Introduction
Né aux États-Unis dans les années 1920, pendant les crises sociales et économiques, le roman noir imagine, sonde, recrée et interroge la face sombre de la société dans laquelle il s’inscrit. Dans les années 1970 et 1980, les auteurs latino-américains s’emparent des codes du roman noir étasuniens et le nationalisent pour offrir leur vision des évènements qui secouent alors les pays du cône Sud. Pour l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II, l’enjeu est de :
nacionalizar el género, de manera genuina, sin borrarle las huellas. No se trataba de imitar, de convertir a John Smith en José Pérez, sino de nutrir nuestra novela policial con la realidad de América Latina, donde hay una terrible relación entre los policías y los ciudadanos1.
Dans le contexte latino-américain, le roman noir, en tant que miroir de la société, met en scène la misère sociale et économique, la violence qu’elle engendre, la corruption, la peur, la répression, les abus de pouvoir qui rythment le quotidien des lecteurs ; les instances juridiques et politiques officielles sont intrinsèquement liées à cette situation, et les auteurs pointent cette responsabilité directe. Au Chili, si le roman noir est resté un genre globalement marginal jusque dans les années 19902, il acquiert, à partir de cette décennie (celle de la transition démocratique), une place de plus en plus importante dans le panorama littéraire chilien, notamment grâce à Ramón Díaz Eterovic, écrivain prolifique dont les aventures du détective Heredia offrent une radiographie de Santiago depuis 1987 – date de son premier roman – jusqu’à aujourd’hui. Ces deux dernières décennies, de nombreux auteurs chiliens se sont saisis des codes du hard-boiled pour porter un regard critique sur l’évolution de la société chilienne. Dans quelle mesure le roman noir répond-il à un besoin de contre-discours dans une société muselée à la sortie d’un régime dictatorial ? Comment ces œuvres permettent-elles de contribuer au travail de mémoire ? Il conviendra dans un premier temps de rappeler le discours officiel depuis la fin de la dictature afin de mettre en évidence le silence et la profonde division de la société chilienne. Nous analyserons ensuite comment la mise en fiction de ce contexte politique et social questionne le modèle hérité du régime de Pinochet à travers la saga de Ramón Díaz Eterovic. Enfin, une lecture croisée du roman Gente de sombra de Jaime Collyer et les aventures d’Heredia permettra de montrer la remise en question du travail de mémoire mis en œuvre depuis la fin de la dictature.
Quelle « transition » pour quel discours officiel ?
La « transition » est le nom donné à la période politique qui marque la fin de la dictature et le retour à la démocratie. Ainsi que l’analyse Nelly Richard3, cette période marque davantage une continuité qu’une rupture, tant sur le plan politique et économique qu’en termes de justice et de discours officiel décidant de l’orientation de la mémoire post-dictatoriale.
D’un point de vue politique, économique et institutionnel, la transition s’inscrit dans la continuité des années de dictature : les ministres au pouvoir pendant la dictature occupent toujours l’espace politique, Pinochet demeure commandant en chef des armées jusqu’en 1998, puis, en tant qu’ancien chef d’État, sénateur. La Constitution sera amendée plusieurs fois, mais jamais modifiée en profondeur. Au niveau économique, le maintien des théories néolibérales de libre marché (garanties par la Constitution4), legs le plus vanté de la dictature5, ne permet pas une rénovation profonde de la société. Le Chili est considéré comme le pays le plus développé du cône Sud, « un verdadero oasis en una América Latina convulsionada »6, selon l’ancien président Sebastián Piñera. Mais la « modernité » n’a pas tenu ses promesses et les inégalités n’ont cessé de croître7 comme en témoignent les grandes manifestations d’octobre 20198.
