Une décennie de coopération entre la Maison Losev de Moscou et la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine

  • Десять лет сотрудничества между Домом А. Ф. Лосева в Москве и Домом гуманитарных наук Аквитании
  • Ten years of cooperation between the A.F. Losev House in Moscow and the House of Human Sciences of Aquitaine

DOI : 10.35562/modernites-russes.681

Pendant plus de dix ans, dès 2008 jusqu’à ces toutes dernières années, un réseau dense de relations scientifiques s’est tissé entre la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine (MSHA) à Bordeaux et la Maison A. F. Losev à Moscou. La genèse de cette collaboration remonte à de grandes manifestations scientifiques internationales, par exemple, le colloque organisé à Bordeaux en septembre 2008 « L’œuvre d’A. F. Losev dans le contexte de la culture européenne », qui a joué le rôle de lancement de cette coopération scientifique. Le travail conduit en commun s’est ensuite concrétisé par l’organisation d’un séminaire franco-russe en philosophie avec des séances organisées à Bordeaux, à Paris et à Moscou, et par de nombreuses publications communes parues en France et en Russie. Cette collaboration scientifique a pu s’appuyer d’abord sur des liens personnels qui s’étaient établis entre les chercheurs français et russes. Comment cette collaboration franco-russe s’est-elle manifestée et maintenue pendant plus de dix ans ? Comment a-t-elle ouvert de nouvelles perspectives dans le développement des sciences humaines en Europe ? C’est en hommage à Aza Alibekovna Taho-Godi que l’auteur s’est proposé de répondre à ces questions en parcourant la décennie de coopération scientifique entre la Maison Losev de Moscou et la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine.

Вот уже более десяти лет – с 2008 и практически до наших дней – развивается тесное научное сотрудничество между Домом А. Ф. Лосева в Москве и Aквитанским Домом гуманитарных наук в Бордо. Генезис этого взаимодействия восходит к крупным научным мероприятиям, таким как, например, международная конференция «Творчество А. Ф. Лосева в контексте европейской культуры», которая прошла в сентябре 2008 года в Бордо. Конференция стала отправной точкой для совместных франко-российских исследований в области философии, истории философии и филологии. Эти исследования конкретизировались в организации франко-русского семинара, заседания которого проходили в Бордо, Париже, Москве, а также во множестве совместных публикаций во Франции и в России. Сотрудничество ученых опиралось и на личные связи. Статья раскрывает этапы развития франко-российского сотрудничества с начала 2000-х до наших дней и процесс становления новых научных перспектив в области европейских гуманитарных наук. Данный обзор научных связей между Домом Лосева в Москве и Домом гуманитарных наук в Бордо — знак уважения к Азе Алибековне Тахо-Годи.

For more than ten years, from 2008 until the last days, a close scientific collaboration existed between the House of Human Sciences of Aquitaine in Bordeaux and the A.F. Losev House in Moscow. That collaboration was linked to several international events such as the colloquium “The Work of A.F. Losev in the Context of European Culture,” organized in Bordeaux in 2008. Its importance was launching the period that began in 2008. The collaborative work between the two Houses was based on the close personal ties that had been established between researchers from France and Russia. Then, it took concrete form in the organization of a Franco-Russian seminar in philosophy with sessions organized in Bordeaux, Paris, and Moscow, and in several joint publications in both countries. How has this collaboration manifested and been maintained for more than ten years? How has it opened up new perspectives in the development of the humanities in Europe? As a tribute to Aza Alibekovna Taho-Godi, the author sets out to answer these questions and reviews the decade of scientific cooperation between the Losev House in Moscow and the House of Human Sciences of Aquitaine.

Outline

Author's notes

Cet article est une version revue et corrigée de la contribution au recueil publié à l’occasion du centenaire d’A. A. Taho-Godi, née le 24 octobre 1922, femme des sciences émérite, spécialiste de l’Antiquité grecque et latine.

