Le peintre (Живописец) de Nikolaj Polevoj, récit publié en 1833 dans la revue Le Télégraphe de Moscou (Московский телеграф), dirigée par l’auteur, compte parmi les œuvres les plus significatives de la littérature romantique russe. Elle développe le thème du conflit tragique entre l’artiste visionnaire, inspiré, et une réalité vulgaire qui l’affecte profondément, aussi bien sur le plan existentiel (la trahison de sa bien-aimée, qui épouse un médiocre fonctionnaire) que sur le plan créatif (le rejet de ses peintures, non seulement par le public profane, mais également par ses pairs artistes)1.
Bien que Polevoj suive dans son Peintre un schéma classique du romantisme — le conflit qui s’achemine inexorablement vers la mort de l’artiste incompris — il enrichit ce lieu commun par l’introduction d’un motif original : la peinture d’icônes. En effet, le protagoniste de l’histoire, le peintre Arkadij, traverse plusieurs étapes dans son développement artistique, la première étant sa formation à la peinture d’icônes. Comment un peintre d’icônes en vient-il à devenir l’auteur d’un tableau représentant le Prométhée frénétique ?
On peut également se poser la question de savoir si le dernier tableau d’Arkadij, peint en Italie sous l’influence manifeste de Raphaël, est lié à cette expérience d’enfance, marquée par l’enseignement d’un « maître de la peinture d’icônes proche des vieux-croyants », disciple d’« Alypius des Grottes et du pieux André Roublev » (Полевой, 1833 : 255).
En fin connaisseur de la tradition iconographique et de ses écoles, Polevoj n’y adhère pourtant point et préfère la peinture occidentale, qu’il examine dans la perspective inspirée par le romantique allemand Wilhelm Heinrich Wackenroder et son livre Épanchements d’un moine ami des arts (1797)2. Selon Aleksandr Karpov, « les idées de Polevoj sur la nature divine de l’inspiration, son appréciation de l’art religieux, ainsi que sa conception du caractère individuel de la créativité et de l’inutilité de l’imitation, sont liées aux idées de Wackenroder » [Карпов, 1989 : 522].
Auteur de plusieurs œuvres d’inspiration patriotique, dont l’Histoire du peuple russe (1829-1833), et fier d’être issu du tiers état, Polevoj ne partage pas l’admiration pour la peinture d’icônes qui sera, quelques décennies plus tard, celle d’un Nikolaj Leskov ou d’un Nikodim Kondakov3. Pour Polevoj, l’approche des iconographes est trop archaïque, tant sur le plan spirituel que technique, et ne correspond pas à l’esprit romantique de son époque. Et pourtant, il juge nécessaire de faire passer Arkadij par un atelier d’icônes, comme si la connaissance de la peinture occidentale ne suffisait pas à elle seule pour devenir un artiste russe. Et si Arkadij rêve d’Italie, comme tous les autres peintres contemporains, et si c’est là qu’il réalise son chef-d’œuvre, cette dernière œuvre possède une force performative qui le rapproche des icônes. De manière significative, cette toile quitte le sol d’Italie et est transférée en Russie dans une petite ville provinciale où Arkadij avait été initié à l’art des icônes.
Quant à Wackenroder, c’est Vasilij Žukovskij qui devient en Russie son porte-parole. En 1821, dans une lettre adressée à la grande-duchesse Aleksandra Fëdorovna4, le poète relate l’histoire (fantaisiste) de la création de la Madone Sixtine, qu’il emprunte directement à l’écrivain allemand. Cette légende, racontée par Wackenroder dans La Vision de Raphaël, est contée par Arkadij de la manière suivante :
Raphaël réfléchissait depuis longtemps à la manière de représenter la Très Sainte Vierge ; il était perdu dans ses pensées, tourmenté, épuisé ; ses forces s’affaiblissaient — il finit par s’endormir. C’est alors que la Sainte Vierge lui apparut sous la forme céleste dans laquelle il la représenta, suscitant la stupéfaction au fil des siècles. Raphaël bondit de son lit. « Elle est là ! », s’écria-t-il en désignant la toile. Et, dans un oubli total de lui-même, il saisit son pinceau et ses peintures, il oublia tout et se mit à transférer sa vision sur la toile, donnant corps à son rêve à travers des esquisses et des couleurs…
Рафаэль долго думал: как изобразить ему Пресвятую, и терялся в размышлениях, мучился, терзался; силы его ослабели — он уснул. Тогда явилась ему Пресвятая Дева в том небесном виде, в каком он изобразил ее на изумление векам. Рафаэль вскочил с своего ложа. «Она здесь!» вскричал он, указывая на полотно. И в забвении самого себя схватил он кисть и краски, забыл все, переносил свое видение на холстину, облекал мечту свою в очерки, в краски... [Полевой, 1833 : 280-281].