La volonté de consensus est particulièrement perceptible à travers « le pacte du silence » instauré au sortir de la dictature. Patricio Aylwin dans son premier discours comme mandataire de la Concertación (1990), souligne qu’il y aurait une « justicia en la medida de lo posible » (« une justice dans la mesure du possible »). Pour l’ancien président, cette précision était une précaution indispensable pour éviter une guerre civile tout en cherchant à établir la vérité9. La transition installe ainsi un processus d’« absence de mémoire » (ou « desmemoria » en espagnol), perçu comme seul chemin viable vers la paix. Dans ce contexte, aucun jugement ne sera intenté, les crimes commis sous la dictature sont pardonnés. Plusieurs commissions se succèdent entre 1990 et 201010, mais elles n’ont d’autre but que de faire état des victimes, les témoignages utilisés dans ces rapports sont gardés secrets pour les 50 années à venir, d’où une impossibilité de les utiliser à des fins judiciaires11. Ce n’est qu’en 2010 que cette période historique est inscrite dans les programmes scolaires d’histoire, mais la dénomination (régime militaire ou dictature) et l’historiographie sont laissées à l’appréciation du professeur et de l’établissement d’enseignement. Cette même année, Michelle Bachelet, alors présidente du Chili, inaugure le musée de la Mémoire, destiné à dénoncer les violations des droits de l’homme pendant la dictature, à rendre hommage aux victimes et à faciliter les recherches de leur famille. Ces nombreux exemples, ainsi que les résultats polarisés des élections de 2017 et 2021 montrent le silence et la division qui continuent de peser sur la société chilienne. Des études menées en 2001, 2015, et actualisées en 201912 ont mis en évidence la très forte centralisation des médias qui, associée à un fort composant idéologique néolibéral, ne permet ni une visibilité ni une multiplicité des discours ou opinions.
Dans une société où le discours officiel maintient les bienfaits « progressistes » d’un régime dictatorial, l’art et la littérature occupent une place prépondérante13. Dans un article intitulé « El nuevo cuento chileno, una panorámica de los años noventa », Eva Valcárcel montre, en s’appuyant sur la réflexion théorique de Jaime Collyer, que la littérature, dans les années 1990, tente de rompre le silence imposé lors de la transition afin d’expliquer le passé récent. Elle devient ainsi une des seules sources d’informations de la société chilienne sur les crimes commis par la dictature :
Existió en Chile una dificultad para explicar el pasado después de la transición a la democracia y una necesidad a la vez de autoexplicación o explicación íntima, por eso, la clase literaria ha debido asumir la tarea de mostrar y aclarar qué es lo que pasó después de 1973.14
Dès les années 1990, face à une volonté de consensus qui scelle le silence et l’oubli, la littérature15 occupe une place critique essentielle dans l’élaboration de contre-discours et joue un rôle prépondérant dans l’élaboration de la mémoire.
Les années de la transition se caractérisent donc par des inégalités croissantes, dues à un système néolibéral tant vanté qu’il en est devenu indiscutable, par la misère et la violence, la corruption, l’impunité quasi totale des tortionnaires. Autrement dit, la ville de Santiago (métonymie du Chili) offre tous les ingrédients pour un roman noir à succès, apte à remettre en question l’impact (et la permanence) des politiques et des valeurs de la dictature sur la société actuelle. L’œuvre de Díaz Eterovic, un des auteurs chiliens les plus reconnus de ce genre, est particulièrement représentative. Les aventures du détective Heredia sont autant de prétextes à examiner les différentes facettes de la société chilienne depuis la sortie de la dictature16.
Un contexte politique et social favorable à l’émergence du roman noir
Il convient tout d’abord de rappeler que la saga compte vingt romans publiés depuis 1987, et que le contexte de narration correspond au contexte d’écriture. Les références à l’actualité chilienne sont ainsi nombreuses, le regard que pose Heredia sur le monde qui l’entoure et la subjectivité propre à la narration interne brossent un portrait sociopolitique du Chili et dialoguent avec les transformations et malformations de la société. Ce sont ainsi plus de 30 ans de regards critiques qui transparaissent à travers la fiction, davantage encore grâce aux analepses qui permettent au lecteur de replonger dans les premières années de la dictature, période durant laquelle Heredia était étudiant. La lecture de ces œuvres, ancrées dans un temps relativement long au regard d’une vie humaine, permet de retracer une partie de l’histoire du pays, l’évolution du paysage social, économique, politique et culturel de la société. Les inégalités, la misère et l’idée de progrès sont toujours présentes et constituent des motifs inhérents. Ces problématiques apparaissent dans les romans comme subséquentes de la dictature de Pinochet et, par conséquent, de la permanence, dans la société actuelle, de l’idéologie ultralibérale imposée par ce régime. Ainsi, les références à la modernité et à la société de consommation sont nombreuses et contrastent avec la misère sociale omniprésente.
