Les antimodernes, ce sont des modernes en liberté.
A. Compagnon
Quand on étudie la littérature russe non officielle du « dégel » khrouchtchévien à la perestroïka, on ne peut que constater l’énorme influence qu’ont exercée sur elle les mouvements poétiques et philosophiques du début du XXe siècle — l’Âge d’argent en général et l’avant-garde en particulier1. Dans ce contexte, il semble intéressant de donner une signification historique à cette littérature de la marge, notamment par rapport à la culture dite « officielle » (le réalisme socialiste en l’occurrence), généralement considérée comme le produit « normal » de son époque, ce qui est bien sûr vrai d’un certain point de vue, mais d’un point de vue de fait très… officiel. C’est dans la confusion des théories esthétiques qui a suivi la révolution de 1917 qu’est né ce malentendu qui a vu l’avant-garde croire un moment avoir trouvé un allié dans la révolution sociale / politique. Mais cette croyance enthousiaste et formidablement pérenne occultait en même temps la remarquable capacité de résistance des meilleurs représentants de cette même avant-garde. Cet esprit de résistance, aussi bien esthétique que politique (bien qu’à des degrés divers), est sans doute de même nature que celui qui animait la culture underground d’hier comme celle d’aujourd’hui.
La chercheuse Tetyana Ogarkova a été la première à avoir utilisé en lien avec la littérature russe la notion d’« antimoderne », empruntée à Antoine Compagnon et à son livre Les Antimodernes : de Joseph de Mestre à Roland Barthes (2005), pour tenter de caractériser ces résistants qu’ont été, à la même époque mais aux deux bouts de l’Europe, Daniil Harms et René Daumal [Ogarkova, 2010]. Cette notion permet de donner une vision élargie du développement des mouvements « modernistes » tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours, ou plus particulièrement du rapport que les avant-gardes de toutes les époques ont entretenu avec une « modernité » plus ou moins liée à l’idée de progrès. C’est bien ce rapport qui a déterminé en Russie la grande fracture que l’avant-garde historique a connue après la révolution entre ceux qui « croyaient » en elle et les « non-croyants », ou tout simplement les « sceptiques ». Et c’est bien l’absence de reconnaissance de cette fracture qui a conduit à une incompréhension durable du phénomène de l’avant-garde et de la dialectique de son développement dans les années qui ont suivi.
L’idée a été reprise il y a douzaine d’années pour caractériser les poètes de l’underground dans une intervention sur les « Antimodernes au pays des Soviets » [Жаккар, 2013] lors d’un colloque consacré à la « seconde culture » (Genève, 2012) et, en particulier, à la poésie non officielle des années 1970 et 1980 à Leningrad. Douze ans plus tard, il semble que cette idée d’« antimodernité » des modernes soit de nouveau d’une grande actualité. En effet, s’il était question à l’époque de montrer que les représentants de la littérature non officielle des années 1960-1980 étaient les nouveaux « antimodernes » de leur époque, comme l’avaient été les « gauchistes » des années 1920-1930, il semble opportun de se poser la même question à propos des mouvements plus ou moins « avant-gardistes » (appelons-les ainsi) venus plus tard et qui aujourd’hui se heurtent au nouvel ordre imposé.
Une citation pour commencer : « On doit organiser l’art, et en faire, comme l’industrie lourde et l’Armée rouge, un instrument efficace au service d’un projet État total ». Ces mots quelque peu effrayants, on les doit à l’une des figures de proue de l’avant-garde russe, l’inventeur de l’« Art analytique » Pavel Filonov. Malgré le fait que l’esthétique du peintre vienne la contredire, cette citation figure sur la couverture de l’édition française du livre d’Igor Golomstock, L’Art totalitaire [Golomstock, 1991]. Mais il faut remarquer qu’il s’agit d’une traduction libre et malheureusement très tendancieuse, déjà parce qu’elle est faite à partir de l’anglais, et, surtout, parce qu’elle comprend des inexactitudes lourdes de conséquences : dans l’édition originale en anglais du livre de Golomstock2, elle ne figure pas sur la couverture et elle est donnée ailleurs dans le texte avec un renvoi à un article du peintre, traduit en anglais et publié par Nicoletta Misler et John Bowlt, qui ne comprend ni l’idée de « service », ni la notion d’« État total ». Il y est en effet question de « plan étatique unifié », comme est correctement traduite l’expression «integrated state plan» dans la version russe du livre de Golomstock3. Toutefois, ce n’est pas seulement le caractère tendancieux de la traduction qui doit retenir notre attention ici, encore que cet aspect soit en soi très significatif. Plus important nous semble le fait que cet ouvrage a fait date dans l’histoire de l’étude de l’art d’avant-garde, et ce, non seulement en faisant apparaître de manière convaincante les similitudes que l’on peut observer entre l’art de l’Italie fasciste, de la Russie soviétique, de l’Allemagne nazie et de la Chine communiste, et en faisant de cet « art totalitaire » un des paradigmes essentiels de l’art du XXe siècle au même titre que, avant lui, celui de l’avant-garde, mais encore, et surtout, en affirmant la filiation organique des deux et, par conséquent, la responsabilité de celle-ci dans l’émergence de celui-là.