Text

Les prémisses d’une coopération scientifique franco-russe

C’était au début des années 2000, à une époque où j’allais souvent à Moscou pour des raisons professionnelles et personnelles. J’avais été conviée par Elena Taho-Godi au 33/12 rue de l’Arbat, et Aza Alibekovna Taho-Godi me reçut alors comme si nous nous connaissions déjà, avec beaucoup de simplicité et de gentillesse. Aza Alibekovna m’interrogea beaucoup. Je lui parlais de mon histoire personnelle en Russie, à l’époque soviétique. Nos souvenirs se croisaient, et une connivence s’installa entre nous, sur la base des échanges de vécus. Plus tard, je la rencontrais encore : deux ou trois fois dans la salle de séjour de son appartement. Je lui apportais certaines de mes publications, et elle m’offrait toujours quelques ouvrages. Tout cela me semble, aujourd’hui, comme fixé hors du temps.

À cette époque, je fis aussi la connaissance de Viktor Troickij, qui fut le premier maillon de la chaîne des relations qui allait se constituer et permettre ensuite une intense collaboration scientifique avec la Maison Losev. Lorsque j’étais à Moscou, il m’apportait des livres, et nous échangions des textes. Je venais de publier mon ouvrage sur l’influence de la phénoménologie en Russie [Dennes, 1998], dans lequel je parlais de l’œuvre d’Aleksej Losev. Lors de certains colloques, il m’arrivait aussi de faire des interventions dans lesquelles je confrontais les œuvres de Gustav Špet et d’Aleksej Losev. En 2001, par exemple, à l’université Lomonossov, où avait été acclamée la fille de Gustav Špet, Tat’jana Štorh. Peut-être était-ce là que j’avais rencontré Viktor Troickij, pour la première fois, comme j’y avais rencontré Tat’jana Ščedrina et Nikolaj Plotnikov ! C’était l’époque où je commençais à m’engager dans la vie institutionnelle de l’université Michel de Montaigne à Bordeaux, et les responsabilités que j’allais prendre allaient me donner des assises solides pour engager de futures collaborations avec la Russie.

Et puis, surtout, il y eut le colloque international « A. F. Losev and 20th Century human sciences » de Columbus (USA), organisé du 18 au 20 octobre 2002 par notre collègue Vladimir Marčenkov. Il était consacré principalement à l’œuvre d’Aleksej Losev. J’y intervins sur le rôle joué par la phénoménologie dans l’œuvre d’Aleksej Losev, mais d’autres collègues intervinrent aussi sur d’autres philosophes russes des années 1920, comme Mihail Bahtin ou Gustav Špet. Ceci me permit de rencontrer des chercheurs qui travaillaient dans le même domaine que moi, et dont j’avais déjà lu quelques articles. Ce fut le cas de Robert Bird et de Ljudmila Gogotišvili. Tous les deux nous ont malheureusement quittés, mais leur œuvre et le souvenir que nous avons d’eux restent vivants parmi nous. Pendant le colloque, des liens profonds s’étaient créés entre nous, qui devaient avoir des répercussions dans les années à venir, permettre l’organisation d’autres grands colloques et la diffusion, partout dans le monde, de la pensée d’Aleksej Losev.

Les colloques de 2007 et de 2008 : point de départ d’une coopération scientifique institutionnelle

L’année 2007 peut en être posée comme le point de départ. C’est en effet cette année-là que fut organisé à Moscou, du 15 au 18 octobre, un colloque international sur l’Antiquité et la culture russe de l’Âge d’argent, et que je fus conviée à y participer. Il était organisé en l’honneur d’Aza Alibekovna, à l’occasion de ses 85 ans. Je proposais d’intervenir sur le rapport à l’Antiquité qu’avaient entretenu, dans leur œuvre, Aleksej Losev et Gustav Špet. Ce fut pour moi une façon d’ouvrir des perspectives d’approfondissement en confrontant ces deux œuvres dans un contexte qui dépassait celui de la culture russe. Je venais d’être nommée responsable d’un axe de recherche consacré à la philosophie russe dans le contexte européen à l’université Michel de Montaigne de Bordeaux. Notre laboratoire Europe Européanité Européanisation (UMR EEE : Europe Européanité Européanisation), qui était une unité de recherches CNRS, était hébergé par la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine (MSHA) où je dirigeais le Collectif d’études et de recherches sur les civilisations slaves (CERCS), et prévoyais d’organiser quelques grands colloques, consacrés à plusieurs grandes figures de la culture russe du début du XXe siècle. Parallèlement, à Moscou, la Maison Losev avait, depuis le début des années 2000, progressivement officialisé son statut, et c’est le 23 septembre 2004, le jour d’anniversaire d’Aleksej Losev, qu’eut lieu, au 33/12 rue de l’Arbat, l’ouverture officielle de la bibliothèque d’État d’histoire de la culture et de la philosophie russe, nommée « Maison A. F. Losev ». Les « Entretiens losséviens » (Лосевские беседы) se tenaient déjà en ce même lieu depuis 1993, mais en 2007, la « Maison Losev » en tant qu’institution d’État dépendante de la ville de Moscou, était encore toute jeune. L’échange que j’eus alors avec Elena Taho-Godi, lors de mon passage à Moscou en juin 2007, peut être considéré comme fondateur de cette coopération qui allait s’engager entre nos deux institutions. Avec son autorisation, je me permets de traduire une partie du courrier électronique qu’elle m’écrivit alors :

