Origine et développement de l’Académie de Lyon
L’Académie de Lyon est une société savante qui correspond à un « modèle de relations, intellectuelles, savantes et personnelles » [Roche, 1996 : 643] développé en France aux xviie et xviiie siècles. À travers les différentes Académies qu’elle « patronne » alors, la monarchie française favorise le développement d’activités intellectuelles dans des enceintes réservées au débat et aux échanges entre lettrés et savants [Roche, 1996 : 643]1. Ce faisant, elle établit « les arts libéraux […] au-dessus des professions et des métiers » et systématise « les liens interindividuels de collaboration, d’amitié qui organisaient traditionnellement le réseau des humanistes » [Roche, 1996 : 644]. Le mouvement académique a donc sa place entre la République des lettres de « la première modernité » et « l’âge dominé par la formation spécialisée et la professionnalisation du xixe siècle » [Roche, 1996 : 646]. Ces Académies développent au fil du temps une sociabilité qui leur est propre (séances privées, séances publiques, discours de réception, éloges, etc.) ; elles ne se replient pas pour autant sur elles-mêmes et agissent au contraire « comme un élément médiateur entre la société et le monde des spécialistes », organisant des concours, distribuant des prix qui s’adressent à tous les groupes sociaux, au-delà des frontières régionales et nationales, ou procédant encore à des publications destinées à diffuser les connaissances (dictionnaires, journaux, mémoires et autres) [Roche, 1996 : 647]. Selon Daniel Roche,
de Richelieu à la Révolution, l’académisme a été un lieu unifié par la sociabilité et la civilité, propice en cela à la cohésion des activités littéraires, historiques, savantes, artistiques : l’art de bien dire – et de bien écrire – y fait partout accéder à la visibilité et démontre l’utilité publique du mouvement académique […] qui unit les pouvoirs de l’expertise à la proclamation d’une volonté de service dans tous les domaines [Roche, 1996 : 645, 648]2.
À la veille de la Révolution, à côté des grandes sociétés parisiennes, on dénombre en France une quarantaine de sociétés plus modestes, traditionnellement méfiantes « envers les gros messieurs de la capitale »3 [Roche, 1996 : 648] et soucieuses de leur ancrage dans la vie économique et culturelle locale. L’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon en fait partie : dès son origine et 200 ans avant que Lyon ne soit dotée d’une université en 18964, elle « s’est voulue au croisement de la science et des besoins de la cité » en soutenant « le progrès technique, environnemental et social » et en stimulant « la création et la réflexion » [Faivre d’Arcier, 2021 : 7]. Ont d’abord existé à Lyon deux Académies informelles, l’Académie des sciences et belles-lettres, fondée en 1700, plutôt « littéraire » au sens où on l’entend aujourd’hui, et l’Académie des beaux-arts, fondée en 1713 et quant à elle divisée en trois classes (physique, mathématiques, arts) ; elles obtiennent chacune des lettres patentes5 en 1724 avant de fusionner en 1758. Les locaux de la nouvelle Académie sont alors à l’hôtel de ville. Elle compte à cette époque quarante membres et est divisée en deux classes : sciences ; belles-lettres et arts (ou lettres).
L’Académie de Lyon est dissoute en 1793, date à laquelle la Convention supprime « toutes les Académies et toutes les sociétés littéraires patentées » [Mazauric, 2017 : 85] ; elle renaît en 1800 pour revenir progressivement à son fonctionnement antérieur, cette fois dans les locaux du Grand Collège (actuel lycée Ampère) et dans le contexte nouveau de cette « professionnalisation » du xixe siècle décrite par Daniel Roche. Elle s’y adapte : « l’Académie accompagne le développement économique de la ville », grâce à ses membres ingénieurs, et s’implique « dans la transmission du savoir et l’éducation populaire », comme dans la protection de la santé publique et « dans le développement urbain » [Barale, 2021 : 6]. « L’Académie reconstituée (peine toutefois [ndla]) à récupérer ses fonds de livres, manuscrits et œuvres d’art », qu’elle retrouve « à peu près au moment où elle s’installe pour un siècle et demi au Palais des arts (ou palais Saint-Pierre), en 18246 » [Crépel, Hausberg, 2018 : 242-243]. Ces fonds, dont l’Académie garde la propriété, entrent en 1831 dans la bibliothèque du palais des Arts, sorte de seconde bibliothèque municipale où sont conservés les ouvrages des sociétés savantes. En 1912, au moment de la fusion des bibliothèques de la ville, l’Académie reprend ses fonds propres, mais en 1960, faute de place, elle en cède une grande partie à la bibliothèque municipale et à la bibliothèque universitaire. Une fraction de ces collections (revues anciennes et volumes reçus des sociétés savantes françaises et étrangères) disparaît dans l’incendie de cette dernière bibliothèque en 1999 [Micol, 2000].
Le patrimoine documentaire de l’Académie de Lyon
Depuis 1975, l’Académie de Lyon est installée dans les locaux du palais Saint-Jean, l’ancien archevêché sis au bord de la Saône et échu à la ville de Lyon au moment de la séparation de l’Église et de l’État. Elle compte aujourd’hui cinquante-deux membres titulaires, répartis en deux classes (sciences et lettres7), des titulaires émérites, des membres d’honneur et des correspondants. Cette société choisie (le recrutement se fait par cooptation) se réunit chaque semaine en séance ordinaire, ouverte au public ; le fonctionnement interne de l’Académie, ses publications et sa réflexion propre donnent lieu à des séances privées et à diverses commissions qui se réunissent à intervalles réguliers. La présidence est annuelle et revient alternativement à chacune des deux classes. Parmi les « présidents de prestige » se distinguent le maire de Lyon Édouard Herriot, en 1950, et le cardinal Pierre Gerlier, en 1952. Les classes sont chacune dotées d’un secrétaire et d’un secrétaire adjoint élus pour quatre ans [Crépel, Hausberg, 2018 : 268]8.