Cet aspect est particulièrement visible dans El ojo del alma (2001). Le discours sur les bienfaits de la modernité (politique, économique, sociale) du Chili est contredit par des procédés narratifs : vue par le lecteur à travers les yeux d’Heredia, grâce à la focalisation interne et au discours indirect libre, cette modernité est perçue comme superficielle, ne permettant pas une égalité, une justice sociale et institutionnelle réelle. Au contraire, elle uniformise la ville, efface les souvenirs et l’histoire. Associée à la pauvreté, aux injustices et inégalités de Santiago, cette vision de la modernité invite le lecteur à réfléchir sur le legs le plus vanté de la dictature : le progrès économique. C’est précisément ce décalage entre modernité, égalité et justice (sociales, économiques) que dénonce le détective. L’idée de progrès se réduit ici à une occidentalisation du Chili, et ne serait qu’un mirage. À travers la voix d’Heredia, l’auteur appelle à la réflexion critique sur les discours hérités de la dictature et de la transition ainsi que sur la société à construire. Le roman invite donc le lecteur à réfléchir, dès 2001, sur le chemin pris par le Chili et sur les discours officiels.
L’impunité des crimes, la corruption, l’absence de justice institutionnelle constituent d’autres thèmes récurrents. La figure du détective agit comme jonction entre le particulier et le collectif : témoin des drames personnels et de la misère urbaine, il est le seul justicier possible dans une société où les institutions judiciaires continuent de protéger les puissants. Les coupables restent impunis, comme le montrent les citations suivantes :
— ¿Me aseguras que afuera lo van a juzgar ; que no va a existir un juez maraco que lo libere?
Solís no respondió17.
— Sé que hoy el dinero mueve más montañas que la fe, y la impunidad de los poderosos no me sorprende –dije, [...]– es probable que su mayor castigo sea el reencuentro de su hijo y su nieto18.
— Ahora sé dónde está mi hija, y con la información que usted me dio seguiré pidiendo justicia. Con mi marido pensamos presentar una demanda por el asesinato. Como usted me explicó hace un momento, Lozano no pudo actuar sin el consentimiento de sus superiores.
— Será un largo recorrido, y es posible que no llegue a ninguna parte. Está el antecedente de una causa similar que lleva varios años sepultada entre trámites y pesquisas fallidas19.
Cependant, l’évolution du regard porté sur la police au cours de ces décennies est, à cet égard, frappante. Dans les premiers romans, les policiers, en tant que corps, sont (souvent et notamment dans La ciudad está triste) représentés comme violents, corrompus, incapables et indignes de confiance20. Son ami Dagoberto Solís est une exception notable dans les premiers romans. La première description de ce personnage est cependant peu flatteuse. Une carrière dans la police représente, selon Heredia, la sécurité matérielle et la tranquillité :
a uno le entregan una placa de detective, y cada treinta días, un cheque medianamente jugoso. Con esos elementos, se movía en la batea sin mayores sobresaltos, dejando que el trasero se le pusiese gordo y lento como el de los políticos21.
Le contraste entre Heredia et son ami est ainsi mis en évidence. Le détective se caractérise par une pauvreté certaine, due à sa générosité et son désir de rendre justice (ses honoraires sont fonction des revenus de ses clients, très souvent modestes), et une vie mouvementée. Enfin, la comparaison avec les hommes politiques met en avant l’assimilation entre le corps judiciaire et le corps politique. La forte amitié entre les deux est cependant soulignée et elle montre la loyauté ainsi que les valeurs éthiques de Dagoberto, toujours prêt à aider le détective, et au service de la justice, malgré les désaccords avec sa hiérarchie. Cette assimilation entre police et politique est également visible à travers une discussion entre les deux personnages. Solís affirme à Heredia connaître la fin de l’enquête. Face aux questions, ils subiront des menaces à peine déguisées, les invitant à étouffer l’affaire :
— Te dije que antes he estado en situaciones similares. Te pones a hacer una pregunta, luego otra, y cuando deseas lanzar la tercera, te llama el jefe de más arriba y te dice que eres un buen funcionario. Pregunta por tu familia y enseguida te sugiere archivar la carpeta del caso porque hay tipos poderosos a los que les está dando comezón22.