Les compromissions de certains acteurs de l’avant-garde avec le régime mis en place au lendemain de la révolution et la participation de ces acteurs aux projets et aux structures du Commissariat du peuple à l’instruction publique (Наркомпрос), par exemple dans le cadre de l’Institut de culture artistique (ИНХУК), sont bien documentées, et il est aisé de trouver toutes sortes de citations du même type que celle de Filonov, notamment chez Kazimir Malevič, Nikolaj Punin, Vladimir Tatlin, Vladimir Majakovskij ou d’autres « communofuturistes » (Комфуты)4, et de construire à partir de là un discours à charge contre l’avant-garde, en lui faisant porter une part de responsabilité dans l’émergence d’un régime totalitaire. Toutefois, une telle approche révèle une bonne dose de manipulation, consistant en premier lieu à ignorer l’hiatus qu’il y a entre certaines déclarations tonitruantes et la pratique artistique de leurs auteurs. De ce point de vue, l’exemple de Filonov est très révélateur : placer cette « citation », inexacte et déformée, sur la page de couverture du livre de Golomstock est en effet très discutable et particulièrement injuste. Il suffit d’ailleurs de regarder les toiles que peignait cet artiste génial à l’époque où il écrivait ces mots absurdes, ne serait-ce que la célèbre Formule de la révolution (1919), pour que la contradiction saute aux yeux, ce qui devrait nous engager à étudier le problème en évitant de pratiquer la schématisation et l’amalgame.
Si Golomstock, avec son livre, a apporté une contribution remarquable à ce débat, on ne peut pas en dire autant de certains autres auteurs, qui ont eu tendance à obscurcir ou à caricaturer le propos plutôt qu’à l’éclairer. Du coup, tout ce discours tendant à rendre l’avant-garde russe partiellement responsable du régime totalitaire qui l’a suivie s’est finalement focalisé sur une généalogie outrageusement simplifiée où se succèdent le futurisme et le suprématisme, puis, après 1917, les Komfuty (regroupés en 1918-1919 à Petrograd dans l’hebdomadaire L’Art de la commune (Искусство коммуны)), le constructivisme, le productivisme, le Front gauche des arts (LEF), puis le Nouveau LEF… laissant de côté ces immenses pans de l’avant-garde restés, pour reprendre l’heureuse expression de Marzio Marzaduri, « en-dehors de la révolution » [Marzaduri, 1984]. Cette approche, très à la mode à l’époque de la perestroïka (et pas seulement en rapport avec la Russie5), repose donc sur une méthodologie bancale, due pour une bonne part à de la méconnaissance, ou alors, plus grave, à de la manipulation. C’est déjà une approche qui peine en tout cas à expliquer de manière un tant soit peu convaincante pourquoi tous les acteurs de l’avant-garde, les « compromis » aussi bien que les autres, ont été réduits d’une manière ou d’une autre au silence (par l’exil, la censure ou, le plus souvent, par l’anéantissement physique).
Bien sûr, l’avant-garde, a appelé à « jeter par-dessus bord » les classiques qui encombrent le « Vaisseau de l’époque contemporaine » (« Бросить Пушкина, Достоевского, Толстого и проч. и проч. с Парохода современности » [Пощечина 1912: 3]) ; bien sûr, on y trouve des appels à attaquer Puškin et autres « généraux-classiques » (« генералы классики »), les « vieilleries » (« старье ») des musées et à détruire les palais, celui d’Hiver par exemple, « cette fabrique de macaronis » (« макаронная фабрика ») [Маяковский, 1978 : 178-179] ; bien sûr, elle a fait du progrès un culte dans une sorte de théurgie qui voit le poète ou l’artiste, cet « homme nouveau » (homme-dieu), devenir le créateur de mondes nouveaux et où l’idée, religieuse, de totalité vient se confondre parfois avec celle de totalitarisme dans l’enthousiasme verbal et la surenchère propres à l’époque. Mais s’arrêter à ces quelques effets de manche comporte le risque de passer à côté de l’essentiel, et c’est souvent dans cette simplification que sont tombés ceux qui, dans les années 1980-1990, ont proposé ce genre de réinterprétation de l’avant-garde.
