelle est reçu premier à l’agrégation d’anglais. Son expérience de l’enseignement de cette langue sera toutefois bien courte. Il occupe le poste de professeur d’anglais à titre provisoire au lycée de Marseille, puis à celui de Nantes pour des classes de sixième à l’automne 1902. En août de la même année, il avait postulé à l’université de Lille. Le poste lui est décerné quelques mois plus tard. Lirondelle se tourne vers l’enseignement du russe. Dès l’âge de 23 ans, à peine ses études terminées, il accède ainsi à un poste universitaire.
Une lettre touchante de sa mère datée du 3 novembre 1902 et adressée à un haut fonctionnaire exprime sa « profonde gratitude » : « Grâce à vous, le vœu de mon mari s’est réalisé et c’est la plus grande consolation que je puisse avoir dans mon malheur. Mon fils vous sera toujours très reconnaissant ». Pour cette humble famille, l’accès à un poste d’enseignant à l’université, qui plus est aux fonctions de maître de conférences, représente un bond social conséquent.
Les lettres de recommandation qui ont contribué à ce succès précoce sont intéressantes et méritent un petit aparté. Le dossier d’André Lirondelle témoigne en effet de l’affection et du souci de ses supérieurs hiérarchiques à son égard. Dans les documents administratifs et officiels transparaît une bienveillance souvent mêlée d’admiration pour ses qualités professionnelles et personnelles. Son investissement dans la vie de l’université est particulièrement souligné. Ce sérieux lui aurait même, dans une certaine mesure, coûté la santé à la fin de sa vie, d’après les propos de son supérieur : « [Il est d’un] zèle professionnel admirable, accepte avec entrain toute tâche. Sa santé nous inquiète. Elle se ressent de ce trop ardent labeur ». De nombreux courriers témoignent de la volonté de ses anciens professeurs ou supérieurs d’intercéder en sa faveur auprès du ministère pour qu’il obtienne des subventions pour ses projets ou un poste à la mesure de son talent.
L’argument de son excellente connaissance de l’anglais est employé par ses protecteurs pour soutenir sa candidature au poste d’enseignant de langue russe. D’abord Louis Leger, professeur au Collège de France, dans sa lettre de recommandation, datée du 15 août 1902, au directeur de l’université de Lille, argue que non seulement Lirondelle connaît le russe, mais qu’il est en plus agrégé de langues vivantes, ce qui garantit une bonne méthode pédagogique. Cela, précise-t-il, est important car à Lille il s’agit non pas de former des philologues, mais de rendre accessible l’étude d’une langue difficile. Un autre interlocuteur, M. Bayet, probablement enseignant à Lille, écrit à son tour une lettre en octobre de la même année pour appuyer la candidature de Lirondelle auprès du directeur. Parmi les arguments qu’il retient figure le fait que Lirondelle a été reçu premier à l’agrégation d’anglais. Il souligne également qu’il est « sans fortune », et qu’il a « sa vieille mère à sa charge ». À l’époque, visiblement, un tel argument méritait d’être pris en considération. M. Bayet rétorque avec humour à ceux qui « le trouve[nt] un peu jeune pour occuper la place qu’il sollicite » que « ce défaut, dont il ne se guérira que trop vite, est amplement compensé par ses succès universitaires ».
L’argumentaire de Louis Leger destiné à soutenir la candidature de Lirondelle s’appuie sur des paramètres forts différents. D'après lui, l’un de ses atouts est le fait qu’en tant que Français, il serait mieux à même d’expliquer aux étudiants les difficultés de la langue russe. Au passage, Louis Leger déconseille de recruter un Russe, à moins qu’il ne soit philologue, car « il faut avoir appris soi-même la grammaire d’une langue difficile pour être en état de l’enseigner aux autres ». Mais surtout, selon lui, la formation dispensée par Émile Haumant à Lirondelle garantit que ce dernier offrira à son tour « un enseignement clair, pratique, facilement accessible, bien gradué ». Notons que c’est précisément Émile Haumant, dont le poste avait été nouvellement créé à Lille en 1892, qui l’avait poussé vers le russe au détriment de sa vocation d’angliciste1. Lirondelle se positionne d’ailleurs lui-même dans la continuité de celui qu’il appelle son « Maître » dans sa lettre de candidature, du 13 août 1902, au poste d’enseignant en langue et littérature russes à la Faculté des lettres de Lille, laissé vacant par Émile Haumant. Louis Leger, qui a fait passer l’examen de russe à Lirondelle, estime lui-même que le jeune homme est tout à fait en état de « continuer les traditions du maître » et s’affirme « prêt à lui donner ses conseils comme il l’a fait à M. Haumant naguère ». Cette position de disciple du professeur Haumant sera bénéfique à Lirondelle, et sa réputation lui servira à gravir les échelons de sa carrière universitaire dès le début de sa vie professionnelle. Un tel courrier témoigne des pratiques de « filiation » entre universitaires en vogue à l’époque. Quoi qu’il en soit, Lirondelle perpétue la toute jeune tradition des enseignants slavisants, marchant dans les pas de ses illustres prédécesseurs.