Le patrimoine documentaire conservé à l’Académie peut être consulté sur place9. Les registres, rapports et procès-verbaux de séance, tenus à partir de 1714 par les secrétaires successifs de l’Académie, représentent la source majeure permettant de suivre l’activité de la compagnie et de situer les personnes ; les mémoires, régulièrement publiés à partir du milieu du xixe siècle, quoiqu’à des intervalles et sous des formes variables, constituent une autre source précieuse. Depuis 2001, les Mémoires sont annuels ; ils donnent l’état de l’Académie au cours de l’année écoulée, le texte ou le résumé des communications et conférences entendues lors des séances ordinaires et, enfin, des études sur l’histoire de l’Académie et sur son patrimoine dont sont présentés quelques spécimens. Dans la bibliothèque de l’Académie sont conservés les travaux publiés des académiciens à côté d’ouvrages provenant des legs reçus10. Dans les archives, on trouve le texte original des discours et mémoires lus en séances (depuis 1736), divers manuscrits et notes de la main des académiciens, ainsi que la correspondance reçue par l’Académie au fil des ans, qu’il s’agisse de lettres ou de manuscrits entiers, envoyés à l’appui de candidatures, ou dans le cadre de concours, ou encore pour information. Ces manuscrits ont généralement fait l’objet d’une présentation en séance, parfois sous forme de résumés ou de comptes rendus dont on a aussi en principe conservé le texte.
Ces fonds riches et variés ont donné lieu, au fil du temps, à plusieurs classements et catalogages11. Ils sont mis en valeur par les Mémoires et – sans parler de la récente exposition aux archives municipales – par les ouvrages généraux consacrés à l’Académie et aux académiciens [Dumas, 1839-1840 ; Dictionnaire, 2017]. Pourtant, dans ces fonds, se cachent encore des trésors, comme sans doute dans ceux de la chambre de commerce de Lyon, troisième chambre de commerce de France à recevoir ses lettres patentes du roi en 1702, dont les annales se trouvent, depuis 2016, aux archives départementales du Rhône. Une première exploration des archives de l’Académie de Lyon a en tout cas révélé la présence de documents manifestant l’existence de liens entre la Russie et Lyon, avant même l’existence de son université et la création en 1920 de la première chaire de slavistique sur la place lyonnaise. Ces documents sont de trois natures différentes : lettres (de Russie ou sur la Russie) ; textes manuscrits ayant ou non déjà donné lieu à publication, destinés en général à une lecture ou à un compte rendu publics (relation de voyage, essai scientifique, fragment d’étude linguistique, traité général sur la Russie, poème) ; discours contenant des réactions à l’actualité russe.
Les Russes de l’Académie de Lyon (xviiie-xixe siècles)
On trouve trace dans les archives de deux personnalités russes seulement, mais hautes en couleur et entourées d’un certain mystère. Ces deux ardents patriotes viennent l’un d’Ukraine et l’autre de Pologne. Il s’agit pour le premier d’un chirurgien et médecin du xviiie siècle dont le nom connaît plusieurs translittérations. Daniel ou Danylo Samojlovič – selon l’orthographe qu’il adopte dans les quatre lettres conservées à Lyon (Данило Самійлович Самойлович-Сушковський) – est né en 1742 à Ianivka dans la province de Tchernihiv dans le Nord de l’Ukraine actuelle, et est décédé en 1805 à Mykolaïv, une ville de chantier naval fondée en 1789 au confluent du Bouh et de l’Inhoul, à 400 km au sud de Kyiv12. Samojlovič obtient le titre de docteur en médecine en 1767, à l’issue de sa formation à l’Académie Mohyla de Kiev et dans les hôpitaux de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Il s’intéresse aux maladies infectieuses, en particulier à la peste qui devient son sujet de spécialité et dont il suit la propagation, en qualité de médecin aux armées, pendant la guerre russo-turque (1768-1774), de la Moldavie à la Pologne et à Moscou. De 1776 à 1783, avec l’accord des autorités médicales russes, il séjourne en Europe occidentale à ses frais, d’abord à Strasbourg et à Leyde, où il se forme en obstétrique dans les universités locales, puis à Paris d’où il s’efforce de faire connaître ses expériences et ses idées nouvelles concernant la propagation et le traitement de la peste. De retour en Russie, il est chargé de 1784 à 1799 de lutter contre cette maladie, principalement à Kherson sur le Dniepr (mais aussi Ivanivka près d’Odessa) : de là, il sillonne les provinces du Centre et du Sud de l’Ukraine administrées par son protecteur, le prince Potëmkin. À l’occasion de ses voyages, en particulier pendant le nouveau conflit entre Russes et Turcs qui favorise l’expansion de la maladie, il réorganise les services de quarantaine russes. De 1800 à 1805, date de son décès, il est stationné à Mykolaïv, à 60 km de Kherson [Криштопа, 2001, 473-474]. Sa mémoire est aujourd’hui encore honorée en Ukraine et en Russie, en sa qualité de réformateur et de modernisateur de la médecine dans l’Empire russe.
Samojlovič n’est pas le seul étudiant ou médecin slave présent en Europe occidentale dans les années 1780, mais il est le premier, semble-t-il, à publier hors de l’empire de Russie, en français. Plusieurs lettres et opuscules paraissent en effet à Paris, entre 1781 et 1785, et sont regroupés en 1787 dans un volume de deux cents pages publié chez le libraire Le Clerc, quai des Augustins [Samoïlowitz, 1787]. Une longue énumération de ses titres et grades manifeste l’ambition du personnage, à la fois personnelle et patriotique13, mais aussi son intelligence pratique : Samojlovič s’entend à mobiliser avec une belle énergie le réseau des sociétés savantes d’Europe occidentale, au-delà des institutions purement médicales. Depuis son quartier général parisien, il multiplie les contacts personnels et institutionnels dans toute l’Europe, en Italie et en Allemagne, mais surtout en France, en Angleterre et en Écosse (les médecins anglais et écossais sont alors en vogue à la Cour de Russie, surtout du fait de leur réputation en matière de maladies infectieuses [Foland, 2014 : 237]). Ces efforts n’ont pas toujours été couronnés de succès : Samojlovič n’a pas réussi à se faire inviter à Londres et Édimbourg ni à entrer dans les sociétés de médecine anglaise et écossaise, comme en témoigne sa correspondance avec William Cullen, médecin et familier de la princesse Ekaternia Daškova [Appleby, 1985 : 411]14. Mais inlassablement, Samojlovič a continué à correspondre depuis Kherson avec l’élite scientifique européenne, accueillant à l’occasion les visiteurs occidentaux qui font leur apparition sur les bords de la mer Noire [Appleby, 1985 : 412-413].