Le meilleur exemple de cette approche abusive, on le trouvera certainement dans le livre de Boris Groys Staline œuvre d’art totale, paru en 1988 en allemand [Groys, 1988], traduit en français en 1990 [Groys 1990] et en russe en 1993 [Гройс 1993]6, qui a durablement ancré dans les consciences cette perception négative d’une avant-garde obsédée par le progrès qui semblait se mettre en adéquation avec les événements politiques se déroulant dans le pays.
Groys part de la constatation (très discutable) qu’au moment de l’écriture de son livre (1988), les œuvres de l’avant-garde, en Russie, continuait à croupir dans les réserves des musées, comme elles l’avaient toujours fait, mais que maintenant, à l’époque de la perestroïka, elles se trouvaient en compagnie des œuvres du réalisme socialiste qu’on avait soudain un peu honte de montrer. De manière assez curieuse, Groys voit là une communauté de destin significative : « cette problématique est un sujet tabou aussi bien pour le pouvoir que pour l’opinion publique indépendante qui préfère oublier les errements passés plutôt que raviver des blessures encore à vif » [Groys 1990 : 15]. Les faits sont venus contredire cette idée assez rapidement : l’extraordinaire engouement pour l’avant-garde qu’on observe en Russie depuis la perestroïka et jusqu’à aujourd’hui vient prouver, si besoin était, exactement le contraire.
Pour Groys, le réalisme socialiste et l’avant-garde ont ceci en commun que tous deux voulaient non plus représenter le monde, mais le modeler : le malheur aurait été que Staline en soit venu à prendre à la fois la place du modeleur et celle du sujet de la représentation, liquidant au passage tous ses concurrents. Mais la radicalité était la même, et « le réalisme socialiste n’a pas été créé par les masses mais en leur nom par une élite instruite et experte qui avait fait l’expérience de l’avant-garde » [Groys 1990 : 13]. Groys rejette donc ce qu’il appelle « le mythe de l’innocence de l’avant-garde » et l’idée que « l’art totalitaire des années 1930-1940 ne représente<rait> qu’un retour au passé et <serait> purement et simplement une régression par rapport à l’art nouveau incompris des masses » [Groys 1990 : 12]. Ces « masses » auraient d’ailleurs préféré autre chose, et ce qu’on leur a proposé dans les années trente leur aurait été aussi étranger que le Carré noir de Malevič, ce qui permet à Groys de conclure : « Rejeté des musées et exclu de l’histoire de l’art, parce qu’il diffère complètement des normes culturelles et sociales reconnues par la société, l’art du réalisme socialiste, comme l’art nazi, se trouve en fait dans la position à laquelle l’avant-garde aspirait » [Groys 1990 : 12]. La perspective historique que propose Groys est donc la suivante : l’avant-garde serait à l’origine de la culture stalinienne, laquelle serait suivie par « l’art post-utopiste auquel appartient le soc-art » [Groys 1990 : 18]. C’est audacieux, mais ça ne tient pas debout.