Il est révélateur que les deux versions de la légende dans le récit d’Arkadij, celles de Wackenroder et de Žukovskij, qui diffèrent sur un point essentiel, bien que peu évident5, soient étroitement imbriquées. Notons tout d’abord que l’expression elle est là (oна здесь) est empruntée par Polevoj à Žukovskij. Voici comment ce dernier décrit l’expérience de Raphaël :
...une fois, il <Raphaël> s’endormit en pensant à la Madone, et un ange l’aurait réveillé. Il se leva d’un bond ! Elle est là, s’écria-t-il en désignant la toile, et il fit le premier dessin. Et en effet, ce n’est pas une peinture, mais une vision : plus vous la contemplez, plus vous êtes convaincu que quelque chose d’anormal se déroule sous vos yeux (surtout si vous la regardez de telle sorte que vous ne percevez ni le cadre ni les autres tableaux)...
...однажды он заснул с мыслию о Мадонне, и верно какой-нибудь ангел разбудил его — он вскочил! она здесь, закричав, он указал на полотно и начертил первый рисунок. И в самом деле, это не картина, а видение: чем долее глядишь, тем живее уверяешься, что перед тобою что-то неестественное происходит (особливо, если смотришь так, что ни рамы, ни других картин не видишь)... [Жуковский, 2012 : 343]
Ainsi, Raphaël, après avoir vu l’image de la Madone sur sa toile, se précipite immédiatement sur ses pinceaux et réalise aussitôt le premier dessin. Ce dessin n’est pas véritablement l’œuvre de Raphaël, mais le résultat d’un travail mécanique visant à matérialiser l’image qu’il a perçue. Autrement dit, l’artiste agit comme un peintre d’icônes reproduisant une image non créée par l’homme — une vera icona, un Mandylion6. Cependant, une telle méthode s’accorde difficilement avec le paradigme romantique. De sorte que Žukovskij change de registre juste après, mais apparemment sans s’en apercevoir, en accentuant le rôle qu’a joué l’âme de l’artiste dans la création de l’image céleste :
Ici, l’âme du peintre, sans aucun des artifices de l’art, mais avec une simplicité et une facilité surprenantes, transféra sur la toile le miracle qui s’était accompli dans ses entrailles.
Здесь душа живописца, без всяких хитростей искусства, но с удивительною простотою и легкостию передала холстине то чудо, которое во внутренности ее совершилось. [Жуковский, 2012 : 343]
Dans cet acte de création inspirée, Elle est là, en tant qu’empreinte fixée sur la toile, et Elle (la Madone), en tant qu’image intériorisée par l’âme, fusionnent en formant une image sans équivalent dans l’histoire de la peinture.
Chez Wackenroder, la situation est quelque peu différente : après avoir vu l’image accomplie de la Madone sur sa toile, l’artiste ne se précipite point pour la reproduire, mais se rendort.
Le lendemain matin, il s’était levé comme transformé ; l’apparition était restée pour toujours gravée dans son cœur et dans ses sens, et il avait alors réussi à reproduire les traits de la Mère de Dieu comme toujours ils avaient flotté devant son âme, et il avait toujours eu un certain respect même pour les images qu’il peignait. [Wackenroder, 2009 : 30]
Raphaël ne copie pas, ici, une image achéïropoïète, car elle disparaît au matin et est remplacée par une esquisse inachevée de la Vierge Marie. Il reproduit plutôt une image imprimée dans son âme, renforcée par une « vague prémonition » qu’il portait déjà en lui. L’image extérieure qu’il avait perçue en rêve a ainsi traduit ce qu’il portait déjà dans son for intérieur. Dans cette perspective, Raphaël apparaît plutôt comme un artiste romantique typique, laissant les images traverser son âme. Cela le distingue nettement de l’iconographe, dont l’objectif est de reproduire de manière désindividualisée une image sacrée qui n’a pas été créée par l’homme.