Et il insiste avec la phrase suivante :
— Mi escritorio está repleto de denuncias que no se pueden investigar, informes a los que no se le cree una coma, resultados de autopsias adulterados y cientos de papeles a los que no solo se les tira polvo encima23.
L’énumération marque l’impuissance de Dagoberto : il est prisonnier de l’institution. Pour pouvoir chercher la vérité, il convient de s’affranchir des réseaux officiels et mépriser le danger, mais cela revient à renoncer à un confort de vie. Dagoberto mène une vie confortable et relativement sure, mais il se conforme au silence ; Heredia vit dans la pauvreté et le danger, il agit au nom de la vérité et de la justice. Les nombreux avertissements de son ami ne le dissuadent pas de continuer son enquête :
— Te aseguro que no juegan ni van a perder mucho tiempo contigo si te pones en el camino.
— No quiero lecciones de sobre vivencia Dagoberto. […]
— Es tu pellejo el que está en juego Heredia. […] Te llevaré claveles a tu tumba24.
Des figures policières plus nuancées apparaissent cependant au fil des romans et, par conséquent, des années, culminant avec le personnage de Doris Fabre qui incarne l’idéal de justice que devraient représenter les policiers. Les personnalités policières individuelles apparaissent de plus en plus loyales et désireuses de rendre justice, mais elles restent entravées par leur hiérarchie. La représentation des institutions judiciaires, malgré la présence d’individualités de bonne volonté, reste ancrée dans un système corrompu ne servant pas la société mais les intérêts particuliers d’une élite.
Chez Díaz Eterovic, le roman policier offre donc une radioscopie de la société chilienne depuis les années 1990. Il s’empare ainsi de thèmes « tabous » (répression sociale, « disparitions », impunité, corruption, remise en question du succès du modèle néolibéral), s’opposant au discours officiel d’une société jusqu’à très récemment fermée25. Il participe à une réflexion autour de la mémoire.
La remise en question de la justice et la question de la mémoire dans le roman noir
La représentation de l’institution judiciaire comme instance corrompue permet de mettre en évidence le fragile équilibre entre oubli et mémoire dans un souci de réparation (telle la juste mémoire, proposée par Paul Ricoeur dans l’épilogue de La mémoire, l’histoire, l’oubli26), ainsi que les limites du travail de la mémoire mis en place au Chili, tant au niveau judiciaire que politique et social.
El ojo del alma et La oscura memoria de las armas sont deux romans qui mettent en scène les fantômes du passé, les victimes de torture, les disparus de la dictature et leurs tortionnaires. Le premier est marqué par le passage du temps et les souvenirs des années étudiantes d’Heredia pendant la dictature : la disparition d’un de ses anciens amis d’université, Traverso, accusé d’avoir été espion pour des organismes de sécurité pendant la dictature, conduit le détective à fouiller le passé et l’amène à diriger son enquête vers le meurtre d’un autre ami, Pablo Durán, assassiné trente ans plus tôt. La résolution de son enquête sur la disparition de Traverso passe par le rétablissement de la vérité sur le meurtre de Pablo. Les analepses l’entraînent donc, et le lecteur avec lui, à revivre les premières années de dictature, dans un passé qu’il préférerait oublier :
Nombres fantasmales que hubiera preferido olvidar para dejar el pasado como lo que era : un compendio de errores y horrores. Sumarme al lodo amnésico que cubría las calles de Santiago, trabajar de sol a sol, soñando con la llegada del fin de semana y una hamburguesa de ocho centímetros de alto, repleta de salsa y colesterol. Pero eso no era más que una ilusión. El pasado, mi pasado y todo lo que me rodeaba, estaba impresa en mí, como una segunda huella digital, y nada de lo que hiciera en el futuro podía estar desligado de ese tiempo, en que vivir tenía la fragilidad de una vela encendida en la intemperie27.