L’idée de base de Groys, c’est donc que l’avant-garde marque une rupture dans l’histoire de l’art, dans le sens qu’elle a voulu « passer de la représentation du monde à sa transformation » [Groys 1990 : 21], affichant par là sa volonté d’aller « au-delà du progrès », ce progrès technique dont le XIXe siècle s’était fait le champion. Cela impliquait la disparition de l’unité du monde et la projection sur une sorte d’éternité eschatologique d’après la fin du progrès et de l’histoire. Cette destruction du monde s’affirme ainsi comme une forme d’art divin [Groys 1990 : 22], dont le Carré noir du suprématisme, expression d’une réalité ramenée à zéro, apparaît comme l’emblème. L’affirmation selon laquelle ce zéro est dirigé contre le progrès est peut-être correcte, mais certainement pas, comme nous le verrons, pour les raisons qu’avance Groys quand il affirme, notamment, que « le caractère chaotique du développement technique doit céder la place à un projet unique et global de réorganisation de tout le cosmos où Dieu est remplacé par l’artiste-analyste » [Groys 1990 : 25]. On peut faire la même remarque par rapport à ce que dit l’essayiste du poète futurien Velimir Hlebnikov, dont le travail sur les lois du temps aurait été animé par le désir, qui était celui de l’avant-garde dans son ensemble, de « <s’emparer> de cette manière du pouvoir sur le temps <et de soumettre> le monde entier à sa domination » [Groys 1990 : 28]. C’est là un vocabulaire martial qui ne correspond guère ni à la personnalité de Hlebnikov, ni à la nature de ses travaux sur le temps, et encore moins sur la langue poétique (заумь)7. Mais c’est avec ces prémisses que Groys établit une généalogie douteuse entre ces deux représentants de l’avant-garde historique et ceux qu’il caractérise comme leurs successeurs d’après 1917, les constructivistes notamment, lesquels auraient simplement radicalisé les principes de Malevič et de Hlebnikov, jugés « trop contemplatifs » [Groys 1990 : 29] : ainsi, par exemple, Aleksandr Rodčenko « réinterprète les constructions suprématistes comme l’expression directe de la volonté d’organisation de l’artiste “ingénieur” » [Groys 1990 : 29-30]. Cela expliquerait le soutien de ces artistes aux bolcheviks et le fait qu’ils aient rapidement occupé des postes dans le nouveau gouvernement :
La plupart des écrivains et peintres d’avant-garde apportèrent sans tarder leur soutien total au nouveau gouvernement bolchevique. Au moment où l’intelligentsia dans son ensemble rejetait ce pouvoir, les représentants de l’avant-garde occupèrent une série de postes clés dans les nouveaux organes créés par les bolcheviks pour gérer de manière centralisée la vie culturelle de tout le pays. Cette percée de l’avant-garde vers le pouvoir politique n’était pas seulement le fait d’un opportunisme ou d’une volonté de réussite personnelle. Elle découlait de l’essence même du projet artistique de l’avant-garde. [Groys 1990 : 32]
Et Groys va très loin, puisqu’il insiste sur la dimension politique, et non strictement artistique, de cette supposée soif de pouvoir de l’avant-garde, dont il affirme que le « projet artistique est donc nécessairement global et sans limites. Pour réaliser ce projet, l’artiste doit avoir une emprise totale sur le monde ; son emprise politique doit être totale afin qu’il puisse soumettre toute l’humanité, ou bien la population d’un seul pays, à l’exécution de cette tâche » [Groys 1990 : 33].
Le problème, c’est que, pour prouver ce qu’il affirme, Groys ne choisit que des représentants de cette avant-garde « ralliée » au pouvoir (et sur la base de quels malentendus !), c’est-à-dire, nous l’avons vu, les Komfuty, les constructivistes, les productivistes et, plus tard, les Lefovcy, puis leurs descendants du Nouveau LEF. De plus, il ne cite que les articles des auteurs les plus « bolchevisés » d’entre eux, c’est-à-dire les moins avant-gardistes dans leurs conceptions, tels Boris Arvatov ou Nikolaj Čužak [Groys 1990 : 39-41], soit des théoriciens et surtout pas des artistes. Cela lui permet d’expliquer comment, selon lui, les notions du formalisme tardif comme la « littérature du fait » (литература факта) ou le retour à la peinture de chevalet et au figuratif vont forger le lien entre l’avant-garde ainsi récupérée et le futur réalisme socialiste : avec une telle perspective, l’art du LEF dans les années vingt est vu comme « le résultat de manipulations et de trucages des mass media, sous le contrôle exclusif de l’appareil de propagande du Parti » [Groys 1990 : 44]. À travers lui, l’avant-garde aurait donc participé activement à la fabrication de la réalité, mais sans remarquer son double isolement, aussi bien par rapport au pouvoir que par rapport à ses « opposants » (curieusement assimilés ici aux « compagnons de route » (попутчики)). Et ce serait cet « aveuglement » qui aurait entraîné « sa double défaite à la fin des années vingt » [Groys 1990 : 45] : défaite par rapport au pouvoir, qui ne pouvait lui pardonner d’avoir cherché à prendre sa place, et défaite par rapport à l’opposition ( ?), qui ne pouvait lui pardonner d’avoir chanté les louanges du pouvoir. La conclusion, déjà évoquée, est stupéfiante : « C’est pourquoi, à l’exception de quelques rares représentants souvent occidentalisés, enthousiasmés par les idées de la science occidentale, la résurrection de l’avant-garde semble inutile et indésirable à presque tout le monde dans la Russie d’aujourd’hui » [Groys 1990 : 46-47] … et cela est asséné en 1988 !