Cependant, le maintien de la chaire de littérature russe après le départ de Haumant n’a rien d’une évidence. Une lettre du ministère de l’Instruction publique et des beaux-arts au recteur de l’université de Lille, datée du 23 juillet 1902, demande si le conseil de la Faculté des lettres et le conseil de l’université de Lille sont d’avis que l’enseignement de langue, littérature et histoire de la Russie et des peuples slaves soit maintenu, supprimé ou transformé. C’est la troisième option qui sera retenue le 22 octobre 1902.
Les voyages en Russie
André Lirondelle a effectué plusieurs séjours en Russie, en particulier à Moscou et à Saint-Pétersbourg. L’un des moments les plus intenses de sa carrière semble avoir été le voyage à Moscou à l’occasion des fêtes du centenaire de Gogol’, en mars 1909, où Lirondelle représente l’université de Lille. Il est alors âgé de tout juste trente ans.
Le dossier de sa mission en Russie répertorie les douze pièces relatives à son voyage : « De nombreuses invitations ont donc été adressées aux corps savants et aux Universités des pays étrangers. […] Parmi les délégations étrangères, celle de la France est la plus considérable. Elle comprend, outre les quatre membres de l’Institut, deux professeurs de nos Universités de province, M. Legras, de Dijon et M. Lirondelle, de Lille… » [F/17/17276]2. Les archives conservent essentiellement des requêtes d’ordre financier.
Dans ses rapports annuels, le doyen de Lille mentionne qu’à Moscou Lirondelle « a fait honneur à l’université » et que son discours était suivi « d’un applaudissement général ». Selon lui, l’enseignant, très attaché à son université, « ne néglige rien pour en faire porter au loin le bon renom ». Enfin, il est précisé dans ces rapports que « sa haute distinction d’esprit, sa précoce autorité dans son enseignement se sont affirmées de façon éclatante lors des fêtes de Moscou ».
En Russie, Lirondelle ne s’est pas arrêté à ses fonctions de représentation. Probablement, dans le souci de « rentabiliser » ce voyage long et onéreux, d’en tirer un bénéfice pédagogique, il s’est proposé de prolonger son séjour et de réaliser une enquête sur l’enseignement des langues dans le pays. L’idée consistait à examiner « comment l’enseignement des langues vivantes est pratiqué dans un pays où les langues étrangères sont en honneur et d’un usage courant dans les classes cultivées », afin d’établir des comparaisons dans une perspective pédagogique. La demande de subvention à la suite de ce voyage, que Lirondelle a envoyé aux diverses instances du ministère de l’Instruction publique, était motivée par son intérêt pour l’organisation des études linguistiques dans les établissements d’enseignement supérieur et les institutions secondaires, en particulier celles réservées aux jeunes filles. De cette expérience, il a tiré deux travaux : « L’enseignement des langues vivantes, et particulièrement du français, dans les établissements de l’enseignement secondaire en Russie » [Lirondelle, 1909a] et « Chez les collégiennes russes » [Lirondelle, 1909b]. Cette expérience a aussi donné lieu à une conférence auprès de « maîtresses et jeunes filles du secondaire » qui était « un petit chef-d’œuvre », d’après le rapport d’un supérieur hiérarchique.
Le 19 juillet 1909, Lirondelle épouse à Lille son ancienne élève Marguerite Schubart [Acte de mariage n° 1091]. L’année suivante, le jeune homme se voit décerner l’Ordre de Sainte-Anne IIIe classe par sa majesté l’empereur de Russie, comme en atteste une lettre du ministère des Affaires étrangères à M. Doumergue, ministre de l’Instruction publique et des beaux-arts, datée du 19 janvier 1910.