Chère Maryse, j’ai été très heureuse avec Aza Alibekovna de vous voir, vous et tous vos collègues, à Moscou chez nous à l’Arbat. Heureuse que l’idée d’un colloque sur Losev fasse son chemin, et nous espérons qu’elle se réalisera. Je pense que ce serait une bonne chose pour la mémoire de Losev et pour les slavistes européens qui s’occupent de la philosophie russe. Je pourrais vous recommander et vous donner des adresses de chercheurs étrangers que l’on pourrait inviter, si le projet d’un tel colloque reçoit le soutien de votre Université […].

Quant à moi, je lui répondis :

Chère Léna, […] L’intitulé de mon intervention est le suivant : « Le rapport à l’Antiquité chez Gustav Špet et Aleksej Losev ». […] puisque nous avons décidé de faire le colloque à Bordeaux en 2008, nous le ferons. Est-ce que cela vous conviendrait si nous le faisions fin novembre, ou bien à la fin du mois de septembre ? Plus tôt ce serait difficile. Envoyez-moi la liste des personnes que je pourrais inviter. Il faudra que je prépare tout avant le début janvier afin que je puisse demander une aide financière pour les participants. […]

À l’été 2007, tout était donc en place pour que nous puissions nous engager dans cette coopération qui devait durer une décennie et qui, aujourd’hui encore, malgré le changement de contexte socio-culturel, parvient à se maintenir avec des outils et des moyens nouveaux dans la perspective de futures réalisations.

Le colloque bordelais sur Aleksej Losev s’est tenu du 25 au 27 septembre 2008, dans le cadre de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine. L’intitulé exact en était : « L’œuvre d’Aleksej Losev dans le contexte de la culture européenne. Creuset d’influences et intériorisation des marges (2) ». Il fut organisé à l’occasion des 115 ans de la naissance d’Aleksej Losev (23 septembre 2008) et avec la collaboration de la Maison A. F. Losev de Moscou. En ce qui concerne les études losséviennes en Occident, il prenait en quelque sorte la suite du colloque de Columbus de 2002, mais son orientation scientifique en était néanmoins différente. Il ne s’agissait plus simplement d’exposer, d’analyser ou d’approfondir certains aspects de l’œuvre d’Aleksej Losev, mais de présenter l’actualité de cette œuvre et des problématiques qu’elle avait ouvertes dans le domaine de la philosophie, de l’histoire générale des idées et des sciences humaines. À Bordeaux, dans le cadre de l’UMR Europe Européanité et Européanisation et du programme quadriennal MSHA 2007-20101, cette manifestation prenait la suite d’un premier colloque, organisé en novembre 2007 sur l’œuvre de Gustav Špet2, et il devait être suivi par d’autres colloques analogues, sur Pavel Florenskij (en 2009) et sur Vladimir Vernadskij (en 2013). Il s’insérait dans une politique culturelle visant à mieux faire connaître en France, et donc à mieux diffuser l’œuvre de ces grands penseurs russes du XXe siècle, restés peu et mal connus en Occident à cause de problèmes liés à la circulation du savoir à l’époque soviétique. Le colloque sur Losev visait, quant à lui, à prendre en considération les différents aspects de l’œuvre du grand penseur russe en mettant en valeur les influences subies puis exercées. Il s’agissait, en particulier, de faire ressortir comment avaient pu se rencontrer et interférer, dans cette œuvre, des orientations diverses en provenance d’horizons culturels différents, et comment une telle œuvre pouvait témoigner, au sein de la culture européenne, d’une synthèse originale prenant en compte les apports de la culture russo-byzantine, et conduisant, de ce fait, à une réflexion de fond sur la typologie des cultures et la nature des frontières culturelles au sein de l’Europe. L’impact du colloque devait donc être aussi méthodologique et épistémologique, et c’est bien cette orientation qui allait dorénavant être donnée aux études losséviennes dans le dialogue qui allait s’établir entre les chercheurs de nombreux pays.