Grâce à ces divers tours de passe-passe, le réalisme socialiste est interprété comme la réalisation du rêve de Majakovskij et Rodčenko de voir l’art passer au service du Parti. Mais « l’esthétisation de la politique n’était, pour la direction du Parti, qu’une réaction à la politisation de l’esthétique par l’avant-garde » [Groys 1990 : 52], et c’est pourquoi, dans cette nouvelle configuration, Stalin aurait pris la place de l’artiste-démiurge, ce qui permet à Groys d’affirmer que « la victoire du projet avant-gardiste au début des années trente coïncida avec la défaite définitive de l’avant-garde en tant que mouvement artistique constitué » [Groys 1990 : 53-54]. Dans ces conditions, le réalisme socialiste apparaît bien, toujours selon l’essayiste, comme la prolongation directe et radicalisée de l’avant-garde, « radicalisation à laquelle les avant-gardistes eux-mêmes n’étaient pas préparés » [Groys 1990 : 57] et qu’aurait provoquée la volonté de Stalin lui-même de prendre sur lui, comme Hitler, la transformation du monde, avec la même conscience de pratiquer un art sacré fait de ritualisme, comme l’avant-garde en son temps — par exemple dans l’opéra-mystère d’Aleksej Kručënyh La Victoire sur le soleil (Победа над солнцем, 1913) [Groys 1990 : 98-99].
Comme preuve supplémentaire de cette proximité de l’avant-garde et du réalisme socialiste, Groys mentionne encore le fait que la réaction au stalinisme, donc au réalisme socialiste (les deux étant pratiquement synonymes pour lui), se serait manifestée non pas par un retour aux fondamentaux de l’avant-garde, ou du modernisme en général, mais par un retour à un réalisme traditionnel, celui du XIXe siècle, tel que le pratique, par exemple, Aleksandr Solženicyn. Là encore, les faits viennent contredire une telle affirmation. Les raisons de ces erreurs d’appréciation sont à chercher dans certains raccourcis ravageurs. Groys, par exemple, ne rattache jamais l’avant-garde aux mouvements de l’Âge d’argent qui la précèdent — en particulier ce symbolisme contre lequel les futuristes vociféraient d’autant plus fort qu’ils en étaient largement tributaires —, comme si l’avant-garde venait de nulle part. Pourtant, l’étude de ces liens donne de bien meilleures clés de compréhension du phénomène que l’engagement de certains de ses représentants (et de certains seulement) dans la révolution au cours des premières années du régime bolchevique (et des premières années seulement). Ce désintérêt pour une chronologie qui pourtant s’impose l’entraîne également à interpréter de manière uniforme un mouvement qui se distingue avant tout par son hétérogénéité, une hétérogénéité qui ne se démentira pas dans les années vingt. Ne parler que des Komfuty, de l’Institut de culture artistique moscovite, des constructivistes ou du LEF, et mettre ces tendances sur le même plan qu’un Hlebnikov (mort en 1921 déjà) ou un Malevič (réduit au silence au milieu des années vingt) est déjà contestable d’un point de vue méthodologique. Mais ignorer tous ceux qui sont restés totalement « en-dehors de la révolution », qu’il s’agisse du combat pour la poésie transrationnelle (заумь) que mènent à Tiflis pendant la guerre civile Kručënyh et ses comparses Il’ja Zdanevič et Igor’ Terent’ev, de l’Ordre des zaumniki (Орден заумников) et du Flanc de gauche (Левый Фланг) d’Aleksandr Tufanov, des expérimentations poétiques de Kručënyh revenu à Moscou dans les années 1920 ou du travail théâtral de Terent’ev dans les mêmes années à Leningrad, ou encore des recherches picturales de Matjušin et Malevič dans le cadre de la filiale léningradoise de l’Institut de culture artistique dirigé par l’inventeur du suprématisme (ГИНХУК, 1923-1926), sans parler de la création à la fin de la décennie de l’Association pour un art réel (ОБЭРИУ), dernier groupe constitué de cette « autre » avant-garde, ignorer tout cela relève déjà de la manipulation. Car ce sont bien ces tendances qui représentent le développement organique de l’avant-garde, dans un processus de fond qui dépasse largement les aléas de l’histoire, fût-ce une révolution de la radicalité de celle de 1917. Et cette avant-garde-là, qui a été totalement laminée (faut-il le rappeler ?), montre une évolution bien différente, qui ne nous mène pas du tout à un réalisme socialiste qui ne serait qu’une avant-garde récupérée et radicalisée par le guide suprême, mais, comme en Occident, à la littérature de l’inquiétude, à celle de l’absurde et, plus généralement, à l’existentialisme, puis, dans un second temps, à la culture underground des années 1960-1980.