André Lirondelle fait un second voyage en Russie en 1911 dont on ne sait pas grand-chose. Sa troisième et dernière mission en Russie, devenue entre-temps l’Union soviétique, aura lieu en 1925. Il y ira en tant que représentant du ministre de l’Instruction publique, à l’occasion du bicentenaire de l’Académie des sciences de l’URSS, aux côtés de deux grands orientalistes, Sylvain Lévi et de Paul Pelliot. Visiblement, les fonctions ultérieures de Lirondelle ne lui laisseront plus le loisir de visiter le pays qu’il affectionnait tant.
La vie universitaire à Lille et l’activité scientifique à l’étranger
André Lirondelle a exercé à Lille du 1er novembre 1902 au 31 octobre 1926, d’abord comme maître de conférences de langue et littérature russes, et à partir du 1er novembre 1913 comme professeur. Lirondelle y a organisé un foyer de travail vivant et productif, formant à son tour ses disciples. La bibliothèque de l’université, en partie grâce à lui, « sera dotée du plus riche fonds russe qui soit en province » [Mazon, 1952 : 109]. Fidèle à l’université dans laquelle il a été formé, Lirondelle ne fera qu’une exception lors de la Première Guerre mondiale, qui le contraint à se replier sur Paris où il enseignera temporairement à la Sorbonne [Mazon, 1952 : 109].
En 1912, après « dix années de recherches et de critique, pour une bonne part à la Bibliothèque publique de Pétersbourg » [Mazon, 1952 : 109], Lirondelle soutient à la Faculté des lettres de Paris deux thèses consacrées à la littérature russe : Le poète Alexis Tolstoï : l’homme et l’œuvre et Shakespeare en Russie (1784-1840) : étude de littérature comparée. Elles éclairent, chacune pour la première fois, un chapitre d’histoire littéraire négligé. Ces travaux sont publiés aussitôt aux éditions Hachette.
Selon la lettre du 26 décembre 1912 du recteur de l’Académie de Lille au ministre de l’Instruction publique et des beaux-arts, dès le mois de décembre 1912, Lirondelle est promu professeur adjoint, toujours à Lille. En novembre 1913, il est nommé professeur en langue et littérature russes à la Faculté des lettres de Lille. Les rapports dépeignent « un professeur d’élite, un conférencier d’un grand charme », qui a su regrouper autour de lui en cours une vingtaine d’étudiants fidèles. Cet enseignant ayant la force du savoir « uni aux qualités pédagogiques les plus rares », précieuse recrue de l’université, est également considéré par le Doyen comme « un savant sincère dont l’action est profonde ».
La large reconnaissance institutionnelle dont Lirondelle a joui aussi bien en France qu’en Russie et dans le reste de l’Europe est attestée par différentes distinctions honorifiques dès le début des années 1910. Il a été nommé Officier de l’Instruction publique, Chevalier puis Officier de la Légion d’honneur, Commandeur de Saint-Stanislas de Russie, Officier de la Couronne de Belgique, Commandeur de Saint-Sava de Yougoslavie, Chevalier du Mérite agricole, Commandeur du Polonis Restituta, et a reçu l’Ordre de Saint-Stanislas deuxième classe (une décoration polonaise) ainsi que la Médaille d’Or de l’Éducation physique. Cela n’empêche pas Lirondelle de poursuivre son travail à Lille en toute humilité, d’après les rapports de ses supérieurs.
L’enseignant a également pris une part active à l’échelle internationale, intégrant un certain nombre de sociétés savantes à l’étranger telles que la Société des Amis des Lettres russes de l’université de Moscou, l’Institut d’études slaves à Prague ou encore l’École d’études slaves de l’université de Londres (King’s College).
Après ses thèses, André Lirondelle n’aura certes pas cessé totalement d’étendre et d’approfondir son œuvre de russisant. Il est traducteur et éditeur scientifique de deux recueils : La Poésie russe, XIXe siècle paru en 1921 dans la collection des « Cent chefs-d’œuvre étrangers » et des œuvres choisies de Puškin parues dans la même collection. Il publie avec E. Streletzky, la lectrice de russe qui l’assiste, un ouvrage pédagogique en 1928 : Premier recueil russe chez Didier3.