Les lettres de Samojlovič envoyées à Lyon – où il ne s’est pas davantage rendu qu’en Angleterre – font partie de cette stratégie de diffusion et de promotion. Les trois premières, adressées au secrétaire de la classe des sciences, Marc Antoine Louis Claret de Fleurieu de La Tourrette, sont envoyées de Paris, « chez Mr le Chevalier, Maître de pension Rue Montmartre près St Eustache » (Ac. Ms 268-IV f° 122, Ac. Ms 268-IV f° 123-124, Ac. Ms 268-IV f°140) : celle du 28 octobre 1782 sollicite pour son auteur le statut d’associé de l’Académie de Lyon et, envoyée « sous l’adresse de Mr de Flesselles », lui-même académicien et puissant intendant de Lyon, est accompagnée d’exemplaires de sa production en français ; restée sans réponse, la demande est renouvelée par le fougueux médecin le 25 novembre 1782 ; elle reçoit cette fois une réponse le 10 décembre de la même année (mention manuscrite de La Tourrette sur la lettre du 25 novembre 1782), réponse qui ouvre la perspective d’un examen favorable de la requête par la compagnie ; le 19 juin 1783, Samojlovič, toujours impatient, écrit une troisième fois, sachant « que le temps approche auquel je serai obligé de me rendre dans ma Patrie » : il sollicite « la permission d’user, à la tête de mon mémoire (sur la peste, à paraître en 1783, [ndla]), du titre littéraire qu’elle veut bien m’accorder dans la suite quoique je ne sois pas encore inscrit au nombre des vôtres jusqu’au temps de mon élection ». Cette autorisation d’user par anticipation de son titre d’associé lui est naturellement refusée ; Samojlovič se tient à cette décision jusqu’à son admission officielle, le 20 décembre 1785.
La quatrième et dernière lettre de Samojlovič adressée à La Tourrette, écrite le 12 [1er] février 1785 à Kherson, contient plus de défauts de langue que les précédentes, mais c’est la plus longue et la plus intéressante sur le plan scientifique puisqu’elle détaille les observations que Samojlovič a faites à l’aide de son microscope Dellebarre, à lui offert par son protecteur [Foland, 2014 : 231-247]15, lors de la dissection de cadavres de victimes de la peste bubonique (Ac. Ms 268-IV f°224-225)16. Jed Foland, historien de la médecine à Oxford, estime que ces résultats, présentés par Samojlovič comme révolutionnaires, sont en réalité décevants, du fait des limites de l’instrument utilisé, ou encore du fait d’un défaut d’observation de la part du médecin russe [Foland, 2014 : 248]17 : Samojlovič, sans récuser tout à fait la responsabilité de « la corruption de l’air », a certes identifié le rôle du contact avec des personnes et avec des objets infectés dans la propagation de la maladie, mais il résiste vigoureusement à l’idée que la peste se diffuse par le biais d’« animalcules » comme certains le soutiennent déjà à l’époque [Foland, 2014 : 220-221, 226]18. Le zèle qu’il met à combattre « ce fléau si terrible de tant de siècles » ne passe en tout cas plus par Lyon, puisque là s’arrêtent ses contacts avec l’Académie du lieu. Il ne semble d’ailleurs pas qu’il y ait eu de réponse faite à cette dernière lettre.
Karolina Oleśkiewicz
La présence de notre seconde personnalité russe dans les archives de l’Académie est plus surprenante encore. Il existe en effet un manuscrit isolé de quatre-vingt-deux pages, non relié, sans date, intitulé Révélations sur la Russie de Mme C. d’Oleskewitch (Ac. Ms 292 f°262-304). L’identité de ce mystérieux auteur, dont le nom connaît plusieurs graphies (Caroline, Karoline ou Karolina d’Oleskevich, d’Oleskewicz, d’Oleskiewicz ou encore Comtesse d’Oleskewitch) est malaisée à établir : il s’agit sans doute d’une sorte de double de la comtesse de Ségur qu’elle précède de vingt ans19. Une encyclopédie polonaise du milieu du xixe siècle présente Karolina Oleśkiewicz comme un auteur de Wolynie connaissant bien le français, « langue de ses œuvres publiées à Paris » [Adamowicz, 1865, 19 : 851]. Elle figure enfin dans un curieux essai du début du xxe siècle parmi « les Polonaises qui contribuèrent à faire connaître leur pays à la France » en écrivant « en français des ouvrages où elles mirent toute leur âme, toute leur nostalgie et toute leur poésie » [Ducraine, 1918 : 140-141]. L’information est corroborée par nos propres recherches bibliographiques [Saint-Félix, 1835]. Dans les lettres russes à leur tour, Каролина Олешкевич est connue pour sa traduction en français du Coup de pistolet de Puškin [Pouchkin, 1834 : 346-360]. Un manuscrit français de Karolina Oleśkiewicz, daté de 1815, est en outre conservé à Moscou [Афанасьев, 2013 : 375], correspondant peut-être à son Jugement sur la France, publié ultérieurement [Oleśkiewicz, 1834 : 200-206]. Cette dame a-t-elle par ailleurs un rapport avec le peintre polonais Józef Oleszkiewicz (1777-1830), établi en Russie à partir de 1810 ? Ce peintre est l’auteur d’un célèbre portrait de Mickiewicz, de 1828, et a été immortalisé par le même Mickiewicz dans un poème du cycle Aïeux qui porte son nom, Oleszkiewicz [Mickiewicz, 1882 : 177-182]. Si l’on en croit Mickiewicz, Józef Oleszkiewicz aurait prédit l’inondation catastrophique du 7 novembre 1824 à Saint-Pétersbourg, inondation qui fait l’objet du Cavalier de bronze de Puškin, mais aussi de l’un des textes publiés en France par Karolina Oleśkiewicz. Serait-elle cette Karolina Andrzejewska avec laquelle Józef Oleszkiewicz a conclu un mariage de convenance en 1806 en Wolynie, à l’époque où il vivait chez son bienfaiteur Oleksandr Chodkiewicz [Ryszkiewicz, 1978 : 756-757] ? Peu d’amis pétersbourgeois du peintre prophète savaient qu’il était marié [Пржецлавский, 2010 : 309].