Les séminaires d’été en 2010-2013

Le colloque de Bordeaux de septembre 2008 fut aussi un moment important de rencontres, de rassemblement des savoirs et d’élaboration de nouvelles stratégies de recherche. La publication qui s’ensuivit dans la revue Slavica occitania des éditions de l’université de Toulouse le Mirail [Dennes, 2010] attira l’attention de plusieurs chercheurs et philosophes français, qui acceptèrent de se joindre à nous afin d’accomplir un travail plus suivi de confrontation des traditions philosophiques russes et françaises en s’appuyant principalement sur les œuvres de Gustav Špet et d’Aleksej Losev. Un premier noyau fut constitué lors du colloque sur Pavel Florenskij, qui eut lieu en 20093. En marge de ce colloque, j’avais réuni quelques collègues russes qui avaient des intérêts scientifiques proches des miens et qui étaient désireux de poursuivre une collaboration de nature plus simple et informelle que celle qu’impliquait l’organisation de grands colloques. Je devais prendre alors la direction d’un programme quinquennal de recherche de la MSHA, « Identités européennes et espaces mondialisés » (IDEEM), dans lequel je m’occuperais, en particulier, de l’axe consacré à la constitution et la reconstruction des identités dans les espaces est-européens et euro-asiatiques. Je proposais d’y greffer un séminaire d’été qui aurait comme spécificité de réunir un petit nombre de chercheurs russes et français, spécialisés dans différents domaines (philosophie, sciences humaines, mais aussi mathématiques, sciences de la nature, épistémologie), et de conduire avec eux un dialogue informel d’où pourraient émerger de nouveaux thèmes à privilégier, de nouveaux outils et de nouvelles méthodes. Il s’agissait là d’une perspective de recherche qui avait été mise en œuvre depuis longtemps déjà, en Russie, précisément dans les années 1910-1920, avec Bogdanov et la fameuse « organisation scientifique du travail » (научная организация труда, НОТ) des années 1920. En France, c’est beaucoup plus tardivement qu’apparurent de telles orientations scientifiques, en particulier, lorsqu’il fut nécessaire de répondre à l’impasse méthodologique des sciences humaines, dénoncée par Michel Foucault. Dans la première partie de son œuvre, François Laruelle, par exemple, avait développé une approche philosophique du travail collectif en laboratoire. Un peu plus tard, dans cette même ligne de recherches méthodologiques, Anne-Françoise Schmid, épistémologue et spécialiste de l’histoire des sciences, et Muriel Mambrini-Doudet, dans le cadre de l’Institut National de Recherches agronomiques (INRA), cherchèrent à développer de nouvelles stratégies d’organisation interdisciplinaires [Schmid, Mambrini-Doudet, 2011]. Du côté russe, il y avait aussi un noyau de chercheurs particulièrement intéressés, qui étaient tous, à un plus ou moins fort degré, connaisseurs et spécialistes de l’œuvre d’A. F. Losev : Ljudmila Gogotišvili qui fut la secrétaire scientifique de Losev pendant plusieurs années, et qui devint une grande spécialiste de son œuvre ; Sergej Horužij, mathématicien et philosophe, qui pouvait éclairer, par son propre parcours, certains aspects des écrits losséviens en les mettant en miroir avec des éléments des traditions philosophiques grecque, byzantine et occidentale ; Viktor Troickij, spécialiste lui aussi de l’œuvre de Losev et figure incontournable de la Maison A. F. Losev ; Aleksej Kozyrev, bien connu en Russie et à l’étranger pour ses travaux et son activité dans le domaine de la pensée russe religieuse.