La volonté d’oubli d’Heredia est symptomatique de la société chilienne qui s’est réfugiée dans le silence et l’amnésie à la fin de la dictature. C’est l’idée que souligne le détective lors d’un dialogue avec son vieil ami Osorio. Il dénonce la complicité des Chiliens lors de la transition, ceux qui se sont tus par peur des représailles ou pour obtenir un poste important :
Hoy nadie se atreve a enfrentar la verdad. Los que hicieron la vista gorda, los que callaron por conveniencia, tienen mala conciencia. Por eso guardan silencio. Reconocer un crimen, uno solo, les significa aceptar que fueron cómplices28.
Avec cette phrase, Heredia engage la responsabilité et la culpabilité de tous : le silence maintenu pendant la dictature puis lors de la transition est synonyme de culpabilité, d’une part parce que les crimes ont été tus, et d’autre part, parce que la justice n’a pas été rendue. À cause de ce silence, les plaies sont toujours là, latentes, et elles se reflètent dans la société chilienne, comme le montre le regard qu’Heredia pose sur Santiago et sur ses anciens amis. La mise en abyme du travail d’écriture montre également la douleur que signifie remonter dans le passé :
Intenté escribir algunas líneas en la bitácora que llevaba en un cuaderno de hojas azules, en cuya primera hoja había escrito “Historias de una ciudad triste”. Pero no conseguí enhebrar frase alguna. Los recuerdos eran muchos y revivirlos era asumir una amarga colección de amores fallidos, búsquedas, persecuciones y atisbos, éxitos sin alegrías, cartas mal jugadas y dichos de amigos que ya no estaban29.
Un entretien entre Heredia et Balseiro, arrêté et torturé pendant la dictature, dans La oscura memoria de las armas, renforce cette idée. Plusieurs occurrences montrent le choix de l’oubli pour pouvoir continuer à vivre30. Cependant, sous l’insistance d’Heredia, Balseiro admet avoir reconnu l’un de ses tortionnaires et l’avoir suivi, par curiosité. Il finira même par avoir pitié de lui. Son refus de vengeance est perçu par Heredia comme un sentiment de culpabilité d’avoir survécu, sentiment confirmé par la victime. Les différents romans de la saga dialoguent ainsi entre eux et brossent le portrait d’une société que le silence et l’oubli rendent complice du régime de Pinochet et maintiennent divisée.
Ces thèmes sont récurrents dans les romans « noirs ». La question de la mémoire et de l’oubli est ainsi au cœur du dernier ouvrage de Jaime Collyer. Dans Gente de la sombra31, l’auteur détourne le genre « noir » pour amorcer une réflexion sur les mémoires. Le roman commence bien par un assassinat, celui du colonel Prada accusé de violations des droits de l’homme pendant la dictature, et prêt à publier ses mémoires, mais l’enquête n’occupe aucune place dans le roman. Le discours officiel présente d’emblée, et sans aucune enquête, les auteurs de l’attentat comme des terroristes d’extrême gauche assoiffés de vengeance. Au fil de la lecture, le lecteur apprendra qu’il s’agit d’un coup monté par les anciens alliés et complices du général pour l’éliminer. Ainsi, l’assassinat ne marque pas le début de l’enquête à laquelle s’attend le lecteur, mais permet de remonter les six mois précédents le meurtre et au cours desquels Svetlana Braun, une jeune architecte, et Álvaro Larrondo, historien et écrivain, sont chargés de transformer un ancien centre de détention (dont Prada était l’ancien directeur) en mémorial. Pour cela, ils doivent interviewer d’anciens détenus survivants et le colonel Prada, ancien directeur du centre. Les témoignages recueillis créent une polyphonie qui donne la parole aux victimes silencieuses. Tout comme dans La oscura memoria de las armas, le sentiment de culpabilité d’avoir survécu accentue la douleur des souvenirs qui semblent incurables. Ni l’oubli ni la mémoire ne constituent une solution, ainsi que le montre la métaphore filée de la blessure :
— Es una herida abierta, señaló. Si se insiste en cubrirla terminará gangrenándose, ¿no?