Ces informations disparates et fragmentaires n’autorisent que des conjectures et n’expliquent pas la présence de Karolina Oleśkiewicz en France sous la monarchie de Juillet ni celle de son manuscrit dans les archives de l’Académie de Lyon. Le texte, rédigé dans un français impeccable, est si parfaitement calligraphié qu’on pourrait croire à une copie : Karolina Oleśkiewicz a-t-elle diffusé plus largement son texte ? Figure-t-il dans les archives d’autres Académies ? Malheureusement, il n’a pas laissé non plus de trace, à ce qu’il semble, dans les comptes rendus de séances de l’Académie, de sorte que l’on ignore pour l’instant la réception qui en a été faite à Lyon. Une allusion à la mort de Puškin et à « l’exposition de l’an 1838 » dans le dernier chapitre, permet d’imaginer que ce manuscrit a été rédigé entre 1839 et 1845. Peut-être même s’agit-il d’une réfutation des Révélations sur la Russie de C. F. Henningsen, ouvrage dont notre manuscrit prend le contre-pied20 ? L’introduction le suggère :
En essayant aujourd’hui de donner à l’étranger quelques notions sur la Russie, notre but est surtout de combattre par des faits d’une vérité incontestable, les erreurs de quelques auteurs qui ont écrit sur ce pays, sans le connaître, sans l’avoir jamais visité. Dans leur désir immodéré de satisfaire la curiosité dont la nation russe est devenue depuis quelque temps l’objet pour toute l’Europe, ces Messieurs ont profité de quelques anciennes chroniques, qui leur sont parvenues à demi défigurées, et se sont empressés de bâtir là<->dessus toute une Russie idéale. Ils nous la dépeignent dans leurs écrits, toute barbare, toute asiatique, idol<â>tre même parfois ; telle enfin que leur imagination la leur représente dans des rêves romantiques. Elle apparaît aux uns, semblable au formidable Briarée, dont les cens bras étreignent déjà l’Europe épouvantée. Les autres considèrent ses peuples comme une horde de barbares, obéissant aveuglement aux caprices d’un tyran despote. D’autres encore, s’appuyant sur l’esclavage du paysan russe, nous le montrent expirant victime des mauvais traitements de son farouche suzerain. Presque tous font de la Russie un épouvantail pour l’humanité. (f°262)
Les Révélations sur la Russie de Karolina Oleśkiewicz sont donc une réaction à des représentations jugées partiales, de la part d’étrangers mal informés et mal intentionnés, de la « chère patrie adoptive » (f° 295v) de l’auteur : à la Russie « idéale », « romantique », c’est-à-dire imaginaire, qu’on croit connaître en France, elle substitue le tableau d’une Russie qu’elle présente comme vraie du fait de l’expérience qu’elle en a. Cette apologie, destinée à transformer « un épouvantail pour l’humanité » (f° 262v) en un lieu séduisant, comporte une introduction et neuf chapitres : « De la Religion », « Du Souverain », « Des Lois », « De la Société », « Le Peuple », « Du Clergé », « Du Commerce », « Mœurs et Usages », « Observations générales ». L’apologie opère d’abord un mouvement descendant, depuis la religion chrétienne, source supérieure de l’existence russe lui permettant de « supporter les plus cruelles épreuves sans en être ébranlée » (f° 264r), jusqu’au peuple, en passant par ses souverains exemplaires, en particulier Alexandre Ier et Nicolas Ier (f° 264v21), et par un ordre social stable et équilibré. L’apologie rebondit ensuite, à partir de l’évocation du clergé qui, sous le contrôle des souverains, n’épargne pas sa peine « pour entretenir les principes religieux dans les cœurs de leurs compatriotes » (f° 287v), vers une conclusion générale qui place la Russie au sommet de la civilisation « où elle avance à pas de géant sans se laisser corrompre par elle » (f° 297v), à la différence de l’Occident. Le seul reproche que Karolina Oleśkiewicz fait aux Russes, c’est d’apprendre trop de langues étrangères et de préférer ce qui est étranger à ce qui se fait chez eux – mais, leur dit-elle, bientôt, la France va apprendre le russe :
Croyez bien que la France ne manquera pas de bonne volonté pour étudier votre langue si riche et votre littérature si neuve et si originale. D’ailleurs vous êtes tenus de la payer de ses procédés à votre égard ; sa langue fait le fondement de votre éducation ; il est juste que la vôtre devienne le complément de la sienne. (f° 300v)
La prédiction de Karolina Oleśkiewicz s’est moins bien vérifiée que celle de l’inondation de Saint-Pétersbourg par le peintre Józef Oleszkiewicz. Néanmoins, cette dame n’est pas la seule à croire l’heure de la Russie venue : sous le zèle que notre auteur déploie en faveur de son pays, on reconnaît les thèses patriotiques et conservatrices de Nikolaj Karamzin dont elle cite le nom et paraphrase la fameuse Histoire générale de la Russie. Son portrait d’une Russie légitimiste, pôle de stabilité insensible à la « mode » parce qu’elle est restée fidèle à sa vocation chrétienne, correspond d’ailleurs assez bien aux milieux littéraires et politiques parisiens que Karolina Oleśkiewicz semble fréquenter, si l’on en juge par le type de presse où elle choisit de publier ses textes. A-t-elle songé à publier celui-ci ? L’a-t-elle fait ? L’article sur la littérature russe qu’elle annonce (f° 298r) a-t-il vu le jour ? Sa stratégie visant à inverser l’image de la Russie en lui gagnant l’élite savante de la France, a en tout cas échoué. La Russie ne parvient pas à incarner aux yeux de l’Occident ce modèle antirévolutionnaire que notre auteur polonais voit en elle :
Va donc heureuse fiancée d’un glorieux avenir ! Va servir d’exemple aux autres nations d’Europe. […] Dans leurs débats contre elles-mêmes, elles sacrifient le bien qu’elles ont, pour en trouver un qu’elles ne connaissent point. Elles rejettent et reprennent leurs croyances, elles changent et rechangent d’autorités, aucune d’entre elles n’est encore parvenue au but qu’elle s’était proposé. Puisque toutes les nations d’aujourd’hui sont dans un état de crise et de souffrance, toi seule, ô Russie, tu as trouvé le point de mire de la vie, le seul chemin qui conduit au bonheur, tu l’a<s> trouvé au fond de ton cœur. La foi a fait ton salut ! (f° 302v)
Les académiciens de Lyon et la Russie (xviiie siècle)
Les archives de l’Académie de Lyon gardent encore la trace d’autres contacts avec la Russie, à l’initiative de Français cette fois. Au xviiie siècle, deux académiciens lyonnais, Jean Emmanuel Gilibert et Louis Patrin, ont séjourné longuement aux confins de l’Empire russe dont ils ont rapporté nombre d’observations et d’impressions. Mais avant d’en traiter, il faut signaler un curieux manuscrit de trois pages (Ac. Ms 158bis f°71-73), intitulé Dissertation de la langue Sclavone prétendue Illyrique, Par Monsieur de P<ey>ssonnel, ci-devant Consul pour sa majesté aupré du Khan des tartares. Ce Claude-Charles de Peyssonnel (1727-1790) est un diplomate et écrivain français qui a passé une trentaine d’années dans l’Empire ottoman, en Crimée, en Crète et en Anatolie. Le khanat dont il est question dans le titre du manuscrit est le khanat de Crimée, issu au xve siècle de l’éclatement de l’Empire turco-mongol, sur la rive nord de la mer Noire. Allié et vassal de l’Empire turc, le khanat de Crimée est annexé en 1783 par l’Empire russe. C’est d’ailleurs à partir de cette date qu’on trouve dans la région Danilo Samojlovič, alors que Claude-Charles de Peyssonnel la quitte pour rentrer en France en 1782. Son père, un avocat marseillais du nom de Charles de Peyssonnel (1700-1757), a lui-même longtemps représenté la France à Constantinople et Smyrne. Avant de partir de France vers 1730, Charles père avait participé en 1726, avec son frère Jean-André Peyssonnel (1694-1759), à la fondation de l’Académie de Marseille. Ce Jean-André, médecin-naturaliste et voyageur, célèbre pour ses travaux sur le corail, a quant à lui été associé de l’Académie de Lyon22. Son neveu Claude-Charles a-t-il cherché à le devenir à son tour après son retour en France ? Est-ce la raison de la présence de ce manuscrit dans les archives lyonnaises ? S’agit-il d’un manuscrit autographe ou d’une autre main ? De quand date-t-il exactement ? A-t-on affaire à des notes ou au résumé partiel d’un ouvrage de Claude-Charles, présenté en séance peut-être dans la perspective d’une élection ? Ces questions n’ont pas de réponse à ce jour.