Polevoj combine les deux modèles de « travail ». En effet, Raphaël se précipite immédiatement sur la toile dans un oubli total de lui-même, ce qui ne l’empêche pas de réaliser aussitôt ses visions et ses rêves sur la toile. Il est difficile de dire si Polevoj s’est bien rendu compte du fait que, chez lui, la vision de Raphaël était plutôt assignée à Arkadij. On peut néanmoins supposer que ce paradoxe est lié à l’ambivalence du protagoniste vis-à-vis de l’iconographie.
En effet, dans son enfance, Arkadij tente de copier l’image de la Mère de Dieu d’Akhtyrsk7, avant de s’intéresser à l’iconographie grecque, avec « ses couleurs non naturelles, ses contours en relief » («с его неестественными цветами, его рельефным очерком») [Полевой, 1833 : 251]. Finalement, il devient apprenti dans un atelier de peintre d’icônes8. Son maître, vertueux et craignant Dieu, part du principe que :
...la première image a été créée par le Sauveur lui-même, qui s’est essuyé avec un linge blanc et a envoyé Sa Face Non faite de main d’homme au roi Abgar.
...что первый Образ создал сам Спаситель, утершись белым полотном, и послав свой Нерукотворенный лик Царю Авгарю. [Полевой, 1833 : 255]
La tâche de l’iconographe n’est donc pas de représenter l’inexprimable — c’est-à-dire Dieu — mais de reproduire son image selon un modèle préexistant. Cette reproduction se réfère soit à l’empreinte première de la face divine, soit aux images créées, selon la tradition, par le premier iconographe : l’évangéliste saint Luc, également mentionné dans le récit. Une référence à la vie de saint Alypius Cryptensis ou saint Olympe des Grottes (Алипий /Олимпий Печерский) est également lourde de sens. Celui-ci, avant sa mort, aurait reçu l’aide d’un ange pour achever une icône qu’il n’avait pas terminée9.
Cependant, les ambitions d’Arkadij ne lui permettent pas d’accepter une attitude aussi « humble » envers la représentation : sa tête « s’enflamme dans ses rêves » [Полевой, 1833: 247], et il aspire à représenter Dieu sous une forme humaine. Le tournant décisif se produit lorsqu’il parvient à pénétrer dans la maison du gouverneur, où il découvre des copies de tableaux d’artistes célèbres : « voici la Nuit du Corrège10, voici Saint Jean l’Évangéliste du Dominiquin11, voici Ossian de Girodet12, voici Bord de mer désert de Friedrich...13 » («...вот Корреджиева Ночь, вот Иоанн Богослов Доменикина, вот Оссиан Жироде, вот Фридрихов пустынный приморский берег...») [Полевой, 1833 : 269]. Aux yeux du jeune Arkadij, ces œuvres acquièrent également un statut divin (c’est le mot qu’il emploie). Toutefois, ce n’est pas parce qu’elles permettent de contempler ce qui est « inimaginable et inconcevable » («невообразимо и неизобразимо»)14 [Полевой, 1833: 259], mais parce qu’elles créent une illusion parfaite de la réalité :
Sont-ils vraiment peints, ces tableaux ? répondis-je. Non ! Je ne vous crois pas : on dirait que le vent remue les cheveux de ce vieillard, cette lune brille pour de vrai, et voici le saint apôtre que Jésus Christ aimait plus que tous ses disciples ; c’est évidemment le Seigneur nouveau-né — l’éclat qui émane de Lui est insoutenable ; cet homme-ci, regardez sa manière de fermer les yeux : il est comme vivant !
«Разве это картины?» отвечал я. Нет! Не обманывайте меня: ветер точно веет в волосах этого старика — этот месяц светит — а это тот самый святой Апостол, которого Иисус Христос любил больше всех своих учеников — а это видимо Господь новорожденный — от него сияние нестерпимо — посмотрите, как этот человек закрывает глаза: ведь он живой! [Полевой, 1833: 270].