C’est en juillet 2010 que furent lancées les premières séances du séminaire. Lors des échanges informels que nous avions eus les mois précédents, nous avions retenu une thématique générale : « Le dualisme et l’égologie dans le cadre de la confrontation des cultures russes et occidentales : éléments de différenciation et d’intégration ». Grâce à une coopération scientifique qui s’était établie simultanément avec le Centre russe de l’EHESS de Paris4, nous eûmes alors la chance de pouvoir organiser la séance d’introduction du séminaire de 2010 (le 2 juillet) et, par la suite, de 2011 (le 1er juillet), dans les magnifiques locaux du collège des Bernardins à Paris. Quant aux autres séances, elles eurent lieu à Bordeaux, dans les locaux de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (le 6 juillet 2010, les 4-5 juillet 2011, les 3-5 septembre 2012). À Moscou, nous nous retrouvâmes à la Maison Losev, le 22 octobre 2010, puis en 2013, du 14 au 16 octobre, dans le cadre du colloque « L’œuvre d’Aleksej Losev dans le contexte des traditions culturelles russe et européenne », organisé par la Maison Losev, en collaboration avec la MSHA et la Faculté de philosophie de l’université Lomonossov à Moscou.

Laruelle-Losev vs Gogotišvili

Très vite, dans le cadre des discussions qui eurent lieu à la suite des interventions, un intérêt particulier fut accordé à l’œuvre de Losev. Cela était dû à la présence de deux personnes qui, par leurs questionnements réciproques et le dialogue qui s’engagea entre elles, allaient donner une perspective heuristique à notre séminaire. Du côté français, il s’agissait de François Laruelle, et du côté russe, de Ljudmila Gogotišvili. Nous avions en effet la chance d’accueillir parmi nous l’un des plus grands philosophes français contemporains, et cela se produisait alors qu’il travaillait sur la dernière partie de son œuvre (sa non-philosophie ayant évolué en philosophie non-standard ou Quantique) et qu’il se tournait de plus en plus vers la mystique et la philosophie de la musique. Sur la demande des collègues russes, spécialistes des sciences dures comme Sergej Horužij et Viktor Troickij, il nous fournit tout d’abord des éclaircissements précieux sur l’usage qu’il faisait, dans son œuvre, des notions relatives à la physique quantique. Mais le plus important fut, sans aucun doute, l’évolution qu’allaient entraîner chez lui le dialogue avec Ljudmila Gogotišvili et la découverte de l’œuvre d’A. F. Losev. Son intérêt pour la Russie et la culture russe était depuis longtemps manifeste. Le voyage de groupe que nous avions fait ensemble à Moscou en octobre 2010, l’accueil qui nous fut réservé à la Maison Losev, la découverte du contexte de vie et de travail du grand philosophe russe, furent, pour lui, des événements marquants qui aiguisèrent sa curiosité et augmentèrent son intérêt pour la pensée russe. C’est cette année-là précisément qu’il commença à mentionner A. F. Losev dans certains de ses écrits. Dans les discussions qui avaient déjà eu lieu, Ljudmila Gogotišvili avait pointé du doigt les rapprochements qui pouvaient être faits entre ce qu’il entendait par « expérience unaire » et « dualisme unilatéral », d’une part, et l’importance accordée par Losev à l’expérience hésychaste et à la Glorification du nom (onomatodoxie), d’autre part. François Laruelle avait aussi pris connaissance de l’ouvrage sur Losev qui avait été publié suite au colloque bordelais de 2008 [Dennes, 2010], et dans lequel nous avions traduit plusieurs textes de nos collègues russes se rapportant à la mystique, à la religion et à la musique. Tout cela faisait amplement écho à ses intérêts du moment.

Rien d’étonnant alors que dans ses interventions lors les séances ultérieures du séminaire d’été, il introduisit de plus en plus des références à Losev. Par l’entremise, principalement, de Ljudmila Gogotišvili, mais aussi des autres collègues russes, un dialogue vivant s’établit entre François Laruelle et Aleksej Losev. La pensée du premier évoluait à mesure que se trouvaient mieux éclairés certains aspects de la pensée du second, et nous pouvons dire que nous avons assisté ici à ce que peut produire d’original un dialogue vivant entre un philosophe russe déjà disparu et un philosophe français contemporain.