— Pero si se escarba indefinidamente en ella, nunca va a cicatrizar, dijo ella de manera inesperada32.
Svetlana Braun, dont la mère a été arrêtée et torturée, s’interroge sur les traces de sang, métaphore de la souffrance et des souvenirs, toujours visibles : faut-il les laver pour ménager la susceptibilité et la sensibilité des futurs visiteurs ou au contraire les laisser comme preuve de la souffrance des détenus, voire dernière trace de leur existence ? Cette question souligne les enjeux du travail de mémoire. La jeune architecte reprend par ailleurs la même phrase que Ruy Días, avocat de Prada (« el olvido tiene sus ventajas ») en parlant de la démence de sa mère qui la protège de la souffrance des souvenirs. Enfin, parmi les trois victimes interviewées, seule Lorena assistera à l’inauguration du musée. La mémoire apparaît ainsi au fil des romans comme un paradoxe dont la nécessité ne fait aucun doute, mais qui est à traiter avec délicatesse, en partie pour éviter son instrumentalisation.
La polyphonie des romans permet également d’aborder le point de vue des tortionnaires, offrant une réponse aux questions rhétoriques du sous-secrétaire Beregovic au début de Gente en la sombra :
— ¿Cómo hace alguien […] para ocasionar un dolor intolerable a otros? […] ¿Y cómo hace luego ese alguien para seguir con su vida aceptando grados y ascensos, reintegrándose a la vida institucional33?
L’attitude théâtrale du personnage qui accompagne ces questions souligne l’hypocrisie du projet : il s’agit bien de transformer le lieu en un mémorial et de rendre honneur aux victimes, mais avec sobriété, sans mettre en cause les tortionnaires dont il vient de reconnaître l’impunité institutionnelle. Pour lui, la reconnaissance de leur culpabilité n’est pas juridiquement reconnue par la collectivité et elle doit reposer sur l’éthique individuelle des coupables. La prise en charge de ce discours par le personnage du sous-secrétaire du ministère de l’Information dénonce la prise de position du gouvernement et ses conséquences sur la société civile. Tant chez Díaz Eterovic que chez Collyer, les tortionnaires reprennent les mêmes éléments de discours : ils sont innocents, car ils ne faisaient que leur devoir, d’une part en obéissant aux ordres, et d’autre part, en protégeant leur pays en situation de guerre, se dédouanant ainsi, individuellement, de toute responsabilité34. Dans ces discours, la politique de la terreur devient un acte héroïque dans la lutte contre le socialisme et le « péril rouge ». Dans les romans, l’oubli institutionnalisé valide ainsi les justifications individuelles au détriment d’une justice collective qui reconnaîtrait les responsabilités et mettrait un terme au maintien au pouvoir des mêmes élites. Dans le roman, la justice apparaît alors comme le pendant nécessaire au travail de mémoire.
Par ailleurs, la réhabilitation du Campo D engendre une réflexion sur la transformation des centres de détention et de torture en lieux de mémoire. Les raisons de cette réhabilitation sont d’emblée présentées par le sous-secrétaire Beregovic : il s’agit, pour le gouvernement, de faire un pas de plus vers la réconciliation nationale. Les mots et expressions utilisées correspondent aux éléments de langage dominants lors de la transition : d’une part, ce lieu de mémoire traduit une volonté de pacifier les mémoires et les blessures (« curar esta herida-país ») et « crear consciencia de lo ocurrido, enseñar a las generaciones futuras lo que fue » mais sans pour autant « herir algunas susceptibilidades »35. Cet équilibre précaire penchera de plus en plus vers le consensus sous la pression de Ruy Días, avocat de Prada, soucieux de n’impliquer aucun haut responsable, toujours libre d’accusations. Les injonctions du ministère, sous influence des anciens hauts responsables de la dictature, et les parallèles entre ce musée et les camps de concentration et d’extermination nazis interrogent sur l’avenir et le rôle de ces musées. Pour Svetlana, ces lieux de mémoire ont été détournés et servent désormais des intérêts financiers : transformés en lieux touristiques, ils n’offrent qu’une expérience sensationnaliste, voyeuriste, aux touristes36.