Il n’est alors pas étonnant qu’Arkadij s’agenouille et prie, au grand embarras du bon gouverneur. Arkadij évoque de nouveau Caspar David Friedrich lorsqu’il explique à Mamaev, le narrateur, sa vision de ce qu’est un véritable artiste :
Friedrich peint des déserts solitaires, sauvages, inhabités. Il dépeint souvent une mer sans fin, mais regardez : il y a pourtant une bande de rivage, un bout de terre, il n’y a pas d’hommes ici, mais il y a leur terre, et sur cette terre, on voit les restes d’un bateau brisé, et une mouette vole au-dessus d’une croix à moitié détruite, et sous cette croix, il y a une tombe…
Фридрих пишет пустыни безлюдные, дикие, необитаемые — часто изображает он просто одно бесконечное море; но, посмотрите: тут есть<,> однако ж<,> клочок земного берега; тут нет людей, но есть земля их; и на ней видны остатки разбитой лодки; и чайка носится тут над каким-нибудь полуразрушенным крестом; а под этим крестом могила... [Полевой, 1833: 409]
Si, dans l’atelier de l’iconographe, Arkadij était insatisfait de l’impossibilité de représenter l’homme (et il voit cet homme « vivant » dans le tableau du Corrège), il apprécie désormais chez Friedrich un artiste capable de représenter l’homme, sans l’homme lui-même.
L’artiste allemand parvient à représenter l’idée de l’homme, mais ce rejet de la représentation mimétique est fondamentalement opposé à ce qu’accomplit l’iconographe lorsqu’il reproduit une matrice visuelle originale ou suit un canon approuvé. Certes, l’iconographe s’efforce aussi de représenter la « pensée de Dieu » (comme le fait remarquer le maître d’Arkadij en attirant son attention sur le « triangle rayonnant » de l’icône qu’il est en train de peindre), mais il est difficile d’imaginer une icône constituée d’un simple triangle, sans aucun saint visage15.
Or le tableau de Friedrich La Croix près de la Baltique (1815, Schloss Charlottenburg, Berlin), auquel Arkadij pense selon toute évidence, n’est en effet pas un simple paysage, mais une tentative de représentation de la vie humaine à travers des objets matériels : la croix, l’ancre du bateau, la mer, les voiles esquissées à l’arrière-plan. Le problème d’Arkadij réside dans son incapacité à choisir définitivement un mode de représentation. Lorsque Mamaev entre pour la première fois dans son atelier, il est frappé par le désordre visuel qui y règne. Tout d’abord, un tableau « vide » retient son attention :
C’était une immense toile dans un cadre doré, découpée au couteau et recouverte de peinture de telle manière qu’il était impossible de voir ce qui avait été peint dessus auparavant16.
Это была огромная холстина, в золотых рамах, изрезанная ножом и закрашенная красками так, что нельзя было рассмотреть, чтò было на ней прежде изображено. [Полевой, 1833: 101]
Mamaev mentionne ensuite une gravure sans personnages : « Une image colossale de la cathédrale de Cologne (une estampe bien connue) était accrochée au mur » («Колоссальное изображение Кельнского собора (известный его эстамп) висело на стене»)17, ainsi que des dessins au fusain et à la craie sur les murs. « Il s’agissait d’images de bâtiments gothiques, de monstres de Johannot, de caricatures de Hogarth » («Это были изображения Готических зданий, Жоаннотовских уродов, Гогартовских каррикатур») [Полевой, 1833: 102]. Là encore, est question soit de représentations de structures architecturales, soit de représentations de personnages déformés et grotesques, à l’image des tableaux de l’artiste anglais du XVIIIe siècle William Hogarth et du contemporain de Polevoj, le dessinateur français Tony (Antoine) Johannot. Notons que le portrait de la femme d’un général effectué par Arkadij est également le fruit d’une déformation consciente du visage humain :
Sur son pupitre reposait le portrait, presque achevé, d’une femme âgée, à l’allure ridicule ; au début, je ne me rendis pas bien compte de sa coiffe, et en la regardant de plus près, je fus surpris : c’étaient des oreilles d’âne !