Tout ce que l’on peut dire, c’est que le manuscrit de l’Académie de Lyon est un montage de citations qui s’achève abruptement ; ces citations sont tirées des vingt-neuf premières pages du prologue (qui en compte trente-quatre) d’un livre que Claude-Charles de Peyssonnel a publié à Paris en 1765 en le dédiant « à Messieurs de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres » :
Observations historiques et géographiques sur les peuples barbares qui ont habité les bords du Danube & du Pont-Euxin ; suivies d’un Voyage fait à Magnésie, à Thyatire, à Sardes etc. Contenant une Relation de ce qu’il y a de plus curieux en Monuments Antiques, Inscriptions, Médailles, dont plusieurs n’étaient pas encore connus ; & précédées d’une Dissertation sur l’origine de la Langue Sclavone, prétendue Illyrique. Par M. de Peyssonnel, ci-devant Consul pour Sa Majesté auprès du Khan des Tartares, puis Consul Général dans le Royaume de Candie, aujourd’hui Consul à Smyrne, Correspondant de l’Académie Royale des Inscriptions & Belles-Lettres, et Associé libre de celle de Marseille23.
La « dissertation » placée en tête de cet ensemble savant est en réalité une réfutation en règle des thèses protochronistes d’un auteur originaire de Raguse en Croatie. Peyssonnel ne le nomme pas, mais il lui reproche vigoureusement de croire à l’origine endogène, et non pas exogène, des langues slaves parlées dans les Balkans :
Il a paru il y a quelque temps un petit Discours en Italien sur l’origine de la Langue Illyrique ou Sclavone ; le but de l’Auteur étoit de prouver qu’on doit regarder cette Langue comme l’ancienne Langue Illyrique ou Dalmate ; qu’elle est née en deça du Danube, & n’a pas été introduite dans l’Illyrium par les Barbares. […]Mon projet est de prouver que cette Langue a été portée du Nord au Sud par des Peuples qui ont successivement envahi ces Contrées ; & que l’Illyrium, & toutes les Provinces Cisistrienes, ou en deça du Danube, ont été le dernier terme de leur émigration : on n’y parle en effet cette Langue que depuis les incursions que ces Peuples y ont faites en divers temps, sous les différents noms d’Avares, de Slaves, de Patzinacites, de Bulgares & de Chrobates. […]
… une Ville (Raguse, ndla) où commence<nt> de regner la bonne discipline, l’amour des Lettres, & le bon goût, semble être fâchée de devoir sa Langue à des Peuples aussi Barbares que les Slaves, qui n’avoient d’autre vertu qu’une bravoure féroce, & d’autres occupations que la guerre24. [Peyssonnel, 1765 : 7, 9, 10]
S’appuyant sur de nombreuses sources, antiques et modernes, Peyssonnel démontre au contraire que les anciens habitants de l’Illyrie n’avaient pour langue que le grec et le latin et qu’au fil du temps, ils ont adopté la langue de leurs envahisseurs slaves successifs. Le manuscrit de Lyon (rédigé dans les années 1780 ?) et sa source directe prennent donc place dans un type de controverse savante somme toute banal : Peyssonnel met toute son autorité institutionnelle en jeu pour s’élever contre l’élaboration d’un « roman national » qu’il juge pseudoscientifique. Il récuse la tentation qu’il y a à se projeter soi-même dans l’histoire dans le but de prouver l’antiquité du peuple auquel on appartient ainsi que son autonomie linguistique, culturelle ou ethnique. Il existe de multiples variantes de cette pratique comme, à l’époque de Peyssonnel encore, le fameux « sarmatisme » en vogue dans la petite noblesse polonaise qui prétend descendre directement des Sarmates, nomades de la steppe pontique dont elle aurait conservé intacts la vaillance et le goût de la liberté. N’est-ce pas finalement à cette tentation de l’autopromotion rétrospective que cède Karolina Oleśkiewicz aussi ?
Avec Jean-Emmanuel Gilibert (1741-181425), on quitte les rives de la mer Noire pour gagner un territoire aux confins de la Lituanie, de la Pologne et du Belarus actuels, trois pays qui entretiennent le souvenir de Gilibert26. À l’époque, ce territoire faisait partie de la république des Deux Nations (union du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie), jusqu’à son intégration dans l’Empire russe en 1795. Gilibert y séjourne d’octobre 1775 à avril 1783, six ans à Hrodna, aujourd’hui en Belarus) et deux ans à Wilno en Lituanie. C’est un Lyonnais, médecin et naturaliste comme son confrère marseillais Jean-André Peyssonnel. Mais sa carrière médicale n’est pas non plus sans évoquer celle de Danilo Samojlovič, son contemporain immédiat : selon Jean-Pierre Gutton, le mérite de Gilibert est en effet d’avoir promu – à l’instar de Samojlovič – une « médecine pratique ou d’observation », par ses publications comme au fil de ses fonctions officielles de praticien et d’enseignant. Après ses études à Montpellier, il est agrégé au collège de médecine de Lyon, puis, à son retour de Pologne-Lituanie, nommé médecin des épidémies et médecin à l’Hôtel-Dieu ; il préside la société d’Agriculture, autre société savante lyonnaise patentée en 1761, et le jury de l’école vétérinaire de Lyon, fondée en 1762 ; il met aussi sur pied un programme d’éducation sanitaire des populations et un plan de travail relatif au traitement des épidémies [Gutton, 2006, 369-371]27.