Les travaux de la sociologue Camila Van Diest mettent en avant cette crainte de la population : dans un ouvrage publié en 201937, elle montre que l’image du « tourisme de l’horreur » européen alimente les représentations d’une dimension touristique des lieux de mémoire et les potentielles dérives de patrimonialisation, marchandisation et marketing qui pourraient y être liées. La question des lieux de mémoire dans le roman est alors présentée comme indissociable de celle de la conception, question d’autant plus problématique dans un pays où les dirigeants politiques ont toujours un lien avec le régime dictatorial.
À cela s’ajoute l’impunité des crimes comme oubli institutionnalisé, limitant la politique de la mémoire. Dans les romans, aucun des crimes n’est puni, les anciens tortionnaires sont toujours en liberté et mènent une vie de famille tranquille et/ou occupent les mêmes postes à responsabilité et de pouvoir. Heredia dénonce le traitement de faveur des quelques tortionnaires condamnés38. Pour les autres, les descriptions de vie quotidienne paisible contrastent fortement avec la souffrance incurable des victimes, et appuient l’idée d’impunité, mettant ainsi en exergue l’injustice symptomatique de la politique de la mémoire.
À travers la réécriture de témoignages, ces romans explorent les justifications intimes de la violence politique et du terrorisme d’État, la responsabilité civile d’une partie de la bourgeoisie en tant que bénéficiaire direct ou collaborateur passif, mais également les blessures profondes et incurables des victimes. Ils amorcent ainsi des réflexions sur l’importance du travail de mémoire, les représentations des lieux de mémoire et la permanence des politiques au pouvoir depuis la transition. Comment les politiques de la mémoire peuvent-elles apaiser et pacifier si, par ailleurs, les réminiscences de la dictature sont toujours présentes dans les différentes sphères de la société ? Ils n’offrent pas de réponse, mais constituent un outil de réflexion morale. Alexandre Gefen, dans son ouvrage Réparer le monde39, défend une littérature comme « laboratoire de pensée ». Plus que soulager la souffrance par l’écriture, il s’agit de créer des mondes qui réélaborent des systèmes de valeurs, des schémas de pensées, des identités. Elle permet ainsi de se réapproprier un environnement : le monde narratif se superpose au monde réel, il en comble les manques et complète les discours officiels.
Conclusion
Les auteurs chiliens de ces trente dernières décennies se sont saisis des recours narratifs et des codes stéréotypés du roman noir pour interroger les problèmes contemporains à la lueur du passé. La mise en fiction de la réalité chilienne à travers ces codes littéraires ainsi que l’emploi des éléments de langage du discours officiel créent un dialogue entre les romans qui dénoncent les crimes de la dictature, mais également la corruption toujours présente, les conséquences politiques et sociales du pacte du silence, de l’oubli et celles de l’appropriation économique par les classes dirigeantes. Ces romans proposent ainsi une nouvelle lecture du monde présent à l’aune du passé récent, loin des images et réflexions proposées par le pouvoir en place. Cependant, dès lors que le roman noir se veut porte-parole et contre-discours, il convient d’en interroger la visibilité et la portée. L’organisation de colloques, de festivals du roman noir à Santiago et Viña del Mar, la création d’ateliers d’écriture par les auteurs les plus en vue de ce genre et la publication de revues40 contribuent à apporter une visibilité aux préoccupations sociales de ces écrivains. L’analyse des romans du corpus et les efforts de visibilité portés par les écrivains et les maisons d’édition témoignent de leur volonté de s’emparer des thèmes d’actualité conflictuels et de les porter dans l’espace public. Ainsi, il resterait à analyser la portée réelle de cette volonté de visibilité hors des cercles d’intellectuels de gauche et de lecteurs déjà convaincus.