Un autre aspect de l’œuvre de Losev fut repéré par certains collègues français participant au séminaire d’été. Ce fut en particulier le cas de ce que nous allions désigner en russe par le terme d’интернаука afin de tenter de traduire ce que ces collègues entendaient par interdiscipline : non point la simple interdisciplinarité, mais l’aptitude d’un collectif à tenter de se situer en dehors des limites disciplinaires afin d’étudier de nouveaux objets, inabordables sur des bases épistémologiques classiques. Nous avions la chance d’avoir dans notre groupe deux personnes au fait de ces nouvelles approches scientifiques et cherchant à développer une épistémologie non-classique, dite « générique », permettant de mieux penser ces objets appelés « intégratifs ». Anne-Françoise Schmid manifesta un intérêt immédiat pour l’œuvre de Losev, percevant, au travers de la quête dialectique, une façon de remettre en cause les approches traditionnellement développées dans certains domaines comme l’esthétique, la musique et la philosophie du langage. Elle sut repérer aussi ce qui, dans l’œuvre de Losev, pouvait aider à fonder une nouvelle approche scientifique basée non plus sur des principes théoriques dépendant des disciplines séparées les unes des autres, mais sur un principe ontologico-mystique donnant à l’objet investi la possibilité d’apparaître en dehors de toute opposition à un sujet, dans une vérité qui nécessite, pour être appréhendée, une nouvelle épistémologie. Déjà, lors des séminaires de 2011 et 2012, François Laruelle était intervenu en ce sens, en parlant de la « pensée de l’immanence de la science », telle qu’elle peut être investie autant par les réflexions sur les « lieux d’interdiscipline » que par une approche épistémologique renouvelée des découvertes scientifiques, méthodologiques et esthétiques, faites en Russie, au début du XXe siècle. Muriel Mambrini-Doudet, du centre INRA de Jouy-en-Josas, était intervenue sur les « Nouvelles conditions interdisciplinaires des sciences en émergence », et Anne-François Schmid, sur l’« épistémologie générique » et l’« interdiscipline ».

En septembre 2014, le colloque de Cerisy, organisé conjointement avec la MSHA autour de l’œuvre de François Laruelle5, fut l’occasion d’approfondir la comparaison des œuvres de François Laruelle et d’Aleksej Losev. Ljudmila Gogotišvili y intervint (bien qu’à distance) pour parler du principe laruellien de « dualité unilatérale » (« Les implications linguistiques du principe laruellien de Dualité unilatérale ») et montrer toutes les analogies qui pouvaient être établies avec l’interprétation lossévienne de la Glorification du Nom. La même année, elle approfondit encore cette étude comparative, dans le numéro spécial de la Revue philosophique de la France et de l’étranger, consacré aux « Problèmes actuels de la philosophie russe », en y faisant une présentation détaillée du « noyau radical de la “Philosophie du nom” d’A. F. Losev » [Gogotishvili, 2014].

François Laruelle, quant à lui, avait consacré une de ses interventions de Cerisy à « La messianité comme science du messianisme », texte qui fut ensuite traduit en russe et publié en Russie [Laruelle, 2017]. L’intérêt de Laruelle pour Losev et la pensée russe avait-il participé à ce tournant vers la figure messianique ? Cela est possible mais n’est pas explicitement déclaré dans le texte qui fait davantage référence à la mystique occidentale (le nuage de l’inconnaissance). Il n’empêche qu’à travers les quelques manifestations scientifiques mentionnées et les publications qui s’ensuivirent, en France et en Russie, deux œuvres pourtant éloignées dans le temps et l’espace se croisaient, interféraient et produisaient quelque chose d’unique et de nouveau dans le paysage culturel et philosophique franco-russe.