Toujours est-il qu’à l’époque où Samojlovič séjourne en France, Gilibert, lui, se trouve en Lituanie : pour échapper à des déboires financiers comme à quelques inimitiés personnelles28, il a accepté en 1775 de se rendre dans le grand-duché à l’invitation de Tadeusz Downarowicz, « venu en France recruter des cerveaux » pour l’« ambitieux programme de développement économique » élaboré par le grand trésorier de Lituanie, Antoni Tyzenhauz (1733-1785). Le 9 mai 1776, à Grodno, Gilibert signe avec ce dernier un contrat qui l’engage pour dix ans et qui « porte essentiellement sur la création d’une école de médecine, mais aussi sur la formation d’élèves, la mise sur pied d’un jardin botanique et d’un musée d’histoire naturelle, la rédaction d’une histoire naturelle du duché de Lituanie » [Gutton, 2006 : 373]. Les deux premières années voient la mise en œuvre de ce programme. Les rapports de Gilibert avec Tyzenhauz comme avec le roi Stanislas-Auguste Poniatowski, dont il est conseiller aulique et médecin, sont excellents. Mais les choses se gâtent ensuite : Gilibert se plaint dans ses lettres de ses conditions de vie et de travail. Tyzenhauz, « fastueux et brouillon » [Gutton, 2006 : 372], objet d’une cabale orchestrée par les proches du roi, tombe en disgrâce en 1780. Stanislas arrive à retenir Gilibert et à lui faire accepter en 1781 la chaire d’histoire naturelle (spécialement créée pour lui) à l’université Wilno qui, en 1802, fait de ce médecin lyonnais un de ses membres associés [Jobert, 1941 : 256]29. Gilibert, ici aussi, crée un jardin botanique. Une rocambolesque affaire d’empoisonnement dont il a été victime [Burba, Parent, 2019]30, divers griefs administratifs et financiers, sa charge de travail, le mal du pays aussi, l’amènent en 1783 à regagner Lyon [Daszkiewicz, 2014, 57-60] d’où il continue néanmoins de correspondre avec son collègue Jacques Briotet [Edel, 2009 : 13-22 ; 2011 : 365-367 ; Parent, 2020 : 234-255], qui enseigne l’anatomie à Wilno, et avec le roi Stanislas.
À la différence de Piotr Daszkiewicz et d’Arnaud Parent qui insistent sur l’imposant legs scientifique laissé par Gilibert à la Pologne et à la Lituanie, Jean-Pierre Gutton considère le séjour polono-lituanien du médecin lyonnais comme un échec et un « exemple des déceptions des philosophes hôtes des despotes éclairés » : soucieux de réformes, Gilibert se serait montré trop impatient face aux « résistances d’un vieux royaume » aux prises avec une situation politique complexe et avec les appétits de ses voisins [Gutton, 2006 : 376-377]. Toujours est-il que dans les années qui suivent son retour (et avant son engagement politique hasardeux dans les événements révolutionnaires), Gilibert tire de son expérience lituanienne la matière de réflexions dont Lyon garde la trace. Dès le 20 mai 1783 en effet, un mois après son retour, il prend la parole à l’Académie sur le sujet de « La géographie naturelle du Grand-Duché de Lithuanie », comme les registres de la compagnie en font foi ; à la suite de cette conférence, il devient associé de l’Académie le 3 juin 1783, puis membre titulaire le 11 mai 1784 [David, 2017 : 590]. En 1787, il donne cette fois lecture d’un « Tableau de l’économie rurale en Lithuanie31 » dans une séance publique de la Société d’agriculture de Lyon. En outre, parmi les dix-neuf manuscrits de Gilibert, rédigés entre 1783 et 1790 et conservés dans les archives de l’Académie, trois textes se rapportent directement à son séjour en Pologne-Lituanie : « Tableau physique et moral de la Pologne sur la fin du dix-huitième siècle » (1783), lu dans une séance de l’Académie de Lyon le 26 août 1784 (Ac. Ms 154 f°170-175)32 ; « Mémoire sur les forêts de Lithuanie » (1784), lu la même année à la Société d’agriculture (Ac. Ms 154 f°176-181)33 ; « Recherches sur l’état actuel des Juifs en Pologne et dans le grand duché de Lituanie » (sans date, vers 1789, Ac. Ms 154 f°184-19134), dont on ne sait s’il a été prononcé en public.
Ces trois textes, destinés à être proférés, recourent à des effets oratoires marqués : ils ne sont pas strictement scientifiques et sont chargés d’affectivité. Les deux premiers, proches par la date de rédaction, sont aussi proches par le thème : ils proposent une description de la topographie, de la géologie, du climat, de la flore et de la faune du grand-duché de Lituanie. Fondée sur une expérience personnelle que l’orateur n’hésite pas à mettre en avant, cette description procède en outre par comparaison avec les « contrées méridionales » d’où il vient et qui sont aussi celles de ses auditeurs. La principale différence entre ces deux textes tient à la dimension politique du premier, adressé à un prince de Prusse en visite officieuse à Lyon : sous les compliments obligés à l’endroit de la Prusse et de son souverain (Gilibert les appelle explicitement à prendre en main les destinées d’un État polono-lituanien qui n’est plus que « l’ombre » de lui-même, « phantôme de royauté sans activité et sans pouvoir », « sans liberté et sans véritable législation » [f° 174v]), on entend la critique acerbe de Gilibert qui n’épargne ni le peuple ni les dirigeants de la république des Deux Nations : « le Polonais ne scait qu’obéir en esclave, desesperé, ou comender en maitre barbare » (f° 174r). Cette « nation avilie », « sans comerce interieur ou exterieur, sans art, sans industrie et sans défence » (f° 175r), « sans lois raisonnables » (f° 190r) enfin, incapable de se gouverner elle-même, suscite chez notre observateur français une condamnation morale sans appel. Au-delà de la géographie, le nom de « Pologne » en vient à désigner dans sa bouche l’ordre social et politique corrompu régnant dans ce pays, alors qu’il emploie celui de « Lithuanie » quand il s’agit de ses paysages naturels. Même son antipathie pour les Juifs de ces contrées est tempérée par le constat catastrophique qu’il fait de la situation locale, dont les Juifs sont eux aussi victimes.