Toutefois, selon André Mazon, la guerre et la révolution russe n’ont pas été sans conséquence sur ses conceptions concernant son rôle en tant qu’enseignant russisant. Désormais, pour ce passionné de poésie russe, l’art et l’histoire littéraire apparaissaient comme « des passe-temps interdits à un moment où son pays se reconstruisait, où l’Europe se transformait, où une partie du monde inaugurait un ordre nouveau » [Mazon, 1952 : 111-112]. Qu’il soit mû par une « nostalgie de l’action » après des années de travail scientifique acharné, ou bien qu’il y soit poussé par le déroulé naturel d’une carrière universitaire, Lirondelle se met à assurer des fonctions administratives de plus en plus importantes. De fait, selon le doyen de Lille, « son sens psychologique, son talent, sa distinction naturelle, son expérience et sa rare valeur morale le recommandent pour l’exercice des plus hautes fonctions administratives ».
Les rectorats de province
En mai 1925, André Lirondelle est nommé recteur de l’Académie de Dijon, mais un document daté du 9 octobre 1925 le déclare « non acceptant » de ce poste. Il sera maintenu sur sa demande à Lille et chargé de mission près le recteur de l’Académie de Lille pour l’aider dans l’administration générale durant quelques mois. Nous pensons que Lirondelle est d’autant plus réfractaire à son départ pour Dijon que cela aurait mis en péril la chaire lilloise de langue et littérature russes dont il était titulaire. Le conseil de la Faculté des lettres demande alors le maintien de la chaire, et qu’il soit sursis à la déclaration de vacance. Les arguments avancés sont cette fois d’ordre économique. L’université de Lille avait noué avec succès des relations avec le Premier groupement économique, un ensemble de Chambres de commerce issues de différentes villes du Nord. Ce groupement subventionnait un cours de géographie régionale à la Faculté des lettres et cherchait à renouer des relations avec la Russie pour l’importation directe du lin. Réciproquement, des représentants de coopératives soviétiques avaient fait part de leur désir de développer ces relations commerciales et avaient d’ailleurs organisé à cette fin, pour l’université, une excursion d’études sur l’industrie du lin. L’enseignement de la langue russe parlée et de l’économie politique contemporaine du pays russe à Lille présentait donc, à la lumière de cette missive, un intérêt immédiat et perceptible. La chaire de russe devait être maintenue, avec ou sans Lirondelle, qui finira par assumer la fonction de recteur de l’académie de Dijon, en 1926.
Par la suite, André Lirondelle prend successivement en charge les rectorats de Clermont-Ferrand (1926-1931), puis de Lyon (1931-1941) où il occupe en dehors de son poste de recteur celui d’inspecteur général et devient membre de droit du Conseil d’administration de l’École nationale des beaux-arts.
Cependant, le 7 février 1941, la carrière de Lirondelle prend un nouveau tournant, bien malgré lui : il est affecté au rectorat de Bordeaux, où il restera jusqu’en 1944, assurant également le poste d’inspecteur général. D’après André Mazon, « ce dernier rectorat lui avait été imposé pour avoir refusé de publier une affiche appelant les étudiants à l’enthousiasme lors d’une visite du maréchal Pétain à Lyon » [Mazon, 1952 : 112]. Le maréchal Pétain est venu à Lyon en novembre 1940. Dans une lettre du 14 février 1941, le ministre précise que la mutation à Bordeaux n’est pas une disgrâce, mais que le gouvernement souhaite au contraire marquer combien il apprécie les services rendus en appelant Lirondelle à un poste de confiance. Quelles qu’en soient les raisons, cette nouvelle cause une cuisante déception chez le recteur lyonnais. Deux courriers qu’il adresse au ministère pour protester contre cette décision indiquent qu’il la perçoit comme une punition. Citons la première missive intégralement.
Lyon, le 8 décembre 1940
Le Recteur, Président du Conseil de l’Université de Lyon
à Monsieur le Directeur général de la Sûreté Nationale
Une personnalité qui revient de Vichy m’assure avoir appris du Secrétaire d’État pour l’Instruction publique que le Cabinet du Maréchal me tiendrait rigueur d’avoir préféré à l’apposition d’affiches aux étudiants l’envoi de communiqués à la presse et les entretiens directs préalables avec les dirigeants des associations estudiantines.