Quant à l’affirmation péremptoire selon laquelle l’avant-garde n’intéressait personne en Russie dans les années 1980, elle est bien contredite par les faits : ces années ont été marquées au contraire par un engouement sans précédent pour ce mouvement, et l’ouverture progressive des réserves des musées et des archives aura entraîné une recrudescence de travaux qui n’auraient pas pu voir le jour quelques années auparavant. Et ce qu’on a pu voir à ce moment, c’est à quel point cette avant-garde était en adéquation avec certains mouvements non officiels de la vie culturelle de cette époque. La « seconde culture » des années 1960-1980 a toujours revendiqué l’héritage bien compris de l’avant-garde, un héritage dans lequel l’idée de libération de la pensée et des moyens d’expression artistique est centrale, et où la provocation joyeuse, sans entrer en contradiction avec les aspirations à une certaine transcendance (pour ne pas parler de « religieux »), viennent précisément s’opposer au pouvoir plutôt que le servir. Et à la filiation douteuse proposée par Groys, on préférera celle, organique, qui va de l’Âge d’argent et de l’avant-garde précisément à cette culture non officielle des générations d’après le dégel. Il s’agit d’un processus en perpétuel devenir, puisqu’il semble possible aujourd’hui de prolonger cette filiation à l’« actionnisme » des dernière années (les groupes Vojna, Pussy Riot, Bombily, Pëtr Pavlenskij et autres « artivistes »).
Un des fils conducteurs reliant les différentes étapes de cette évolution est certainement la manifestation d’une certaine résistance au progrès, dans une acception large, ce progrès auquel la modernité semblait à première vue vouer un culte aveugle, et auquel, contrairement à ce qu’en dit Groys, l’idéologie soviétique n’a jamais cessé de vouer un culte absolu. De ce point de vue, la notion d’« antimodernes » introduite par Compagnon apporte des pistes de réflexion beaucoup plus intéressantes.
Selon Compagnon, il y a à toutes les époques des écrivains qui sont « en délicatesse avec les Temps modernes, le modernisme, la modernité, ou [des] modernes qui le furent à contrecœur, modernes déchirés, ou encore modernes intempestifs » [Compagnon, 2005 : 7]. Ce sont non pas des réactionnaires (politiques ou esthétiques), des « scrogneugneux » ou des « grognons », mais des méfiants, notamment par rapport à l’idée que la littérature, à l’image de la technique, « progresserait », des méfiants qui, par conséquent, rechignent eux-mêmes à avancer. Le paradoxe tient dans le fait que les antimodernes sont souvent parmi les plus modernes (« Balzac, Beyle, Ballanche, Baudelaire, Barbey, Bloy, Bourget, Brunetière, Barrès, Bernanos, Breton, Bataille, Blanchot, Barthes… Non pas tous les écrivains français dont le nom commence par un B, mais dès la lettre B, un nombre important d’écrivains français » [Compagnon, 2005 : 7]), mais ce sont des modernes « déniaisés », et, en fait, ce sont eux « les vrais modernes », des modernes toutefois « non dupes du moderne » [Compagnon, 2005 : 8]. De plus, ils ont ceci en commun que s’ils sont souvent désabusés, c’est parce qu’ils ont été les « victimes de l’histoire », et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils nous sont plus proches [Compagnon, 2005 : 9].
Antoine Compagnon relève chez les antimodernes des constantes qui peuvent très bien s’appliquer à la plupart des plus grands acteurs de l’avant-garde, ou a posteriori de la « seconde culture », à condition d’admettre avec lui qu’il faut entendre l’antimodernité « non comme néo-classicisme, académisme, conservatisme ou traditionalisme, mais comme la résistance et l’ambivalence des véritables modernes » [Compagnon, 2005 : 17]. Parmi ces constantes, il relève, sur les plans historique et politique, la contre-révolution ; sur le plan philosophique les anti-Lumières ; sur le plan moral ou existentiel le pessimisme. Ces premières constantes sont toutes trois liées à l’idée du Mal, « c’est pourquoi la quatrième figure de l’antimoderne doit être religieuse ou théologique : or le péché originel fait partie du décor antimoderne habituel » [Compagnon, 2005 : 17]. Cette dimension entraîne une position esthétique marquée par la catégorie du sublime et, enfin, un style, « quelque chose comme la vitupération ou l’imprécation » [Compagnon, 2005 : 17]. On pourrait ajouter que ces caractéristiques sont également à l’origine de tous les discours anti-utopiques, dont on comprend qu’ils entrent en contradiction avec certains invariants de l’avant-garde, et notamment avec l’idée de progrès, sans lequel, quoi qu’en dise Groys, la construction du bonheur obligatoire serait impossible8.