Le troisième et dernier manuscrit lituanien de Gilibert est précisément consacré à la population juive du lieu. Ce texte montre un Français mis pour la première fois au contact d’une culture et d’une religion dont il ignore sans doute tout, puisqu’en France, on ne trouve alors de population juive relativement importante que dans trois régions (Comtat-Venaissin, Bordelais, Alsace-Lorraine). Les 40 000 Juifs de France représentent de toute façon un faible poids au regard des 600 000 à 900 000 Juifs de Pologne-Lituanie (environ 10 % de la population [Thirouin, Reynaud, 2021 : 194]). La curiosité du « voyageur philosophe » (f° 184r) – c’est-à-dire du voyageur critique, homme de son temps – s’éveille donc à ce contact nouveau : les Juifs sont observés par Gilibert du même œil que toute autre réalité humaine et naturelle locale, avec un sentiment d’étrangeté plus puissant toutefois. Certes, il manquait d’informations, mais il réussit à en réunir, sans qu’on sache précisément comment. Avec qui, sur place, Gilibert s’est-il entretenu de cette population juive ? Qu’a-t-il lu à son propos, quels « historiens » (f° 190r) ? En a-t-il parlé avec William Coxe, le voyageur et historien anglais rencontré en 1776 à Grodno, auteur d’un Voyage en Pologne où il est question des Juifs du lieu [Thirouin, Reynaud, 2021 : 192] ? Qui sont ces rabbins, ces médecins et ce « juif hollandais philosophe » que rencontre, fréquente et admire Gilibert (f° 186v) ? Visiblement, notre voyageur français sait que par le passé, ce peuple a « trouvé tolérance, protection » en Pologne (f° 184r), mais aussi qu’entretemps, le pays est devenu pour lui « une vraie terre de malédiction » (f° 190r) où les Juifs « n’existent […] que de manière précaire, leur fortune et leur vie (étant [ndla]) sans cesse exposées » (f° 188r) du fait de la dégradation de la situation politique et économique générale.
En réalité, la méfiance que Gilibert éprouve à l’égard des Juifs, avec qui il sait pourtant compatir, tient à un motif unique : c’est qu’il s’agit d’un peuple « qui de temps immémorial a conservé presque sans variation, ses préjugés, ses rites, ses lois et ses coutumes » (f° 184r), qui ne démord pas des « préjugés indélébiles de (son [ndla]) culte » (f° 190r), que ses « principes religieux et préjugés » rendent « aussi nuisibles à toute saine administration que les plantes parasites le sont aux arbres les plus vigoureux » (f° 191r). En homme des Lumières, en « philosophe », il abhorre leur attachement immuable à une religion révélée, leur obstination séculaire dans la foi, leur séparatisme opiniâtre, leur refus d’entrer dans l’histoire, leur indifférence à toute modernité35. C’est sans doute ce qu’expriment métaphoriquement, sous la plume de Gilibert, les accusations de « malpropreté » (f° 185v) et de « barbarie » (f° 189v) à leur encontre : ces lieux communs recouvrent en réalité une allergie de nature « philosophique ». N’est-ce d’ailleurs pas aussi la raison profonde de l’aversion de notre voyageur à l’égard des Polonais, « les hommes les plus superstitieux de l’Europe » (f° 184r) ? La religion des Polonais lui est plus familière que la religion juive, mais elle perd par là même tout intérêt pour l’observateur curieux que les rites juifs, exotiques, amusent du moins un peu :
Les juifs en synagogue sont
curieux(sic) intéressants à voir. Les hommes sont séparés des femmes ; leur manière de psalmodier est une chanson monotone : prenant pour chaque verset un octave, ils le commencent par le ton le plus haut et le terminent par le plus bas. En chantant ainsi, ils s’inclinent sans cesse, donnant à leur tête un mouvement rapide de droite à gauche, et font des grimaces si marquées en prononçant ces mots hébreux qu’il est difficile de conserver le sérieux qu’ils exigent des étrangers lorsqu’ils leur permettent d’entrer dans leur temple. (f° 186r)
En Lituanie, Gilibert reçoit en 177736 la visite d’un autre Lyonnais, Louis Patrin (1742-1815), à qui il « donne des lettres de recommandation pour l’Académie de Saint-Pétersbourg37 » [David, 2017 : 984-986] (il correspond régulièrement avec plusieurs membres de cette Académie). Patrin, comme Gilibert, est féru de sciences naturelles, particulièrement de minéralogie, et à cette époque, il a déjà sillonné l’Europe centrale. À Saint-Pétersbourg, il rencontre le naturaliste allemand Peter Simon Pallas (1741-1811) appelé en Russie par Catherine II pour diriger une expédition en Russie centrale et en Sibérie de 1768 à 1774. Patrin, élu membre correspondant de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, obtient à son tour « l’autorisation d’explorer la Sibérie avec le titre d’officier des mines, accompagné d’une petite escorte et d’un officier russe, contre la promesse de remettre à l’Académie les échantillons d’histoire naturelle qu’il pourra récolter » [David, 2017 : 984]38. De 1780 à 1787, Patrin est le premier naturaliste français à arpenter « les montagnes de l’Asie boréale (la Sibérie [ndla]), depuis les monts Oural jusqu’au-delà du méridien de Pékin39 ; il revient (à Saint-Pétersbourg [ndla]) en 1787, mais se fâche avec Pallas qui avait conservé pour lui les échantillons les plus intéressants. De retour en France40 avec près de trois tonnes de minéraux soigneusement répertoriés, il offre cette riche collection au cabinet du roi qui la refuse « faute de place » (elle a été finalement recueillie par l’École des mines de Saint-Étienne, fondée en 181641) [David, 2017 : 984-985]. Député à la Convention de 1792 à 1795, puis chargé de la remise en état des manufactures d’armes et des houillères de la Loire, Patrin devient enfin en 1804 bibliothécaire du conseil des Mines, rattaché depuis 1795 au ministère de l’Intérieur.
Avant cela, en 1790, il avait concouru, dans sa ville natale, à l’Académie de Lyon (classe des sciences). Gilibert et son confrère le minéralogiste Gabriel Le Camus parrainent sa candidature qui donne lieu le 2 mars 1790 à la présentation d’un Mémoire sur les montagnes de Sibérie (Ac. Ms 218 f°48-56)42. Patrin est élu le 23 mars 1790 et prononce son discours de réception sur Les mœurs des peuples de Sibérie (Ac. Ms 158bis f°119-128) le 4 mai 1790. Les archives de l’Académie de Lyon conservent les manuscrits de ces deux textes dont l’intérêt est double : ils proposent une étude « physique » et une étude « morale » des pays traversés par Patrin, dans un diptyque correspondant à l’idéal de l’époque déjà représenté chez Gilibert et, comme chez ce dernier, dans des textes adressés, destinés à être lus. Marc Antoine Claret de La Tourrette souligne l’intérêt qu’il y a toujours à étudier un pays « quant au moral & quant au physique » [Claret-La Tou<r>rette, 1791 : 71]. Il existe en outre une version développée de ces textes, imprimée dans la revue de l’abbé Rozier (un confrère de l’Académie de Lyon) entre 1788 et 1791, destinée, elle, à un lectorat spécialisé [Patrin, 1788, 1791, 1791a, 1791b]43. La publication en a visiblement été perturbée par les événements révolutionnaires44, car cette version imprimée a sans doute été rédigée immédiatement après le retour en France de Patrin, donc avant les manuscrits de l’Académie datant du printemps 1790. Ceux-ci en sont la version d’apparat, rédigée, qui plus est, sans le secours des « collections » et « cahiers d’observation » de Patrin, restés à Paris45.