На пюпитре его лежал портрет немолодой женщины, глупого вида, почти отделанный; сначала я не рассмотрел ее головного убора и удивился, вглядевшись: это были ослиные уши! [Полевой, 1833: 100]
Ce portrait fait probablement référence à la célèbre œuvre de Quentin Metsys, Vieille femme grotesque (vers 1513, National Gallery, Londres), ainsi qu’à son autre tableau Une allégorie de la folie (c. 1510, John Held Collection, New York). Dans l’atelier d’Arkadij, seules trois images représentent une figure humaine non pas déformée, mais idéalisée : il s’agit du « portrait de Dürer » (c’est-à-dire l’un des autoportraits de l’artiste), de « l’estampe de Müller représentant la Madone de Raphaël, barrée au crayon rouge », et enfin, d’un « joli visage féminin récemment commencé, en petit format »18. Voici l’inscription qu’Arkadij a notée sous l’estampe : « “Tu étais digne de ta folie, pauvre barbouilleur ! Une seule et même inspiration ne peut apparaître deux fois dans le monde” » (« “Ты был достоин сумасшествия, бедный пачкун! Одинакое вдохновение не является в мире дважды.”») [Полевой, 1833: 102]. Cette remarque fait référence à la légende bien connue (racontée par Žukovskij) selon laquelle Johann Friedrich Wilhelm Müller (1780-1816) serait tombé malade et serait mort en travaillant sur sa gravure inspirée de la toile de Raphaël. Elle explique aussi la nature étrange du « visage » observé par le narrateur :
Et voici une chose étrange : ce visage fut répété plusieurs fois, dans des tailles différentes, et partout ce n’était que des esquisses ! Il était dessiné au fusain sur le mur à plusieurs endroits, au crayon sur des cartes, et même gravé sur la table avec un couteau. Il était évident que ce visage apparaissait involontairement sous la main d’Arkadij, qu’il le hantait, et partout il était dessiné d’une façon si nette, si fidèle, si authentique, que j’aurais reconnu ce visage entre mille.
И вот что было странно: это личико повторялось несколько раз, в разных размерах и везде только что очеркнутое! Оно было начерчено углем на стене в нескольких местах; нарисовано карандашом на картонах; даже нацарапано ножом на столе. Видно было, что это личико невольно являлось под рукою Аркадия, что оно преследовало его — и везде было оно очеркнуто так отчетисто, верно, истинно, что я узнал бы это личико из тысячи. [Полевой, 1833: 102]
Le « visage » apparaît à Arkadij comme une vision à laquelle, contrairement à Raphaël, il ne peut donner une forme définitive. Tandis que la vision de la Madone, comme le précise Wackenroder, était « à jamais clairement imprimée » dans l’âme de Raphaël, de sorte qu’il « parvenait toujours à représenter la Mère de Dieu telle qu’Elle apparaissait à son regard intérieur » [Wackenroder, 2009 : 30], Arkadij est contraint de peindre sans cesse le « visage », sans jamais le terminer, comme si, une fois achevé, il perdait son statut de vision, de « révélation », et se fixait dans la sphère du visible, laquelle a tué le pauvre Müller, comme l’affirme Žukovskij.
Arkadij échoue à inscrire le « visage » dans le cadre de l’épiphanie de Raphaël : dans son cas, il ne s’agit plus d’une « empreinte » du « visage » divin sur la toile (comme le suggère l’interprétation donnée par Žukovskij à l’œuvre de Raphaël). Au contraire, Arkadij passe complètement dans la sphère liée à l’âme (il se rapproche alors de l’interprétation de Wackenroder), mais ici, l’image d’une femme lui apparaît comme une obsession qui le hante littéralement. Lorsqu’il parvient enfin à « capturer » cette image, le résultat est déroutant. Le mystérieux « grand tableau soigneusement recouvert d’une toile blanche »19 que le narrateur découvre dans l’atelier d’Arkadij s’avère être une imitation de Jean-Baptiste Greuze, « barbouilleur des scènes banales, de désespoir à bon marché, de bonheur d’un sou » («Это Грёз, пачкун семейственных сцен, копеечного отчаяния, грошевого счастья») [Полевой, 1833: 127]. D’une qualité impressionnante (le narrateur la compare à des œuvres de Rembrandt, Holbein et Dürer), elle semble pourtant « stupide » à l’artiste, puisqu’elle ne représente pas la foi chrétienne (qui s’est matérialisée sous la forme d’une vision divine), mais une fille terrestre, Vera (ce qui veut dire foi en russe), ou plutôt « Verin’ka » (petite foi), comme l’appelle affectueusement Arkadij20.
Il est remarquable que l’exclamation elle est là, qu’Arkadij emprunte à Žukovskij, se trouve reprise dans la scène de la première rencontre du peintre avec Verin’ka, qui se déroule dans un cimetière. Le peintre voit une femme inconnue, mais la perçoit comme une « idée » :
Mais maintenant, à cet instant — le lieu, la solitude, le silence, la robe noire, le visage recouvert — ce n’était pas une femme : c’était une idée qui vint à moi pour répondre à l’appel de mon âme.