À Moscou, c’est en octobre 2013 que se poursuivit la collaboration scientifique entre la MSHA et la Maison Losev, dans le cadre du colloque international, organisé principalement par l’université Lomonossov sur « La pensée d’A. F. Losev dans le contexte des traditions culturelles russe et européenne »6. La première session du 14 octobre fut réservée à la poursuite des travaux de notre séminaire d’été. Je la présidais en compagnie d’Aleksej Kozyrev. François Laruelle n’avait pas pu venir mais il fut représenté par Anne-Françoise Schmid qui lut son texte sur « l’essence de la philo-fiction ». Quant à Ljudmila Gogotišvili, ce fut sa dernière intervention en public avant qu’elle ne fût définitivement bloquée chez elle par la maladie. Lors de la séance plénière du matin, elle intervint exclusivement sur Losev, parlant de la place du symbole dans son œuvre (« Символ у раннего и позднего Лосева: сдвиг в толковании — реконструкция и опыт интерпретации »). Cependant, dans le texte qu’elle nous confia pour l’après-midi, elle se consacrait de nouveau à la confrontation des œuvres et des pensées d’Aleksej Losev et de François Laruelle, la recherche proposée sur « La Philosophie du langage de Losev et la non-philosophie du langage de François Laruelle » étant elle-même placée sous l’égide de Husserl (« Философия языка Лосева и не-философия языка Ларюэля »). Anne-Françoise Schmid intervint sur « l’identité scientifique en régime interdisciplinaire » en prenant comme exemple les œuvres de François Laruelle et d’Aleksej Losev. Quant à moi, je pris la parole sur « La place et le rôle de l’œuvre d’A. F. Losev dans le renouvellement des sciences humaines en Occident » – un thème qui, sous différentes formes, m’occupait déjà depuis un certain temps, puisqu’en octobre 2012, lors d’un colloque organisé par l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences sur les problèmes et discussions dans la philosophie russe de la deuxième moitié du XXe siècle, j’étais intervenue sur la réception de la pensée philosophie d’A. F. Losev en Occident, et qu’ensuite, je devais consacrer une étude plus précise à l’actualité scientifique de la « mythologie absolue » [Dennes, 2013]. Quant au texte de 2012, il bénéficia d’une traduction en anglais sous le titre « Reception of A. Losev’s philosophical conception in the West at the end of the twentieth century and the beginning of the twenty-first century », puis, en 2017, d’une publication à Londres [Bykova, 2017].

2017 : la clôture d’un programme et non point la fin d’une coopération

L’année de 2017 a clos, sans néanmoins la rompre, la coopération institutionnelle entre la Maison des Sciences de l’homme d’Aquitaine et la Maison Losev de Moscou. Ceci était lié non point à une diminution des relations entre les deux institutions, mais au simple fait que, ayant atteint ce qui est considéré, en France, comme l’âge limite pour mon départ à la retraite, je devais me retirer de toute responsabilité administrative et institutionnelle. Cependant, il y eut malheureusement, une autre raison bien triste et regrettable, qui ne tarda pas à se manifester : ce fut, du côté russe, la disparition, à la suite d’une longue maladie, de notre chère collègue et amie Ljudmila Gogotišvili. C’est en lien étroit avec elle que, depuis 2010, j’avais mis en place le séminaire d’été qui nous avait permis d’approfondir le dialogue entre les philosophes russes et français, de le centrer sur les deux personnalités que furent Aleksej Losev et François Laruelle, et d’ouvrir des perspectives logiques et épistémologiques nouvelles dans les domaines de l’interdisciplinarité et du multiculturalisme au sein de la culture européenne. Nous avions présenté ces ouvertures dans plusieurs textes que nous avions rédigés en commun : en France [Dennes, 2014 ; Dennes, Gogotishvili, 2014], et en Russie, en 2015 [Денн, Гоготишвили, 2015].

Du point de vue éditorial, l’année 2017 ne marqua pas un point d’arrêt, et bien que Ljudmila Gogotišvili nous quitta le 7 février 2018, le travail engagé avec elle continua à porter ses fruits, témoignant ainsi de ce que nous avions semé ensemble pendant les dix années de collaboration institutionnelle entre nos deux Maisons. Et c’est en fait comme d’elle-même qu’à travers l’œuvre et la mémoire de Ljudmila Gogotišvili se poursuivit ainsi la collaboration engagée.

À Moscou, le 18 octobre 2018, dans le cadre du colloque international « Seizièmes lectures losséviennes : le philosophe et son temps » une session lui fut consacrée : « Ljudmila Arčilovna Gogotišvili (1954-2018) : philosophe à la croisée d’influences, de traditions, de méthodes et d’innovations ». J’intervins sur le thème de ce dialogue franco-russe en philosophie qu’elle avait contribué à créer et à développer pendant une décennie. Son mari, Iosif Fridman, présenta son projet de publication d’un ouvrage rassemblant les inédits de Ljudmila Gogotišvili, et dans lequel l’ouverture aux œuvres de Losev et de Laruelle était loin d’occuper la dernière place [Гоготишвили, 2021].