Compagnon souligne encore ce point capital que représente le lien génétique qui unit modernes et antimodernes, ceux-ci ne devant leur existence qu’à ceux-là. En effet, le discours antimoderne ne peut s’élaborer qu’à partir du discours moderne, tout comme la contre-révolution ne peut se développer qu’à partir de la révolution. D’ailleurs, il conviendrait plutôt de parler de « contre-modernes, parce que leur réaction se fonde sur une pensée du moderne » [Compagnon, 2005 : 24] : les antimodernes puisent ainsi dans la modernité qu’ils combattent les moyens de la combattre.
Si l’on projette ces réflexions sur le contexte de l’avant-garde russe, on constate le même type de paradoxes. Dès les premiers manifestes futuristes, et jusqu’au productivisme et au-delà, on observe un culte du progrès, lié à la technique et à la machine (les gratte-ciel, le bruit des villes, les aéroplanes, etc.) et à la création d’un homme nouveau. Mais dès le moment où la révolution s’est imposée, et dès le moment où certains acteurs de l’avant-garde en sont devenus les affidés, notamment en se laissant intégrer dans l’appareil d’État par l’intermédiaire du Narkompros, la résistance à ce culte du progrès a commencé à s’affirmer, et ce, à partir du même terreau que celui sur lequel ce culte avait grandi. Alors bien sûr, on a assisté à de sérieux brouillages dans les discours, comme en témoigne la phrase de Filonov citée au début de cet article. Mais il ne faut pas se laisser abuser : même dans le discours de Malevič, on observe dès le début des années vingt les signes de cette résistance, qui rendent spécieuse l’idée de voir dans son retour à la peinture figurative (ses étranges paysans, par exemple) un stade intermédiaire entre son Carré noir et le réalisme socialiste. Et ce n’est que si l’on comprend bien ce processus que l’on peut expliquer la survivance dans ces années des mouvements évoqués plus haut (l’Ordre des zaumniki, le Flanc de gauche, l’OBÈRIU, etc.), ou encore comprendre l’énigmatique dédicace de Malevič à Harms, à l’époque où celui-ci s’applique à rassembler les « forces de gauche » de Leningrad, dans son livre Dieu n’est pas détrôné (Бог не скинут, 1927) : « Allez et arrêtez le progrès ! »9.
Une fois de plus, il n’est pas question de nier les compromissions de l’avant-garde vis-à-vis du pouvoir bolchevique. De même, il n’est pas question de nier le fait que l’ordre nouveau a réussi à récupérer certains de ses acteurs. Cependant, le phénomène est à aborder de manière plus globale, et l’on remarquera d’ailleurs que l’ordre bourgeois a certainement bien mieux réussi à récupérer ses avant-gardes que l’ordre totalitaire. Mais c’est là une autre question. Dans le cas de l’Union soviétique, même s’ils étaient très en vue, et même passablement bruyants pour certains d’entre eux, ces acteurs étaient bien plutôt des électrons égarés en terrain hostile que des complices potentiels récupérés avec bienveillance, et ils ont tous payé pratiquement le même prix que les autres, les antimodernes issus de la même branche, c’est-à-dire, pour faire court : l’éradication. De toute évidence, nous avons là une ligne qui va non pas de l’avant-garde au réalisme socialiste (et, au-delà, au socart (соцарт) selon Groys), mais qui se présente bien plutôt selon le schéma suivant : avant-garde ⇾ tous les « en-hors de la révolution » (y compris Malevič, Filonov et bien d’autres) ⇾ OBÈRIU ⇾ existentialisme / absurde ⇾ underground (et, au-delà, à l’actionisme sous toutes ses formes). Finalement, l’on pourrait presque dire que le raisonnement de Groys repose sur les mêmes prémisses que la critique soviétique de la belle époque, celle qui a sciemment écarté les antimodernes, par définition réactionnaires, et encensé les soi-disant modernes, et notamment le premier d’entre eux, Majakovskij, lui rendant d’ailleurs par là même un bien mauvais service, puisque certains zélateurs de la purification du passé ont tenté même un temps de l’évincer de l’histoire littéraire.