Но, теперь, в это мгновение — место, уединение, тишина, черное платье, закрытое лицо — это не была женщина: это была какая-то идея, прилетевшая ко мне, на призыв души моей. [Полевой, 1833: 413]
Même lorsqu’il entend une voix masculine l’appeler (celle du père de Verin’ka), il préfère se représenter en Raphaël contemplant une vision surnaturelle :
« Verin’ka ! Où es-tu ? », dit une voix masculine.
— Ici !, répondit doucement l’inconnue.
Combien d’idées, de pensées, d’expressions étaient réunies pour moi dans ce seul mot ? Elle est là, devant le cercueil de sa mère ! Où devrait-elle être ? Elle n’est pas de ce monde, le monde, en ce moment, rit, s’amuse, regarde les paillasses. Il y a des femmes là aussi. Mais qu’est-ce qu’elle en a à faire ? Cherchez-la ici, ici, là où gît tout ce qui la lie au monde — attention, ne l’effrayez pas : elle a des ailes... Et elle est la Foi, elle est venue ici une fois que j’y étais moi-même.
«Веринька! Где ты?» произнес мужской голос.
— Здесь! — отвечала тихо незнакомка.
Сколько идей, мыслей, выражений соединилось для меня в одном этом слове? Здесь она — при гробе матери! Где же ей быть? Она неземная — мир в это время смеется, веселится, глядя на паяцев. Там собрались и женщины. Но чтò ей до них? Ее ищите здесь, здесь, где лежит все, что привязывало ее к миру — берегитесь, не испугайте ее: у нее есть крылья... И она Вера, она пришла сюда, когда и я пришел сюда! [Полевой, 1833: 414]
Cependant, lorsque Verin’ka se rend dans l’atelier d’Arkadij, elle qualifie ses tableaux d’« incomparables » et d’« adorables », épithètes qui sont, pour Arkadij, « féminines ». La déception de l’artiste est grande, car parmi ces tableaux21 se trouve celui par lequel il cherchait justement à échapper au modèle de représentation qu’il avait auparavant lui-même glorifié, répétant les idées de Wackenroder et de Žukovskij. Le tableau en question représente Prométhée :
Un immense aigle assoiffé de sang s’élève vers les cieux ; l’Océan gris s’enfonce maussadement dans les abîmes de la mer ; Héphaïstos aux yeux sauvages, tenant dans ses mains l’instrument d’exécution, son terrible marteau, et regardant sans émotion l’animateur des hommes ; la nature frémissant sous les calamités de Prométhée et le tonnerre grondant du ciel !
Огромный, кровожадный орел, подъемлющийся к небесам; седой Океан, угрюмо погружающийся в бездны моря; дикообразный Эфест, держащий в руках орудие казни, страшный молот свой, и бесчувственно смотрящий на оживотворителя людей; природа, содрогающаяся от бедствий Прометея и гремящей грозы небесной! [Полевой, 1833: 557-558].
Dans son expression, dans le corps étrangement positionné de Prométhée (« maladroitement disposé », «неловко положен» [Полевой, 1833: 562]), ce tableau rappelle le célèbre Prométhée enchaîné de Peter Paul Rubens (vers 1611-1612, Philadelphia Museum of Art). On ne s’étonnera pas que Prométhée représente ici Arkadij, mais uniquement de manière allégorique, sans la ressemblance propre aux portraits. Cette peinture n’est pas le fruit d’une contemplation visionnaire, elle possède l’« âme de l’artiste », mais aucune image divine n’y descend. La deixis énergique d’elle est là est remplacée par la petite phrase suggestive « toute l’âme de l’artiste est ici ! » («Здесь вся душа художника!») ; ces mots sont prononcés à voix basse («Тихо товарищу») par l’un des spectateurs, et ils sont immédiatement étouffés par des « jugements bruyants » («слова их заглушаются громкими суждениями») [Полевой, 1833: 568-569].
Cependant, Prométhée n’est pas le dernier tableau d’Arkadij. L’histoire de l’artiste se termine par une description de sa dernière toile, laquelle, après sa mort, sera transférée de Rome en Russie. Ce tableau représente en fait l’adieu de l’artiste mourant à son père.