Pour ce qui est du discours de réception, il est presque identique à la version imprimée de février 1791 dont il diffère surtout par l’introduction et la conclusion, adaptées à l’auditoire lyonnais, à sa situation personnelle de nouvel académicien et au contexte politique. Si Patrin choisit de faire des mœurs sibériennes le sujet de ce discours solennel, c’est probablement à cause du pittoresque de ces mœurs, de leur exotisme. On ne saura d’ailleurs presque rien de la société qu’il a fréquentée en Russie d’Europe. Par contre, plus on s’éloigne vers l’Est (Oural, Altaï, Daourie), plus la sympathie de l’auteur augmente pour les populations citées. Dans ces « contrées » données uniformément pour « tristes » (f° 119r) et « malheureuses » (f° 125v), dotées d’un « sol ingrat » et d’un « climat rigoureux » (f° 120v), soumises à des « frimats » et des froids atroces (f° 125v), se succèdent deux types principaux de population – les Russes de Sibérie, et les « Tartares », « mahométans » d’abord, dans le centre de la Sibérie, puis, dans sa partie orientale, « idolatres », ou polythéistes, de « langue mongole » (f° 122v). Patrin fait des Russes un portrait correspondant à peu près à la caricature dont, quelques années plus tard, se plaint Karolina Oleśkiewicz : le Français n’a que mépris pour leur « obéissance aveugle et muette », leur « imitation servile » en tout, produits d’un « gouvernement absolu » et d’un « régime despotique » qui fait d’eux « un chef d’œuvre de méchanique », « pas une société d’hommes » (f° 120r). Il est vrai qu’il s’agit alors de faire briller par contraste la nation française, « la plus libre de l’univers » (f° 121v). D’ailleurs, c’est l’attrait des Russes pour la France qui les rachète finalement aux yeux de Patrin :
Si la verité m’a forcé de blamer les mœurs des Russes, l’equité et la reconnaissance m’obligent de declarer, que pendant le long séjour que j’ai fait dans leur Empire, je les ai toujours reconnu<s> obligeants et sincerement attachés a ceux qu’ils prennent en affection. Enfin ils aiment les françois : comment pourrois-je ne pas les aimer !46 (f° 122r)
Ils ont en outre l’avantage de posséder une langue « douce, flexible, et l’une des plus belles que parlent les hommes », « si facile, qu’il est peu de langue<s> qu’on apprenne avec moins de peine » (f° 122v). Toujours est-il qu’il faut s’éloigner même des grandes routes de Sibérie pour trouver des Russes « moins esclave<s> que l’habitant de la Russie d’Europe » (f° 120r). Quant aux Tartares (les « idolatres » surtout), s’ils surpassent les Russes aux yeux de Patrin par l’austérité de leurs mœurs, leur sens de l’hospitalité, leur curiosité et leurs « sentiments religieux aussi grands que simples » (f° 123v), c’est qu’ils vivent davantage au contact de la nature, en harmonie avec elle. « Tant il est vrai », en bonne logique rousseauiste, « que l’homme qui se rapproche de la nature est essentiellement bon ; et que ce sont les grandes sociétés qui le corrompent » (f° 122r).
Patrin en Sibérie est animé de la même passion naturaliste que Gilibert dans les forêts de Lituanie : comme ce dernier, il est fasciné par « le spectacle unique et nouveau de la nature première, travaillant sans le concours de l’homme et sans être interrompue ni par la divagation ou l’impatience de ses désirs, ni par la multitude ou la variété de ses efforts »47 [Daszkiewicz, 2004 : 23]. Mais contrairement à Gilibert, Patrin, plus « voyageur » que « philosophe » – pour reprendre les catégories de Gilibert –, ne s’intéresse pas vraiment à la société des hommes ni à ses progrès potentiels. Ce qui capte sa curiosité en Russie, ce sont les « pierres des montagnes » et les « plantes des déserts » (f° 124v), à l’étude desquelles il se voue pour « ajouter quelque chose à la masse de nos connoissances en histoire naturelle » (f° 125v). Les hommes ne l’intéressent que dans la mesure où ils se plient à cette nature vers qui l’entraînent indistinctement sa curiosité et son patriotisme, sa faculté d’expertise et sa volonté de servir la France.
Son Mémoire sur les montagnes de Sibérie est éclairant à cet égard : Patrin s’efforce de résoudre là un problème ambitieux de géologie structurale, celui de la formation des montagnes, de la Bretagne au fleuve Amour ; or ce mystère ne peut être percé, selon lui, que par des « voyages réitérés » sur le terrain, réalisés par « des observateurs chauds de zèle et froids de tête » (f° 55v). Son mémoire lyonnais constitue ainsi la synthèse des observations géologiques qu’il a recueillies sur le terrain en Russie et qu’il interprète à la lumière des thèses du naturaliste genevois Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799). Comme ce dernier à propos des Alpes, Patrin remet en cause, à propos de la Sibérie, les hypothèses « neptunistes » de l’époque, hypothèses qui écartent de la formation des montagnes toute notion de plissement dynamique : il s’emploie à en démontrer la fausseté [cf. Carozzi, 2001 : 83-108]. C’est ce débat scientifique qui passionne le géologue lyonnais, davantage que la Russie dont la connaissance sert surtout à garantir la mise en œuvre d’une méthode nouvelle sur un terrain nouveau lui aussi. Dans la version de son Mémoire sur les montagnes de Sibérie imprimée dans Le Journal de Physique en trois livraisons, Patrin développe d’ailleurs considérablement la couleur russe : il fournit là des indications précises de lieux qui sont pratiquement absentes de la version orale, destinée à un auditoire plus savant que familier de la géographie sibérienne, mais l’objectif est le même – d’abord scientifique.
À suivre.