En France, deux ouvrages auxquels Ljudmila Gogotišvili avait contribué parurent aussi après sa disparition : en 2019, à la suite du colloque de Cerisy [Dennes, Maiolearca, Schmid, 2019], pour lequel nous avions rédigé ensemble la conclusion « Des ouvertures prometteuses ! », consacré principalement aux résultats du travail qu’elle avait mené en Russie pour mieux faire connaître l’œuvre de François Laruelle [Dennes, Maiolearca, Schmid, 2019 : 417-428] ; en 2020, La Philosophie russe dans le contexte européen. Ouvertures comparatives et interdisciplinaires [Dennes, 2019], dont elle avait contribué à élaborer le projet. Ce dernier ouvrage reprenait le matériel de la section 3 du colloque international de 2015, organisé à la MSHA, comme point final du programme de recherche que j’avais dirigé pendant cinq ans (IDEEM). Malheureusement Ljudmila Gogotišvili n’avait pas pu y assister, mais d’autres représentants de la Maison Losev (Viktor Troickij, Elena Taho-Godi) étaient là qui, par leurs brillantes interventions maintenaient vivante la flamme de l’amitié et intacte la ferveur du dialogue.

Ainsi ne nous ont-ils pas quittés, les amis et collègues qui ont participé à ce travail collectif, ni Aleksej Losev, qui, depuis longtemps disparu, nourrit encore aujourd’hui notre réflexion et permet, par son œuvre immense, le dialogue entre les cultures. Ils continuent à vivre dans les échanges qui se poursuivent, et dont nous trouvons l’un des fondements dans la coopération qui s’est développée pendant dix ans entre la Maison Losev de Moscou et la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine.

En 2023, à l’initiative de Vladimir Marčenkov et d’Elena Taho-Godi, un groupe de réflexion sur l’œuvre d’Aleksej Losev devait se réunir à Paris, lors du XVIIe congrès mondial des slavistes, mais à cause du conflit qui sévit entre la Russie et l’Ukraine, il a été repoussé à 2025. L’atelier sera consacré à la signification de l’œuvre d’A. F. Losev dans le développement du dialogue des cultures entre la Russie et l’Occident. Nous poursuivrons ainsi la recherche engagée dans le cadre du dialogue franco-russe en philosophie et de la coopération entre la MSHA et la Maison Losev. Mais ce sera ici un horizon plus large qui sera donné aux études losséviennes : celui qui, prenant son origine dans le colloque sur Losev organisé à Columbus (USA), en 2002, pourra dorénavant témoigner de l’envergure mondiale des études losséviennes.

Bibliography

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Gogotishvili Liudmila, 2014, « Le noyau radical de la “philosophie du nom” d’A. F. Losev », Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. 139, juillet-septembre n° 3 : Problèmes actuels de la philosophie russe, Paris, PUF, p. 315-332.

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Notes

1 « Marges, mémoire et représentations des territoires européens » (2007-2011), programme quadriennal de la MSHA, dirigé par Alain Viaut. Return to text

2 « Gustav Špet et son héritage : aux sources russes de structuralisme et de la sémiotique. Creuset d’influences et intériorisation des marges (1) », colloque international organisé par Maryse Dennes, 21-24 novembre 2007, avec la collaboration de la revue Questions de Philosophie (Вопросы философии). Les actes de ce colloque ont été publiés en France [Dennes, 2008] et en Russie [Денн, Лекторский, Пружинин, Щедрина, 2010]. Return to text

3 « Pavel Florenski et l’Europe. Creuset d’influences et intériorisation des marges (3) », colloque international organisé par Florence Corrado, 12-14 novembre 2009. Après ce colloque, un ouvrage collectif est paru [Corrado-Kazanski, 2013]. Return to text

4 Dans le cadre du programme ANR que dirigeait Wladimir Berelowitch sur les sciences humaines et sociales en Russie. Return to text

5  « La philosophie non-standard de François Laruelle », Cerisy, 3-10 septembre 2014. Return to text

6 Le colloque fut associé au 120e anniversaire de la naissance et les 25 ans de la mort d’Aleksej Losev. Return to text

References

Electronic reference

Maryse Dennes, « Une décennie de coopération entre la Maison Losev de Moscou et la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine », Modernités russes [Online], 21 | 2022, Online since 05 avril 2023, connection on 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/modernites-russes/index.php?id=681

Author

Maryse Dennes

Professeur émérite de l’université Bordeaux Montaigne, auteur de nombreux ouvrages et articles sur la réception de la phénoménologie occidentale en Russie et sur les représentants de la pensée religieuse et philosophique russe : Berdjaev, Bibixin, Bulgakov, Florenskij, Horužij, Losev, Solov’ev, Špet.

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