Le tableau y représentait le Sauveur bénissant les enfants. Son visage était divin, plein d’amour et de bonté. Il était représenté assis ; plusieurs enfants l’entouraient avec insouciance, confiance et audace, ils le regardaient ; seul l’un d’eux, fixant les yeux sur le Sauveur, réfléchissait, appuyant son coude sur son genou. Levant sa main qui bénissait au-dessus de la tête de cet enfant, le Sauveur tournait son autre main vers ses deux disciples et semblait leur dire : « N’empêchez pas les enfants de venir à moi ; c’est à eux que j’ai réservé le royaume des cieux ; ce n’est que lorsque vous aurez l’âme innocente, comme un enfant, que vous serez avec moi dans la gloire de mon Père qui est dans les cieux ! » À l’écart, se détournant des enfants, se tenait un homme. Son visage pâle, ses cheveux épars, et les rides creusées par la passion, montraient qu’il ne s’agissait pas d’un simple berger de Galilée, mais d’un homme souffrant qui avait beaucoup vécu, qui avait traversé une vie orageuse. Il semblait que cet homme entendait dans les paroles du Sauveur la solution à l’énigme qui l’avait tourmenté toute sa vie ; il semblait qu’il souhaitait retomber dans son enfance innocente... Il levait vers le ciel des yeux pleins d’espoir et de crainte.
Тут, на картине, изображен был Спаситель, благословляющий детей. Лицо его было божественно, исполнено любви и благости. Он изображен был сидящим; несколько детей беспечно, смело, безбоязненно окружали его, смотрели на него; только один из них, устремив глаза свои на Спасителя, задумался, и облокотился локтем на его колено. Вознося благословляющую руку над головою сего дитяти, другую обращал Спаситель к двум ученикам своим, и, казалось, говорил им: «Не возбраняйте детям приходить ко мне; для таких предназначил я царство небесное; только будучи невинен душею, как младенец, будешь со мною во славе Отца моего на небесах!» В стороне, отворотясь от детей, стоял какой-то человек. Его бледное лицо, его всклоченные волосы, морщины, прорезанные пылкими страстями на лице его, показывали, что это был не простой пастырь Галилейский, но страдалец, много испытавший, проведший бурную жизнь. Казалось, этот человек слышал в словах Спасителя решение загадки, мучившей его всю жизнь; казалось, он хотел бы погрузиться в прежнее невинное младенчество... Он возводил к небесам взор надежды и страха. [Полевой, 1833: 588-589]
Des sujets évangéliques attirèrent l’attention d’Arkadij tout au long de son parcours artistique. Dans son atelier, Mamaev aperçoit notamment le tableau intitulé Jésus dans le désert (Иисус в пустыне), un travail auquel l’artiste semble attaché sans en être pleinement satisfait. Le narrateur explique que ce tableau représente une tentative d’Arkadij d’ancrer sa vision artistique dans l’idéal difficilement explicable de ses années d’enfance, un idéal qui a été façonné par l’iconographie religieuse et qu’il ne parvient plus à intégrer dans ses nouvelles aspirations artistiques. « Il n’est pas étonnant », explique le narrateur, « qu’il ait mesuré la dignité de cette œuvre selon l’idéal inconscient de ses années d’enfance » («И не диво: он измерял ее достоинство по безотчетному идеалу своих младенческих лет») [Полевой, 1833: 556]. Cette œuvre se situe donc dans une tension entre l’héritage iconographique et l’impossibilité de satisfaire ses propres attentes créatives. Le Christ aux enfants illustre comment Arkadij parvient à surmonter cette tension. Ici, l’artiste fusionne le stéréotype d’une image religieuse traditionnelle avec le mouvement intime de son âme, réussissant à dépasser à la fois l’approche désindividualisée de l’iconographe et la nature pathétique et allégorique de son précédent tableau, Prométhée22. Dans cette œuvre, la petite fille bénie par le Sauveur représente bien Verin’ka, et le « berger tourmenté par les passions » est une représentation allégorique d’Arkadij lui-même. Cette figure d’enfant incarne la foi pure et innocente, ce qui permet à Arkadij de concilier l’aspect spirituel du Christ et la réalité terrestre de Verin’ka. En inscrivant son propre portrait dans un contexte religieux, l’artiste parvient à exprimer une forme d’« illumination » personnelle et créative. Ce processus semble être le fruit d’un cheminement complexe et douloureux, celui qui le mène de l’iconographie à la peinture, en passant par une profonde transformation de sa vision de l’art23.