Une chose est claire en tout cas, c’est que la génération libre des années 1960–1980 a grandi à partir de ce noyau antimoderne de l’avant-garde et a construit son expérience artistique en renouant avec ces processus inaugurés bien avant la révolution mais interrompus brutalement à la fin des années vingt. L’engouement pour l’œuvre de Hlebnikov et autres écrivains libres (et pour cette raison totalement ou partiellement interdits par la suite) ; la pratique intensive de la zaum’ par certains poètes (Ry Nikonova, Sergej Sigej, Aleksandr Gornon et d’autres) ; la renaissance des principes artistiques de l’OBÈRIU chez les Helenukty (Vladimir Èrl’, Dmitrij Markinov, Nikolaj Aksel’rod (A. Nik), Aleksandr Mironov, Viktor Nemtinov) ; l’intérêt soutenu pour les peintres de l’avant-garde historique, Filonov notamment, démontré par les nouveaux peintres de cette génération, toutes ces réalités sont autant d’exemples qui tendent à prouver que l’avant-garde historique était perçue comme un modèle de résistance esthétique — et pas esthétique seulement. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si l’on interprète l’avant-garde historique comme le stade préliminaire de l’art totalitaire, et même du totalitarisme en général, la « seconde culture » apparaîtrait finalement comme un accident dans l’histoire de l’art et de la littérature du XXe siècle et permettrait d’interpréter les persécutions que ses acteurs ont subies comme une simple tentative du pouvoir de ne pas abandonner les positions conquises.
Historiquement, il ne reste en fait qu’une sorte de grande confusion. Pour démêler celle-ci, il convient de distinguer les modernes, ceux qui se pensaient à l’avant-garde de l’avant-garde et qui croyaient au progrès, de ceux qui tenaient à rester à l’arrière-garde de celle-ci, ces antimodernes, qui sont précisément ceux qui ont su garder ce lien avec le passé, tout en tendant, à travers les décennies du stalinisme, la main à ces nouveaux antimodernes qu’ont été les anticonformistes de la « seconde culture » dans les dernières années du régime, qui avaient bien compris que le concept de « progrès » n’avait aucun sens dans le domaine de l’art.
Ce n’est certainement pas un hasard si, précisément à la même époque, en 1971, Roland Barthes (un grand moderne, pourtant) exprimait lui aussi, dans un entretien à Tel Quel, son désir de se situer « à l’arrière-garde de l’avant-garde », et il précisait : « être d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore » [Barthes, 2002 : 1038]. Dans son livre, Compagnon commente ces mots de la manière suivante : « On ne saurait mieux définir l’antimoderne comme moderne, pris dans le mouvement de l’histoire mais incapable de faire son deuil du passé » [Compagnon, 2005 : 433]. Il y a là, non seulement l’expression d’une certaine mélancolie de la part des penseurs et des écrivains, mais également, et surtout, une formidable démonstration de la liberté et de la résistance de l’art par rapport aux aléas de l’histoire et des illusions de progrès que celle-ci génère parfois. Comme le dit encore très justement Compagnon en conclusion de son ouvrage : « L’antimoderne est le revers, le creux du moderne, son repli indispensable, sa réserve et sa ressource. Sans l’antimoderne, le moderne courrait à sa perte, car les antimodernes sont la liberté des modernes, ou les modernes plus la liberté » [Compagnon, 2005 : 447].
Il semble que l’analyse proposée par Compagnon peut très bien être étendue et appliquée aux différents mouvements avant-gardistes qui ont émergé depuis la perestroïka et jusqu’à nos jours. Nés, comme les avant-gardes historiques, dans l’euphorie et l’abondance des nouvelles formes d’expression esthétique enfin autorisées, parfois puisées dans un passé turbulent et souvent importées, ces mouvements ont créé une forme de résistance à l’ordre établi. Et de même que les antimodernes des années 1920 ont été éliminés d’un champ artistique où il fallait chanter des dithyrambes non seulement au guide, mais aussi au progrès (technique, industriel, etc.) que celui-ci incarnait, de même que les antimodernes ont continué d’être persécutés quand les guides maintenant sans moustache feignaient de croire encore au slogan « rattraper — dépasser » (« догнать, перегнать »), les nouveaux antimodernes sont maintenant victimes d’une répression croissante au fil du temps, au point qu’aujourd’hui, alors que l’idée de progrès en Russie vient tout entier se confondre avec le fantasme moisi de la restauration de l’empire et de la défense des « valeurs traditionnelles », il ne reste plus au pouvoir qu’à revenir aux vieilles méthodes éprouvées : embastiller à tout va.