La méthode adoptée par moi à l’occasion de la venue du Chef de l’État est celle que j’ai invariablement suivie depuis plus de 9 ans que j’administre l’Université de Lyon et qui ne m’a jusqu’ici jamais causé de déception. Aucune manifestation n’a pendant ces années interrompu le travail d’une maison qui a toujours été citée en exemple par les directeurs successifs du ministère.
Aussi bien, vous avez vous-même constaté le résultat. L’enthousiasme des jeunes gens des Facultés et des Écoles a été magnifique, sans la moindre défaillance.
Le résultat a confirmé mon attente. Et n’est-ce pas le succès qui juge la méthode ?
Si vraiment une sanction m’est réservée parce que j’ai tenu à rester libre du meilleur choix des moyens d’atteindre le but visé, j’éprouverais une peine profonde qu’un soupçon injurieux pesât sur moi.
Puis-je, cher Monsieur le Directeur, faire appel à nos anciennes et confiantes relations pour vous prier de bien vouloir, en témoin exceptionnellement autorisé des faits, persuader de cette vérité le cabinet du Maréchal ?
Il serait cruellement injuste de me voir soudain et sans motif légitime enlever à cette belle université, à laquelle pendant plus de neuf ans, en la tenant à l’écart de la politique, j’ai donné tous mes soins et tout mon cœur, après m’être tant attaché à elle que j’ai refusé de la quitter pour des fonctions directoriales qui m’ont été plusieurs fois offertes.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression déférente de mon fidèle et dévoué souvenir, Le Recteur, signé A. Lirondelle
Dans sa seconde lettre, datée du 17 avril 1941 et adressée à Jérôme Carcopino, secrétaire d’État à l’Éducation nationale, tout en redisant son « étonnement attristé » devant le « déplacement d’office à Bordeaux du Recteur qui avait dirigé pendant dix ans, sans un reproche et sans la moindre ingérence politique, la première Université de province », Lirondelle demande « les formules de laisser-passer pour Bordeaux ». Il y assumera ses fonctions jusqu’au lendemain de la Libération4.
Dans son allocution à l’occasion du départ de Lirondelle pour Paris en 1944, le doyen de l’université de Bordeaux Émile Delage, retraçant son parcours, affirme qu’il a rendu l’université de Lyon « la plus grande et la plus belle de province » [Colette, Delage, 1944 : 7]. Le doyen poursuit en affirmant que la mutation de Lirondelle à Bordeaux, quels qu’aient pu être ses sentiments sur elle, avait été bénéfique à l’université bordelaise, puisqu’en trois ans et demi Lirondelle s’est efforcé d’atténuer l’insuffisance des locaux et moyens matériels, malgré les difficultés nées de la guerre. Sous sa direction, de nouveaux bâtiments ont été achevés, la bibliothèque a été agrandie, des chaires et cours complémentaires ont été créés [Colette, Delage, 1944 : 8-9].
Enfin, Lirondelle laisse définitivement la province derrière lui en octobre 1944 pour aller assurer la haute fonction de directeur de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale, jusqu’en avril 1945. Il est alors classé hors cadres pour pouvoir assurer la fonction de délégué général à la Cité universitaire de Paris (1946), où il met à profit ses compétences en termes d’organisation et de collaboration internationale. Il devient enfin vice-président de l’Institut d’études slaves. Ainsi, le professeur de langue anglaise d’un lycée de province a atteint le poste le plus élevé de la hiérarchie de l’enseignement supérieur.
La carrière universitaire d’André Lirondelle a quelque chose d’exemplaire. Commencée tôt, elle a été judicieusement orientée par des slavisants heureux de voir un jeune homme talentueux rejoindre leurs rangs encore fort clairsemés à l’époque. Lorsqu’il décède à Paris le 12 mars 1952, à l’âge de soixante-treize ans, des suites d’une longue maladie, il laisse derrière lui un double héritage : d’une part, des réalisations concrètes pour améliorer la vie des universités ; d’autre part, de nombreux articles et ouvrages aussi bien pédagogiques que littéraires, fruits de ses périodes d’immersion en Russie et en URSS et de son érudition.