Il n’est pas étonnant que le père d’Arkadij se mette en genoux devant ce chef-d’œuvre, comme si cette toile n’était pas une peinture représentative mais plutôt une icône. Il y reconnaît bien sûr son fils, mais un fils transfiguré, un fils aspirant à redevenir enfant (quand il peignait des icônes) et par cela même appartenant aux disciples de Jésus. Il n’est pas surprenant non plus que la dernière toile d’Arkadij renvoie à celle de Raphaël, la fameuse Transfiguration inachevée de la vie de l’artiste (1518-1520, Vatican, Pinacothèque).
La Transfiguration est explicitement évoquée par Arkadij juste après l’histoire de la création de La Madone Sixtine, inspirée de Wackenroder et Žukovskij. Selon le jeune artiste, cette toile aurait été exposée à côté du cercueil du peintre italien, évoquant ainsi la grandeur de son projet artistique et l’impossibilité de l’accomplir. Dans sa dernière œuvre, Arkadij reproduit non pas seulement les circonstances de la création de La Transfiguration (une œuvre qui aurait causé la mort de l’artiste) mais aussi sa structure complexe, composée de deux parties distinctes. Ainsi, la partie supérieure, qui montre le Christ sur le mont Thabor, entre les prophètes Moïse et Élie et, en dessous, les apôtres Saint Pierre, Saint Jacques le Majeur et Saint Jean l’Évangéliste, trouve son équivalent symbolique dans la scène qui représente, dans la toile d’Arkadij, le Christ entouré de deux disciples et d’enfants. La partie inférieure, qui met en scène chez Raphaël un jeune garçon possédé que les autres apôtres ne parviennent pas à guérir, fait écho à cette partie du tableau d’Arkadij où il s’est représenté lui-même en homme solitaire et souffrant.
Dans le texte de Polevoj, on trouve une autre allusion à La Transfiguration, cette fois-ci implicite. C’est le maître d’Arkadij, pieux peintre d’icônes, qui met en doute la possibilité de représenter la Nativité et la Transfiguration. Il affirme :
On dit qu’il y a eu quelque part, apparemment, des peintres qui ont représenté la Transfiguration et la Nativité d’une manière si merveilleuse que l’on pourrait croire, pour peu qu’on soit complétement absorbé, qu’elles n’ont pas été peintes par le pinceau ou les couleurs d’un homme ! Mais je ne crois pas à ces histoires. J’ai vu des tableaux allemands et italiens que les catholiques appellent saintes images, alors qu’ils sont en réalité des portraits grossiers de beaux hommes et de belles femmes — des images humaines et non divines.
Говорят, что были будто бы, где-то, живописцы, до того чудно изобразившие Преображение и Рождество, что человек в забвении может подумать, будто их не кисть писала человеческая, не краски изображали! Но я не верю этим рассказам. Видал я Немецкие и Итальянские картинки, которые Католики называют образами, но это грубые портреты мужей и жен красивых, человеческие, а не божественные изображения. [Полевой, 1833: 260]
Le problème de l’iconographe, c’est qu’il n’a pas vu, à la différence d’Arkadij, les toiles de Raphaël, lequel réussit à réconcilier la réalité terrestre et l’idéal spirituel24. Pourtant, et c’est la leçon à tirer de l’histoire d’Arkadij et ce que Polevoj apporte de nouveau dans le paradigme romantique, il n’aurait pas su passer par le chemin de Raphaël sans s’être au préalable formé dans la peinture d’icônes. Ce qui devient très vite à ses yeux une forme arriérée d’art constitue paradoxalement le fondement spirituel de son évolution créatrice de peintre russe moderne.
À une époque où le débat sur le romantisme divise profondément les critiques russes, Polevoj parvient, dans son récit d’artiste, à enrichir le topos romantique de l’artiste confronté à l’inexprimable en y ajoutant un motif d’inspiration patriotique et nationale : celui d’un peintre initialement formé dans une tradition populaire et à l’abri des influences occidentales. Si ce peintre finit par s’approprier des modèles artistiques d’envergure universelle (Raphaël, mais aussi le Corrège, Rubens, Friedrich), il s’efforce — et avec succès — de les réconcilier avec son expérience d’iconographe. On comprend alors pourquoi Polevoj présente Arkadij comme un artiste exemplaire, dont l’art contribue à l’émergence d’un romantisme à la fois russe et européen25.